Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

Cahier du « Monde » No 23274 daté Vendredi 8 novembre 2019 ­ Ne peut être vendu séparément


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D O S S I E R
vA N N I V E R S A I R E
D E L A C H U T E
D U M U R D E B E R L I N
vRetour en RDA avec
les photos et la criti-
que de l’ouvrage de
Nicolas Offenstadt,
et les parutions des
livres d’Ingo Schulze
et de Sonia Combe

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L I T T É R AT U R E
vNastassja Martin,
Thomas Bronnec,
Paula McGrath,
Regina Porter

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H I S TO I R E
D ’ U N L I V R E
v« Boy Diola »,
de Yancouba Diémé

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E S S A I S
vLe philosophe Jean-
Claude Monod éclaire
le néolibéralisme à la
lumière de Foucault

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C ’ E S T D ’AC T U
vLa première
biographie de Maurice
Genevoix paraît
vLe phénomène
de librairie Sylvain
Tesson, lauréat
du prix Renaudot

françois angelier

U


n bureaucrate de l’Apoca­
lypse »! En si peu de mots
tout est dit, saisi, par
André Guyaux et Pierre
Jourde, maîtres d’œuvre
de cette « Pléiade » Joris­
Karl Huysmans, de ce que furent la courbe
de vie (1848­1907) et les écartelantes ten­
sions intimes du romancier de Marthe
(1876), d’A rebours (1884) et d’En route
(1895), du critique d’art admirateur de Gus­
tave Moreau, Rops ou Odilon Redon et de
l’hagiographe catholique replié dans l’om­
bre des cloîtres trappistes ou bénédictins.
Bureaucratie, ô combien! Entré jeune
bachelier, le 1er avril 1866, comme employé
de sixième classe au ministère de l’inté­
rieur, Huysmans ne s’en extirpera que le
1 er février 1898, décoré de la Légion d’hon­
neur, devenu alors sous­chef du bureau
politique de la direction de la sûreté géné­
rale. Entre ces deux dates, trente­deux gri­
ses années de salaire assuré, de promotion
au mérite, d’application rédactionnelle
consciencieuse et d’assiduité bureaucrati­
que. Une impavide ascèse administrative
d’où germeront des figures d’un humour
fort noir, telle celle de Jean Folantin, le
héros d’A vau­l’eau (1882), s’échinant à
l’impossible trouvaille d’une table potable,
d’une accorte gargote, et de M. Bougran,
à ce point asservi à son cadre de travail
que, retraité, il en reconstitue le décor à
son domicile. Une routine tout aussi
sécurisante qu’harassante, coupée de
rares séjours en province, de voyages en
Hollande, en Belgique ou en Allemagne,

servant néanmoins de socle à une rêverie
« apocalyptique » fin­de­siècle, dont ce
volume « Pléiade » nous livre, au travers
de deux nouvelles (Sac au dos [1880],
A vau­l’eau), une novella (Un dilemme,
1887) et sept romans (Marthe, Les Sœurs
Vatard [1879], En ménage [1881], A rebours,
En rade [18 87 ], Là­bas [1891], En route) les
principales mutations esthétiques et
l’entier déploiement métaphysique.
Témoin de bouleversements historiques
fondamentaux (essor de l’industrie et
montée en puissance du primat des scien­
ces, rationalisation sauvage de l’espace
parisien), rallié dans un premier temps à
l’école naturaliste, Huysmans y trouve de
quoi assouvir fiévreusement sa quête de
vitalisme et de modernité, sa fringale

d’une vision réaliste qui réfute la falsifica­
tion de l’idéalisme romantique. Un rallie­
ment qui fait long feu, car le réel ne suffit
pas. Ce qui constitue le fond de la médita­
tion huysmansienne s’avère moins politi­
que ou idéologique qu’ontologique, une
« métaphysique de la conscience solitaire »,
un « réalisme métastasé », comme l’écri­
vent Guyaux et Jourde, que finit par ron­
ger et dissoudre une appétence maladive
pour le néant et la mort.
« Anxieux que quelque chose puisse
échapper à la désolation universelle », il
confie alors à de grands reclus, réfugiés
dans les serres chaudes de thébaïdes arti­
ficielles, le soin d’incarner sa propre nau­
sée. Apparaissent alors le Des Esseintes
d’A rebours, confiné dans un monde de
contemplation et d’artifices dont il a la
maîtrise millimétrée, Jacques Marles, le
héros d’En rade, ou Gilles de Rais, figure
historique clé de Là­bas dont le lucifé­
risme frénétique et la quête alchimique
disent au mieux la nécessité vitale d’une
échappée hors d’un monde en impasse,
d’un réel dont la magie et la sorcellerie se
doivent d’outrepasser le cul­de­sac.
Seule la foi catholique, retrouvée au
début des années 1890 grâce au sulfureux
abbé Boullan, à la Vierge de La Salette et à
la fréquentation de l’univers monastique,
offrira, après le credo naturaliste et les
engouements décadents, la capacité d’un
réel rachat du monde par les puissances
de l’incarnation et l’intensité cruciale de
l’expérience mystique. Le cycle des
romans catholiques centrés sur la figure
de Durtal en sera le méticuleux livre de
bord. Largement autobiographique, axé
autour de personnages solitaires, de la

prostituée au moine, en passant par
l’ouvrière, le célibataire urbain, le dandy
ou le connétable des enfers, la tentative
huysmansienne est avant tout celle d’une
opération violente de subjugation verbale
du monde concret que seule la langue
permet d’appréhender et de soumettre.
Succédant à la mise en chantier de nou­
velles Œuvres complètes dirigée par
Pierre Glaudes et Jean­Marie Seillan chez
Classiques Garnier, à la publication criti­
que, procurée par Olivier Cariguel, des
textes consacrés à Huysmans par son
thuriféraire Maurice Garçon (Editions
du Lérot), à la sortie de brefs inédits aux
éditions de L’Herne, précédant l’ouver­
ture imminente de l’exposition « Huys­
mans critique d’art » au Musée d’Orsay
(du 26 novembre au 1er mars 2020), ce
volume offre la meilleure présentation
actuelle de celui à propos duquel son ami
Paul Valéry écrivait : « L’Art, la Femme, le
Diable et Dieu furent les grands intérêts de
sa vie mentale, d’ailleurs incessamment
sollicitée et irritée par le détail infini des
misères de l’existence. »

Huysmans


en grand


L’écrivain tenté par le diable puis


par Dieu entre dans « La Pléiade »,


avec sa galerie de héros solitaires


incarnant sa propre nausée


Joris­Karl
Huysmans,
rue de Babylone,
à Paris, où il vécut
à la fin
du XIXe siècle.
BIBLIOTHÈQUE
NATIONALE DE FRANCE

romans et nouvelles,
de Huysmans,
édité sous la direction
d’André Guyaux et Pierre Jourde,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1 856 p., 66 € jusqu’au 31 mars 2020.
Signalons aussi la réédition de Huysmans,
sous la direction de Pierre Brunel et André
Guyaux, « Cahier de l’Herne », 320 p., 29 €.
Et les parutions de Notre­Dame de Paris
et des Rêveries d’un croyant grincheux,
de Joris­Karl Huysmans, L’Herne, « Carnets »,
112 et 120 p., 6,50 € chacun.

Ce qui constitue le fond de
sa méditation s’avère moins
idéologique qu’ontologique,
« un réalisme métastasé »
que finit par ronger une
appétence pour la mort

“D’une beautéépouɻ oufl ante.
Intimiɻe àl’extrême,cette photographie
évolutived’une famille briséeeɻ
legrandlivre d’undeuil impossible”
ArianeSinger,LeMonde

PRIXFEMINA


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