Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

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| Dossier


Vendredi 8 novembre 2019

0123


Allemagne


fantôme


Trente ans après


la chute du Mur,


le 9 novembre 1989,


plusieurs parutions


s’attachent à décrire


le passage


du « socialisme réel »


au capitalisme


dans l’ex­RDA.


Dont « Peter Holtz »,


le roman picaresque


d’Ingo Schulze


nicolas weill

D


epuis la disparition du
Mur et la réunification
des deux Allemagne, la
littérature sur le sujet
s’est constituée en genre
à part entière, qu’on dési­
gne sous le terme, difficile à traduire, de
Wenderoman (fiction sur le « tournant »).
Un genre illustré par des auteurs comme
le poète Durs Grünbein, l’écrivain Uwe
Tellkamp ou le dramaturge et ancien
directeur de l’Académie des arts de Berlin
Ingo Schulze. Tous ont en commun
d’avoir vécu la fin de leur adolescence et
une partie de leur jeunesse en dissidents,
dans une République démocratique alle­
mande (RDA) que nul n’imaginait si près
de sa disparition quand cet Etat policier
fêtait en grande pompe sa quarantième
année d’existence, à l’automne 1989.
Tous partagent, depuis les années 1990,
le vertige d’une sorte d’exil intérieur
dans la société occidentale, sur laquelle
ils portent souvent un regard critique
sans pouvoir se référer à une patrie
disparue corps et biens qui, chez eux, ne
provoque aucune nostalgie.

Roi Midas
Cette position d’équilibriste se lit en
filigrane dans le superbe roman d’Ingo
Schulze, qui s’impose comme le dernier
en date des récits inspirés par cette rup­
ture historique. Par contraste voulu avec
l’identité évanescente de ces auteurs, le
héros éponyme de Peter Holtz. Auto­
portrait d’une vie heureuse, orphelin de
12 ans recueilli en 1974 par une famille de
Berlin­Est, affiche d’abord un marxisme
dur comme le bois – et la langue du
même nom (« bois » se dit Holz en alle­
mand). Pourtant le bois va se tordre, au
cours de la vingtaine d’années que
couvre le récit, changeant un utopiste
passionné du salut de l’humanité en un
roi Midas qui, grâce à son patrimoine
immobilier, transforme en or tout ce
qu’il touche, pour son malheur.
Afin de conter cette métamorphose,
Ingo Schulze ressuscite le roman picares­
que, comme pour mieux mettre en évi­
dence, par l’humour, les malentendus
d’une réunification qui, selon lui, a souf­
fert d’un manque de transition et de len­
teur. Les courts chapitres en forme de

saynètes, introduits par des résumés dro­
latiques au ton faussement guindé, pro­
jettent le parfum, la truculence et l’esprit
de satire de romans d’autrefois, telle l’His­
toire de Tom Jones, enfant trouvé, d’Henry
Fielding (1707­1754, Gallimard, 1990).
Malgré quelques longueurs, Ingo Schulze
est parvenu à sculpter une figure d’opti­
miste et de suradapté digne de rejoindre
la société de Candide ou du Simplicius
Simplicissimus de Grimmelshausen
(1622­1676), bouffon égaré dans les atroci­
tés de la guerre de Trente Ans (1618­1648).
Dans toute son œuvre, Ingo Schulze
s’efforce d’habiller le présent le plus
prosaïque et le plus contemporain des
mythes du passé, façon comme une
autre de reconstituer une continuité his­
torique qui a manqué à sa génération.

Déjà, Adam et Evelyne (Fayard, 2011) avait
pour contexte les ultimes moments de la
RDA, dont le sort a été, selon lui, scellé
dès l’ouverture de la frontière hongroise,
en octobre 1989, avec force allusions au
jardin d’Eden, ici situé sur le lac Balaton,
érigé en contretype imaginaire du
« paradis socialiste ». Dans Autoportrait...,
ce réenchantement du réel se voit tout
entier porté par la perspective du narra­
teur, tant Peter s’entête à pousser jusqu’à
l’absurde l’adhésion à une propagande à
laquelle, autour de lui, personne ne croit.
Quand la débâcle de l’Est s’annonce, il
s’inquiète surtout de la possible invasion
des sans­abri venus de RFA.
Mais ce zèle hypertrophié finit par
devenir suspect, même aux yeux des
agents de la police politique, qui renon­
ceront à recruter l’énergumène. « Sais­tu
ce qui me tracasse? », demande à Peter
l’homme de la Stasi qui veut savoir s’il a,
ou non, cherché à épargner un membre
de son groupe de rock, dont la famille
reçoit des « visites de l’Ouest ». « Le cama­
rade prend soudain un ton très sérieux.
“Ce qui me tracasse, c’est que tu me racon­
tes des mensonges. Pas seulement à moi
mais à l’ensemble de la classe ouvrière.” Il
pose sur moi un regard inflexible (...). Je

Une position
d’équilibriste qui
se lit en filigrane
dans « Peter Holtz »,
dernier en date des
récits inspirés par
la rupture historique

fais non de la tête. Je n’ai encore jamais
menti et je ne sais pas non plus pourquoi
c’est justement à ce camarade que j’ai
menti. Bien que je fasse maintenant figure
de menteur, sa perspicacité me réjouit. J’ai
beau ne pas savoir comment il est par­
venu à me percer si vite à jour, je trouve
réconfortant de savoir que les camarades
repèrent tout de suite une contre­vérité. Ils
vont donc très vite savoir que je ne suis
pas un menteur. »

Pseudo­subversions
Tout à son principe d’espérance, Peter
s’engage peu avant 1989 dans la démo­
cratie chrétienne est­allemande, qui fait
partie du « bloc » – soit les partis autres
que communistes tolérés en RDA, qui
restent dans la logique du pouvoir. Il sera
privé du dernier acte, sombrant dans le
coma à la suite d’une manifestation à
Leipzig, ce qui, comme dans Good Bye,
Lenin! (2003), le prive d’assister à la chute
finale du « rempart antifasciste » (le Mur).
Cette phase d’inconscience symbolise
le passage sec du « socialisme réel » au
consumérisme capitaliste. Bien des épi­
sodes documentent avec beaucoup de
précision la brutalité de ce changement.
Par exemple, le drame peut­être évitable
que fut la désindustrialisation de l’ex­
RDA est narré à travers la ruine d’une
entreprise d’ampoules électriques où
travaille une jeune femme, Elke, que
Peter, solitaire malgré lui, échoue à
conquérir en dépit de l’argent qui afflue
dans ses poches durant ces années 1990.
Dans une scène conclusive en forme de
grotesque crépuscule des dieux, Peter
sacrifie par le feu ce qu’il identifie
comme l’origine de tout mal : l’argent
qui, pour lui, circule en excès et corrompt
tout. Parce qu’il estime que l’art est
devenu la forme extrême de la marchan­
dise, il choisit la galerie de sa sœur, Olga,
pour mettre en scène la destruction
créative de la monnaie, égratignant au
passage l’hypocrisie des pseudo­subver­
sions artistiques devenues cautions du
capitalisme triomphant. D’Est en Ouest,
aucun paradis terrestre n’est décidément
à l’horizon.

peter holtz. autoportrait
d’une vie heureuse
(Peter Holtz. Sein Leben erzählt
von ihm selbst),
d’Ingo Schulze,
traduit de l’allemand par Alain Lance
et Renate Lance­Otterbein,
Fayard, « Littérature étrangère »,
512 p., 24 €.

Toutes les photos du dossier
sont issues du livre « Urbex
RDA », de Nicolas Offenstadt.
Ci­contre : un immeuble
vide du centre­ville, dans
l’ancienne cité d’Halle­
Neustadt, aujourd’hui
rattachée à Halle, en Saxe­
Anhalt, en janvier 2019.
Au centre : à la même
période, dans une maison
abandonnée de Neuzelle,
(land du Brandebourg).
A droite, en haut : un mini­
bus Barkas qui porte encore
une plaque d’immatricula­
tion de la RDA, en décembre
2014 ; en bas : des carnets
retrouvés dans un ancien
local de l’union d’entraide
paysanne, à Neuzelle.
NICOLAS OFFENSTADT

Programme etréservation
sur le sitelibrest.com
Lieu:EHESS (AmphiFuret)
105 bdRaspail –Paris 6e

Rentrée sciences
humaines
Jeudi 14 novembre 2019 à 19 h
Venez échanger
avec des auteurs et les libraires
du collectif Librest!
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