28 | 0123 VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019
0123
P
our la première fois,
l’Iran est contesté dans
ses « dominions » ara
bes. Partout où la Répu
blique islamique exerce une in
fluence déterminante dans le
monde arabe, elle est aujourd’hui
sur la sellette – en Irak, au Liban
mais aussi en Syrie. Comment
diton « rejet » en farsi? Affaiblie à
l’intérieur par les sanctions amé
ricaines, la théocratie iranienne
est dénoncée à l’extérieur. Pour
ingérence dans son « étranger
proche ».
Slogan entendu au fil de la mo
bilisation populaire que connaît
l’Irak depuis deux mois : « L’Iran
dehors ». Nombre de Libanais n’en
pensent pas moins dans les cortè
ges de protestation qui depuis
deux semaines tiennent la rue du
nord au sud du pays du Cèdre. Re
tour de bâton : il n’y a pas si long
temps, le régime de Téhéran se fé
licitait d’être une puissance qui
compte du golfe AraboPersique à
la Méditerranée. Grâce à ses ap
puis locaux, elle dispose de cette
« autoroute chiite » qui, sans droit
de péage pour les Iraniens, assure
le parcours TéhéranBagdadDa
masBeyrouth.
Les historiens diront que les dé
convenues d’aujourd’hui sont
l’inévitable revers d’une diploma
tie régionale hyperactive – impé
rialiste, jugent certains. Depuis
son avènement, en 19791980, la
République islamique a été atta
quée de toutes parts.
Porteflambeau du monde mu
sulman chiite, la branche minori
taire de l’islam, elle a tissé des
liens avec les coreligionnaires de
son voisinage arabe. Elle est venue
au secours de communautés chii
tes martyrisées (en Irak du temps
de Saddam Hussein) ou margina
lisées (au Liban). Elle a signé des
accords de défense avec la mino
rité alaouite (censée être proche
du chiisme) au pouvoir en Syrie.
Majoritairement sunnites, les
régimes arabes y ont vu une at
teinte à ce qu’ils estiment être leur
droit à une prépondérance natu
relle dans la région. Le vieil anta
gonisme entre Perses et Arabes
n’est jamais loin.
Une manière de droit de veto
L’Iran a payé le prix du sang. Il a
été attaqué par l’Irak de Saddam
Hussein (19801988). Mais l’inva
sion de ce dernier pays par l’ar
mée américaine en 2003 a servi
les intérêts de la République isla
mique. Elle a permis l’arrivée au
pouvoir à Bagdad de la majorité
arabe chiite irakienne, représen
tée par des partis et des milices as
sujettis à Téhéran. Les guerres du
Liban et, notamment, l’occupa
tion du sud de ce pays par Israël
(19822000) ont assuré l’émer
gence du partimilice Hezbollah,
socle politicomilitaire des chiites
libanais et aujourd’hui la force do
minante à Beyrouth.
L’Iran et ses relais au cœur du
pouvoir irakien, des dizaines de
milliers de miliciens surarmés,
ont activement lutté contre l’orga
nisation Etat islamique (EI), forme
la plus sauvage du djihadisme
sunnite. Ils ont protégé Bagdad et
le sud de l’Irak. Les Iraniens sont
les premiers à s’être portés au se
cours des Kurdes irakiens mena
cés, en 2014, d’être submergés par
l’EI. Outre des détachements
avancés de ses gardiens de la révo
lution, la République islamique a
envoyé le Hezbollah en Syrie pour
assurer la survie du régime de Ba
char AlAssad : Iraniens et Liba
nais ont compté leurs morts par
centaines, sinon par milliers. Avec
son appui au Hamas, à Gaza, Téhé
ran a aussi son mot à dire sur la
question palestinienne.
Autant d’événements qui ont
assuré l’assise de Téhéran dans le
monde arabe et lui ont donné
une manière de droit de veto sur
les affaires de l’Irak, du Liban et de
la Syrie. A Bagdad, à Beyrouth, à
Damas, c’est la question du pou
voir qui est aujourd’hui posée : à
qui appartientil? Dans la révolte
en cours en Irak, il n’y a pas, ou
plus, de solidarité religieuse mé
canique. Quartiers et villes chii
tes ont été les plus mobilisés dans
la remise en cause et du gouver
nement et de l’influence ira
nienne. Même scénario au Liban.
Les chiites n’y ont pas été les
moins nombreux à dénoncer un
système politique corrompu et
inefficace, où le Hezbollah, sous
la tutelle de Téhéran, joue un rôle
déterminant.
En Syrie, les trois puissances
étrangères déployées aux côtés de
Bachar AlAssad – la Russie, l’Iran
et la Turquie – sont de faux amis.
La Russie s’oppose à l’Iran, qui, par
une présence militaire perma
nente dans l’Est syrien, entend
ouvrir un « deuxième front » con
tre Israël (le premier étant au Li
ban). Moscou redoute qu’un con
flit entre Israël, d’un côté, les Ira
niens et leurs protégés du Hezbol
lah, de l’autre, ne remette en
question ses « succès » stratégi
ques en Syrie. Puissance qui se vit
comme un des leaders du monde
sunnite, la Turquie, force d’occu
pation du NordEst syrien, n’est
pas mieux intentionnée à l’égard
de l’Iran.
Téhéran déploie une rhétorique
de combat pour justifier son in
vestissement arabe. BeyrouthDa
masBagdad : voilà, avec le sou
tien actif de la République islami
que, « l’axe de la résistance » à Is
raël – ce membre de l’ONU que le
discours des ayatollahs voue à la
disparition. Mais « résister » à
quoi? Comment justifier le finan
cement de l’arsenal de missiles du
Hezbollah, l’entretien de milices
irakiennes, l’installation de bases
militaires iraniennes en Syrie?
L’argumentaire de la « résis
tance » a eu son heure – et, un
court moment, a séduit une partie
de l’opinion arabe. Aujourd’hui,
l’EI est sur la défensive. Israël n’oc
cupe plus au Liban qu’un miséra
ble petit bout de montagne, les
« fermes de chebaa », qui appar
tiendrait à la Syrie. L’Irak veut se
tenir à distance et des EtatsUnis
et de l’Iran. La Syrie a plus besoin
de capitaux, dont ne disposent ni
l’Iran ni la Russie, que de bases des
gardiens de la révolution.
L’Iran tient à son pré carré arabe
pour des raisons idéologiques, par
pur et simple tropisme de puis
sance régionale et parce que le
maintien de ces « dominions » est
l’une des raisons d’être – et de sur
vie – du groupe des durs qui do
mine le pouvoir à Téhéran. Pour
combien de temps ?
E
n novembre 2018, le mouvement
des « gilets jaunes » révélait le ma
laise d’une France qui se sentait relé
guée. Elle montrait la coupure béante qui
s’est creusée entre les métropoles en phase
avec la mondialisation et le reste du terri
toire composé de petites villes et de gros
villages où, pour toute une frange de la po
pulation, joindre les deux bouts relève de la
gageure. Un an plus tard, la situation dans
le monde néorural reste explosive.
Cette fois, ce sont les agriculteurs qui cra
quent. Ils se sentent malaimés, remis en
question dans leur rôle fondamental de
nourrir la nation. Plus la cause écologique
progresse, plus ils se font traiter de « pol
lueurs » d’« empoisonneurs », de « mar
chands de mort ». L’épandage des pesticides
devient un sujet de conflit permanent que
les maires tentent de gérer comme ils peu
vent ; la défense de la condition animale
donne lieu à des descentes parfois violen
tes dans les élevages, menées par des mili
tants associatifs ultradéterminés.
La cohabitation avec les urbains venus se
ressourcer à la campagne le temps d’un
weekend ou pour y vivre à l’année, s’avère
de plus en plus difficile. Untel se dit incom
modé par le chant du coq, un autre par les
cloches du troupeau de vaches qui paissent
à proximité de chez lui. Les procès se multi
plient. Pour protester contre cet « agri
bashing », la Fédération nationale des syn
dicats d’exploitants agricoles et les Jeunes
Agriculteurs ont organisé, le 24 octobre, des
manifestations devant les préfectures, sans
réellement convaincre : ils ont été aussitôt
soupçonnés de gonfler le nombre des agres
sions pour qu’au fond rien ne change, pour
que l’agriculture intensive perdure parce
que certains continuent d’en vivre très bien.
Dans l’histoire française longtemps do
minée par le poids de la paysannerie, un tel
hiatus apparaît inédit. C’est comme si, au
cours des trois dernières générations, un fil
s’était cassé, que le rôle bénéfique des agri
culteurs n’était plus reconnu. Dans l’après
guerre, ils étaient les rois, chargés de pro
duire plus pour assurer l’autosuffisance de
la France. Et, de fait, ils ont significative
ment contribué à élever l’espérance de vie
de la population.
Mais, aujourd’hui, le modèle producti
viste est totalement remis en question. On
veut qu’ils produisent moins et mieux,
qu’ils se passent de pesticides, qu’ils garan
tissent la santé du consommateur, qu’ils
protègent la biodiversité dans un environ
nement où les prix ne sont plus garantis et
où nombre d’exploitants, écrasés par les
dettes, ne parviennent pas à se projeter
dans l’avenir. 605 suicides ont été recensés
en 2015. Dans Au nom de la terre, le réalisa
teur Edouard Bergeon raconte le drame
causé par cette agriculture industrielle qui a
échappé aux principaux intéressés. Le film
a attiré près de 1,5 million de spectateurs.
Une mutation est en cours : 20 % des fer
mes sont passées au bio, les circuits courts
se développent. Les écologistes jugent le
mouvement beaucoup trop lent : ils ont rai
son. Mais ce n’est pas en mettant en accusa
tion les agriculteurs que la cause avancera
significativement. La crise qu’ils vivent
n’est pas seulement économique, elle est
existentielle : en 1946, les paysans représen
taient 35 % de la population active.
Aujourd’hui, leur part est tombée à 2 %. S’ils
détiennent encore 53 % du sol, ils ne pèsent
plus que 19 % au sein du monde rural. L’en
jeu n’est pas de leur faire la guerre, mais de
les conforter dans la mutation en cours.
AFFAIBLIE À
L’INTÉRIEUR PAR
LES SANCTIONS
AMÉRICAINES,
LA THÉOCRATIE
IRANIENNE
EST DÉNONCÉE
À L’EXTÉRIEUR
AGRICULTURE :
UNE CRISE
EXISTENTIELLE
INTERNATIONAL|CHRONIQUE
pa r a l a i n f r a c h o n
L’Iran contesté
dans son pré carré arabe
LE VIEIL
ANTAGONISME
ENTRE PERSES ET
ARABES N’EST
JAMAIS LOIN
Tirage du Monde daté jeudi 7 novembre : 162 987 exemplaires
Éditions de l’Olivier
PRIX GONCOURT
2019