Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

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VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019 international| 3


la frontière avec le sultanat d’Oman dans la
nuit. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes
unis, puissances sunnites régionales, en­
trent immédiatement en guerre contre les
houthistes, au nom du gouvernement yé­
ménite en exil à Riyad, vite appuyés par une
résolution du Conseil de sécurité des
Nations unies.

L’USINE PLACÉE « EN MODE PRÉSERVATION »
Le site de Balhaf était jusqu’alors gardé par
deux brigades de l’armée yéménite et 35
membres d’une force d’élite liée à la prési­
dence, la garde républicaine. Ces hommes
sont pour la plupart originaires du nord du
pays : à Chabwa, ils sont presque en terre
étrangère. Ils décampent dès la mi­mars,
craignant les tribus des alentours autant que
les djihadistes d’Al­Qaida dans la péninsule
arabique (AQPA), bien ancrés dans la pro­
vince. Considéré comme l’un des groupes
terroristes les plus dangereux au monde par
les Etats­Unis, notamment pour avoir tenté
de faire exploser des avions de ligne, AQPA
est à l’origine de l’attaque contre Charlie
Hebdo, à Paris en janvier 2015.
Courant mars, Total évacue ses expatriés
du Yémen. En avril, le groupe réduit au mini­
mum le personnel local et la production, pla­
çant l’usine « en mode préservation ». Al­
Qaida vient de s’emparer sans coup férir du
grand port des environs, Moukalla, situé à
130 km à l’est de l’usine. Là­bas aussi, l’armée
a déserté, abandonnant aux djihadistes les
caisses d’une antenne de la banque centrale
et ses arsenaux.
Tandis qu’Al­Qaida met en place un « émi­
rat » régional à Moukalla, des villageois s’em­
parent des points de contrôle qui barrent
l’accès au site de Balhaf, et viennent récla­
mer le prix de leur protection, en premier
lieu la tribu des Al­Anaf, dominants dans les
environs. Entretiennent­ils des liens avec les
djihadistes? Il est difficile de le préciser : Al­
Qaida bénéficie de longue date d’alliances
avec des tribus de Chabwa et surtout d’ac­
cords de non­agression. Yemen LNG négocie
avec ces tribus locales, les associant pour la

forme à un représentant de l’armée yémé­
nite en déroute et à l’administrateur gouver­
nemental du district, qui n’administre plus
grand­chose. Un « comité de protection » de
Balhaf est formé, tandis que l’entreprise re­
crute des gardiens non armés sur son site et
des cuisiniers : elle estime fournir alors 90 %
des emplois de la zone. Ses installations de
désalinisation d’eau de mer alimentent les
villages en eau, et l’usine partage avec eux
l’électricité.
Malgré plusieurs sabotages qui plongent
Balhaf dans le noir, son gazoduc acheminera
à partir du début 2017 une quantité mini­
male et constante de gaz, permettant à une
équipe réduite de faire tourner les installa­
tions, et d’éviter qu’elles ne s’endommagent.
Car entre­temps, la guerre a changé de na­
ture. Les Emirats arabes unis ont chassé les
houthistes d’Aden dès juillet 2015, déployant
notamment des chars Leclerc français. En
avril 2016, ils finissent par tourner leur atten­
tion vers l’Est. Les chars Leclerc passent à leur
tour sous les murs de Balhaf, par la route cô­
tière. Al­Qaida est chassée de Moukalla,
qu’elle administrait en bonne entente avec
des élites locales. Les combats sont limités :
les Emirats préfèrent négocier avec l’ennemi
ou ses relais locaux. Cette stratégie sera répli­
quée dans la reconquête de Chabwa.
Total peut s’estimer soulagé qu’un « shérif »
prenne la main sur la côte. Le problème, c’est
que le shérif a décidé de s’installer dans les
plus beaux locaux de la région : à Balhaf. A la
mi­2017, le groupe français doit obtempérer à
une demande de réquisition d’une partie de
son site, officiellement transmise par le gou­
vernement yéménite. Des forces émiraties
occupent bâtiments excentrés et cloisonnés
construits, à l’origine, pour l’armée yéménite
qui sécurisait le site en temps de paix, selon
un prestataire de sécurité privé français qui
connaît bien Balhaf. Elles profitent de l’élec­
tricité de l’usine, de douches, d’un mess,
d’une plate­forme d’atterrissage pour héli­
coptère. Elles étoffent aussi certaines installa­
tions, selon des images satellitaires analysées
par l’Observatoire des armements.

Balhaf devient alors une base avancée émi­
ratie, d’où sont lancées des opérations anti­
terroristes dans la province de Chabwa, no­
tamment en août 2017. C’est ainsi que le site
est décrit dans une note confidentielle de la
direction du renseignement militaire fran­
çais, destinée au conseil restreint du 3 octo­
bre 2018 à l’Elysée, et révélée en 2019 par le
collectif de journalistes Disclose. Selon cette
note, qui évalue l’usage d’armements fran­
çais par l’Arabie saoudite et leurs alliés émi­
ratis dans la guerre, sujet politiquement sen­
sible, les Emirats ont déployé à Balhaf des
hélicoptères de transport et de combat amé­
ricains Apache, Blackhawk et Chinook, ainsi
que des blindés. La note ne fait pas mention
d’un centre de détention.

« COMITÉ » TRIBAL
Total assure n’avoir pas eu les moyens de
contester cette présence militaire, ni même
l’avoir tenté. Le groupe maintient des liens
profonds avec les Emirats et la compagnie
pétrolière d’Abou Dhabi, Adnoc. Total dé­
tient plusieurs participations dans des con­
cessions à terre et en mer aux Emirats. Le
groupe français y produit environ 300 000
barils par jour de pétrole et a également des
intérêts dans le gaz. Il a ainsi signé en 2018
un accord avec Adnoc pour développer le gaz
de schiste à l’ouest du pays.
Les autorités émiraties assurent pour leur
part à l’opérateur Yemen LNG que leurs sol­
dats n’ont pas vocation à s’éterniser sur son
site. En attendant, l’entreprise contrôlée par
Total fait construire dès 2017 un épais mur de
trois mètres de hauteur, sans porte, entre la
zone industrielle et la base, et affirme que les
accès aux deux parties du site sont bien dis­
tincts. Les quelque 800 membres du « co­
mité » tribal qui gardaient le périmètre sont
intégrés à une milice officiellement gouver­
nementale, en réalité formée, armée et
payée par les Emirats. L’opérateur assure
n’entretenir alors aucun lien avec elle, sinon
pour s’assurer que les points de contrôle
sont gardés. La milice ne serait pas entraînée
par les Emirats à Balhaf mais à 20 km, au
petit port de Bir Ali, ainsi qu’à Moukalla.
Lorsque Le Monde se rend à Moukalla, à la
mi­2018 – Total ne répondra pas alors à nos
requêtes pour visiter le site de Balhaf –, cette
« force d’élite » compte environ 4 000 hom­
mes à Chabwa, et sa consœur de la province
voisine de l’Hadramaout, 20 000. Les Emi­
rats achètent grâce à eux la paix sociale : en­
viron 450 euros par mois et par homme. Ils
quadrillent Chabwa et participent à la lutte
contre Al­Qaida dans le nord et l’ouest de la
province, où les Emirats mènent des raids
avec l’appui de forces américaines au sol et
par des frappes aériennes.
L’organisation yéménite de défense des
droits humains Mwatana a documenté des
abus des forces d’élite de Chabwa dans la pro­
vince, des cas de « disparitions » et de déten­
tion arbitraire. Des témoins ont décrit au
Monde des arrestations près d’Atak depuis
2018, ville divisée entre les élites et l’armée
régulière. De maigres manifestations et des

sit­in sont organisés dans plusieurs villes.
Ailleurs, un témoin protestant contre la dé­
tention d’un proche s’entend répondre par
une autorité provinciale que les alliés mili­
ciens des Emirats sont intouchables. « Ces
gens ont pu empêcher l’avion du président
d’atterrir à Aden! Que voulez­vous que nous
fassions contre eux ici? »

GUERRE SANS FIN ET SANS PROGRÈS
Les témoignages recueillis par Amnesty In­
ternational, l’Observatoire des armements et
Le Monde indiquent que des prisonniers
sont transférés de ces périphéries vers la
base centrale émiratie de l’aéroport de Mou­
kalla, notamment par Balhaf. Quant à Total
et Yemen LNG, ils affirment ne rien voir mais
ils constatent que le vent tourne : les Emirats
arabes unis commencent à se retirer au prin­
temps 2019.
Lassés d’une guerre sans fin et sans progrès
contre les rebelles houthistes, au Nord, ils
ferment des bases, et laissent leurs alliés lo­
caux affirmer leur puissance. En août 2019, le
Conseil de transition du Sud, qui défend l’in­
dépendance du Sud­Yémen perdue en 1991, à
la fin de la guerre froide, s’empare d’Aden
avec l’aide de groupes salafistes, et en chasse
les forces gouvernementales.
Les sudistes poursuivent alors vers Balhaf,
puis ils tâchent de remonter au cœur de la
province. Les principales tribus locales reste­
ront neutres. Mais tout le Sud, profondé­
ment divisé, menace de basculer dans une
guerre civile d’une nouvelle nature. Des for­
ces gouvernementales s’avancent en août
dans Chabwa par le Nord, tentant à leur tour
de s’emparer de la région, où la protection de
Yemen LNG aiguise les appétits financiers.
Des accrochages ont eu lieu depuis l’été aux
alentours de l’usine, l’une des trois bases du
Sud où les Emirats conservent des troupes.
Leur présence y dissuade pour l’heure tout
désordre sur le site. Ils affirment poursuivre
la lutte contre AQPA, mais pour combien de
temps? Et qu’arrivera­t­il si les milices des
Emirats se trouvent soudain sans salaires?
« Vous les entraînez, vous les payez, ils sont à
vous et puis vous les abandonnez... C’était dès
l’origine une recette à problèmes. Si les Emi­
rats sont sérieux à propos de leur retrait, il
sera difficile de contrôler ces forces d’élite, tout
comme les groupes armés d’Aden », estime
Elisabeth Kendall, chercheuse à l’université
britannique d’Oxford, qui se rend régulière­
ment dans l’est du Yémen.
Pour déminer ce terrain, l’Arabie saoudite a
fait signer un accord de partage du pouvoir,
le 5 novembre à Riyad, au gouvernement yé­
ménite et au mouvement sudiste. Il prévoit
l’intégration effective des groupes sudistes
dans les forces de sécurité, historiquement
dominées par le Nord. Mais ce n’est pour
l’heure qu’un bout de papier. Total et Yemen
LNG misent pour leur part sur un accord na­
tional tacite : l’usine fait partie du patri­
moine économique du pays. Nul n’a intérêt à
la mettre en danger avant qu’elle ne redé­
marre, si la guerre veut bien finir un jour.
louis imbert

200 km

Sanaa

Saada

Hodeïda

Marib

Lahij

Ta ë z

Aden
Golfe d’Aden

Mer
Rouge

ARABIE SAOUDITE

OMAN

YÉMEN

Balhaf

Moukalla

Zone contrôlée,
en octobre par
La rébellion houthiste

Présence d’Al-Qaida
dans la péninsule Arabique

Les forces
gouvernementales
soutenues par la coalition
saoudo-émiratie

SOURCES : RISKINTELLIGENCE ;
SANAA CENTER FOR STRATEGIC
STUDIES

PROVINCE
DE CHABWA

Au Yémen,
en mai 2018,
des membres
d’une milice
qui, appuyée
par les Emirats
arabes unis,
a libéré de
l’emprise d’Al­
Qaida un village
de la province
de Chabwa.
LORENZO TUGNOLI/
CONTRASTO-REA

« ON NE CHERCHE


PAS À SE MÊLER


DE CE QUE FONT


[LES FORCES 


ÉMIRATIES]. NOS 


EMPLOYÉS VIENNENT 


DE PARTOUT AU YÉMEN 


ET NOUS SOMMES 


NEUTRES », PRÉCISE


UN RESPONSABLE


DE YEMEN LNG,


LE CONSORTIUM


DIRIGÉ PAR TOTAL

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