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Vendredi 8 novembre 2019
Dossier|
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Des intellectuels fidèles
à la dictature estallemande
Dans « La Loyauté à tout prix. Les floués du “socialisme réel” »,
Sonia Combe analyse les relations tourmentées qu’entretinrent
un certain nombre de penseurs avec le pouvoir communiste
thomas wieder
L’
ouverture des archives
de la Stasi, au début
des années 1990, a
largement déterminé
l’image que nous nous faisons
de la République démocratique
allemande (RDA). Celle d’une
dictature qui, grâce à sa redouta
ble police politique, a tenu d’une
main de fer l’ensemble de la
société estallemande, empê
chant la formation de toute
opposition structurée jusqu’aux
grandes manifestations de
l’automne 1989, qui précipitè
rent la chute du mur de Berlin.
Cette vision se trouve au
jourd’hui complétée par un
certain nombre de travaux qui,
plutôt que de se concentrer sur la
seule dimension répressive de la
RDA, s’intéressent davantage au
soutien dont le régime a pu béné
ficier de la part de certains grou
pes sociaux.
Voie de salut
C’est à ce courant historiogra
phique que se rattache le dernier
livre de Sonia Combe. Sous le titre
La Loyauté à tout prix, cette spécia
liste de l’Europe de l’Est décrit avec
subtilité les relations tourmen
tées qu’entretinrent avec le pou
voir estallemand quelquesuns
des plus éminents intellectuels de
RDA, comme les écrivains Anna
Seghers, Christa Wolf ou Arnold
Zweig. Au point de départ de
l’ouvrage, il y a cette inter
rogation : pourquoi l’Allemagne
de l’Est, contrairement à d’autres
« démocraties populaires », telles
que la Tchécoslovaquie ou la
Pologne, ne connut pas de « réelle
dissidence organisée » avant la fin
des années 1980? A cette ques
tion, Sonia Combe répond en rap
pelant la situation singulière du
pays au sein du bloc de l’Est.
Malgré tous ses défauts, la RDA
apparut à toute une génération
d’intellectuels marxistes, formés
à l’âge de l’antifascisme, comme
la seule voie de salut possible pour
la nation allemande après le
nazisme. Même déçus, la plupart
restèrent fidèles à un régime qui
leur semblait préférable au
modèle capitaliste défendu
par la République fédérale d’Alle
magne (RFA).
Comme le rappelle Sonia
Combe, beaucoup de ces intel
lectuels étaient aussi des juifs
qui avaient fui l’Allemagne à
l’époque d’Hitler et à qui la RDA
naissante semblait plus ac
cueillante que la RFA, accusée de
procéder à une dénazification
beaucoup plus mesurée. L’histo
rienne montre également com
ment le régime, grâce à une
politique culturelle volontariste,
sut proposer à nombre de « rémi
grés » de retour d’exil des
conditions de travail – postes
à l’université, directions de
théâtres, contrats d’édition... –
que beaucoup d’entre eux
n’auraient sans doute pas
connues à l’Ouest.
Tout cela n’empêcha pas ces
intellectuels de garder quelque
esprit critique. Mais, parce qu’ils
crurent jusqu’à la fin que la RDA
pourrait se réformer de l’inté
rieur, ils optèrent pour « l’éthique
du silence » plutôt que pour une
contestation à haute voix qui
aurait pu mettre en péril la sur
vie du régime. Pour cela, ils évi
tèrent d’exprimer leurs états
d’âme en public, les réservant à
des publications confidentielles,
à leur correspondance privée ou
à leurs journaux intimes.
Indulgence excessive
Ce fut le cas de l’économiste et
historien Jürgen Kuczynski
(19041997), auquel Sonia Combe
consacre de belles pages. Cet
auteur prolifique, si proche du
régime qu’il participa pendant
des années à la rédaction des dis
cours d’Erich Honecker, numéro
un estallemand de 1971 à 1989,
consignait parallèlement dans
son journal son immense désen
chantement. Au point d’écrire,
un jour de 1979 : « Que Lénine
serait furieux s’il voyait tout ça! »
Par empathie visàvis de ses
protagonistes, Sonia Combe se
montre parfois d’une indul
gence excessive, préférant voir
dans leur attitude la fidélité à un
idéal plutôt qu’un signe de
lâcheté. Mais cela n’enlève rien à
la richesse de son étude qui, en
évitant les jugements de valeur
définitifs, met bien en lumière
les ressorts de leur allégeance et
les innombrables compromis
qu’ils durent trouver avec leur
conscience pour conserver leur
indéfectible loyauté.
la loyauté à tout prix. les
floués du « socialisme réel »,
de Sonia Combe,
Le Bord de l’eau, « Clair & net »,
236 p., 22 €.
Nicolas Offenstadt
dans les ruines de la RDA
À QUEDLINBOURG,
DANS L’EST DE
L’ALLEMAGNE, des
caisses de bois usé
sont entreposées
dans les caves d’une
ancienne usine de
meubles, en activité
au temps de la RDA.
Elles contiennent
des boîtes de bei
gnets de crevettes
importées du Vietnam, dont, sur une
des photos réunies dans Urbex RDA,
on peut lire, au dos, le mode d’emploi
(en gros, il faut les passer à la poêle).
Celui que leur applique Nicolas Of
fenstadt, qui les a découvertes au cours
d’une de ses nombreuses explorations
urbaines (en anglais, urban exploration,
« urbex ») à travers le territoire de l’ex
RDA, relève plutôt du passage au crible
historique, d’où ressortent, intriquées,
leurs significations géopolitiques, éco
nomiques, migratoires. Et, à l’intersec
tion, la réalité que l’auteur du Pays dis
paru. Sur les traces de la RDA (Stock,
2018) est venu chercher : un témoignage
de l’expérience humaine accumulée
durant les quarante et une années de
la dictature communiste (19491990).
Usines, magasins, maisons de la
culture, tours, abattoirs, drapeaux,
affiches... : les lieux et objets « en dés
hérence », abondamment photogra
phiés, commentés et analysés avec
précision, forment ce qui apparaît
comme l’un des premiers carnets de
recherche systématique liés à l’urbex,
que l’historien pratique depuis 2012,
dans une double mise au jour du passé
et du présent, rendus inextricables par
la « présenceabsence » de ces vestiges.
Urbex RDA fouille cependant moins
la dialectique mémorielle dont ils sont
le signe, faute d’étudier en profondeur
les causes de leur « abandon », qu’il ne
tente de tracer un portrait de la société
estallemande. Or, si Offenstadt se mon
tre virtuose dans l’art de « faire parler
les ruines », il ne peut faire parler qu’elles,
et plus le livre avance, plus le lecteur a
l’impression d’être bordé, d’un côté, par
la faible problématisation des enjeux
du présent, de l’autre, par la masse de ce
qui resterait à connaître sur le « pays dis
paru », audelà de ses traces subsistantes.
Cellesci, bien sûr, lui permettent,
grâce au savant travail dont elles font
l’objet, de saisir des facettes méconnues
de la vie quotidienne, et comme « nor
male », en RDA. Mais, pour être mieux
connues, d’autres dimensions, révéla
trices de la privation systémique de
liberté, ne vaudraient pas moins d’être
explorées. Le livre ne les aborde pas, ou,
s’il en mentionne une part, ne les fait
jamais jouer à plein avec le reste.
Nicolas Offenstadt apporte en somme
la démonstration de l’intérêt de l’urbex
pour la connaissance historique. Mais il
démontre également son aspect parcel
laire. Les archives de la Stasi ne traînent
pas dans les caves des usines. Elles exis
tent quand même, et savoir par exemple
que, selon des évaluations, la police
politique avait des dossiers sur quelque
6 millions d’EstAllemands (un tiers de
la population), ou qu’en quarante et un
ans 250 000 prisonniers politiques ont
été détenus par le régime, sans parler
des milliers d’exécutions arbitraires,
aiderait aussi à comprendre ce qu’avait
en tête l’ouvrier de Quedlinbourg,
devant sa boîte de beignets viet
namiens. florent georgesco
urbex rda. l’allemagne de l’est
racontée par ses lieux abandonnés,
de Nicolas Offenstadt,
Albin Michel,
256 p., 34,90 €.
Parutions
MA VIE DE L’AUTRE CÔTÉ DU
MUR (Warte nicht auf bessre
Zeiten !), de Wolf Bier
mann, traduit de
l’allemand par Olivier
Mannoni, CalmannLévy,
342 p., 21,50 €.
- L’ANNÉE OÙ
LE MONDE A BASCULÉ,
de Pierre Grosser,
Perrin, « Tempus »,
792 p., 12 € (nouvelle édi
tion revue et augmentée).
MUR DE BERLIN. LE MONDE
D’APRÈS, de Michel Meyer
et François Desnoyers,
Larousse, 304 p., 19,95 €.
POINTS CHAUDS DE LA
GUERRE FROIDE (1946-
1989), de Pierre Rigoulot,
L’Archipel, 360 p., 21 €.
WOLFGANG HILBIG.
FIGURES ET FICTIONS
DE L’AUTEUR, SCÉNARIOS
DE LA VOCATION,
de Bénédicte Terrisse,
Sorbonne Université
Presses, 544 p., 24,90 €.
Photo : © Maurice Haas / © DiogenesVerlag AG Zurich.
« Les pages décrivent l’époque fascinante de
l’affrontement Est-Ouest et touchent au plus
juste.On se croitreplongé dansLe Troisième
Homme. »Nicolas Weill,Le Monde
« DepuisLes Bienveillantes,on n’ avait rien
lu d’aussi ambitieux,d’aussi démesuré,d’aussi
embarrassant. Chris Krausréussit un improbable
défi avec ce textefoisonnant qui mêle histoire,
géopolitique et grandssentiments : susciter
une forme d’empathie(voire de pitié !)pour
un monstre total.[...] Éblouissant. »
Jean-Christophe Buisson,Le Figaro Magazine
« N’ayezpas peur depasser 900pages en
compagnie d’un monstre,vous ne leregretterez
pas.»ArnaudLaporte,Grazia
La révélation
venue
d’Allemagne
896
pages – 24,90 € – Disponible en eBook
CHRIS KRAUS
Sélectionprix du Meilleur
Livre étranger 2019