Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1
4
| Littérature| Critiques

Vendredi 8 novembre 2019

0123


Rêverie généalogique


Le nom du plus ancien aïeul que se connaisse l’écrivaine
Christine Montalbetti est « Poisson ». Amusant, se dit­elle,
puisque nous sommes tous censés descendre, justement, du
poisson. Point de départ d’une rêverie généalogique, cette
bizarrerie lui donne envie d’en savoir plus sur cet ancêtre
entouré de légendes familiales. Où est le vrai, où est la fic­
tion? L’écrivaine s’intéresse­t­elle à son aïeul pour lui­même,
ou pour s’apercevoir elle­même sous un nouvel angle? Qu’at­
tendre d’une telle démarche, si ce n’est entretenir la mémoire
d’un homme de science, qui débuta comme jardinier à 9 ans
au Jardin des plantes, à Paris, avant de devenir un botaniste
remarquable? Sans doute tenter de « réparer l’irréparable,
incomplètement, naïvement, éperdument, écrit Christine
Montalbetti, dans le deuil où je suis non seulement de toi mais
aussi de notre rencontre impossible (...) qui fait que nos corps
ne se seront jamais croisés dans ce Jardin (...) et de sorte que les
pages de ce livre sont le seul lieu où nous pouvons
nous tenir ensemble, fragilement ». Comme à son
habitude, Christine Montalbetti interpelle de
manière ludique ses lecteurs. Mais sans doute le
fait­elle ici d’une manière d’autant plus joyeuse
que la connivence qu’elle instaure permet à son
« ancêtre Poisson » disparu d’entrer dans la gale­
rie de portraits de tous nos ancêtres. 
florence bouchy
Mon ancêtre Poisson, de Christine Montalbetti,
P.O.L, 240 p., 19 €.

Accords et à cri
La récente collection « Sygne » des éditions Gallimard
accueille avec La Dissonante un premier roman d’une facture
élaborée, un peu corsetée parfois, mais dont la puissance
musicale emporte le combat d’un chef d’orchestre avec lui­
même. Tristan, le narrateur d’une soixantaine d’années, est
habité par la musique depuis l’enfance, persuadé d’avoir à
l’époque reçu « la preuve [qu’il avait] un don ». Il lui a consacré
son existence. A quelques jours de la première de Tristan et
Isolde, déjà perturbée par la disparition de la chanteuse prin­
cipale et son remplacement au pied levé, il perd subitement
le contrôle de son oreille. Certains sons lui paraissent un
demi­ton ou un ton au­dessus de ce qu’ils sont. Il lui faudrait
disposer d’une « paupière d’oreille » pour supporter les disso­
nances qui en résultent, ne pas lever le poing, cassant et auto­
ritaire, afin d’arrêter régulièrement l’orchestre, qui n’y com­
prend goutte. Il s’enfonce dans le déni sans faire
le lien avec une histoire familiale que le lecteur
devine par l’intermédiaire de sa sœur, la bien
nommée Cécile (sainte aveugle et patronne des
musiciens). Jouant des sortilèges wagnériens,
Clément Rossi enroule joliment son récit autour
du mystérieux premier accord de Tristan et
Isolde, « ni majeur ni mineur » : « l’accord du
doute, de la méfiance ».  bertrand leclair
La Dissonante, de Clément Rossi,
Gallimard, « Sygne », 242 p., 18 €.

L’île aux diables


C’est un vrai salaud : un type sur lequel Alexander Morri­
son (journaliste pour la presse people et résident pour
l’hiver de l’île de Malagusta) n’avait pas envie de tomber.
Le malotru est un Canadien qui se fait appeler Diouke. Il
sort tout droit d’un passé bohème et parisien – une époque
qu’Alexander, le narrateur et protagoniste, avait préféré
mettre derrière lui. Diouke se présente pourtant comme
le seul à pouvoir mettre en contact le journaliste avec un
faussaire de génie, qui vit lui aussi sur l’île. En morte­sai­
son, c’est un sujet en or. Et puis Diouke est un salaud, oui ;
mais un salaud fascinant, auquel personne ne résiste.
D’ailleurs, impossible de le cantonner à sa place de person­
nage secondaire, il en fait trop, il en déborde et, si l’on n’y
prend pas garde, il s’arroge le premier rôle...
Louis­Bernard Robitaille signe ici un roman au
rythme enlevé qui, malgré son atmosphère som­
bre et enfumée, tient moins du polar d’antan que
d’une réflexion, plus singulière, sur le pouvoir
d’attraction de ses figures les plus sombres et
délétères. zoé courtois
« Un vrai salaud »,
de Louis­Bernard Robitaille,
Notabilia, 300 p., 16 €.

La revanche d’un insolent


Jamais sans doute n’a­t­on peint natures mortes plus saisis­
santes, au rendu plus virtuose. Et Johannes van der Beeck, dit
Torrentius (1589­1644), le sait. Mais cet artiste qui se complaît
dans tout excès hédoniste – étoffes chatoyantes, vins fins,
bonne chère et femmes faciles – s’attire les foudres du bailli
de Haarlem, un luthérien aigre qui a juré sa perte. Aussi bien,
de ce contemporain de Rubens et Rembrandt qui, autant par
sa subjuguante facture que par ses gravures licencieuses,
séduisit jusqu’au roi Stuart Charles Ier, il ne reste quasiment
rien, un autodafé vengeur ayant réduit en cendres une per­
fection dont la fascination heurtait. Campant avec autant
de panache que d’humour ce sombre épisode
d’intolérance criminelle, Colin Thibert offre à ce
personnage hors norme, d’une insolente liberté
de mœurs et d’esprit, la revanche qu’il méritait ;
il érige à sa mémoire un superbe tombeau, où
l’âge baroque, flamboyant, se reflète. Parent
de ce « Turquetto », Elias Troyanos, imaginé
naguère par Metin Arditi (Actes Sud, 2011),
Torrentius, génial et martyr, jugé et torturé,
gagne en appel. philippe­jean catinchi
« Torrentius », de Colin Thibert,
Editions Héloïse d’Ormesson, 128 p., 15 €.

Attaquée par un plantigrade en Sibérie, Nastassja Martin


en tire une réflexion sur la rencontre entre humain et non­humain


L’étreinte de l’ours


marie­hélène fraïssé

L


e récit commence l’instant
d’après. Juste après l’attaque.
Nastassja Martin est allongée sur
la neige, grièvement blessée,
espérant l’arrivée d’éventuels secours.
Mais l’attente promet d’être longue dans
ce bout du monde nommé Kamtchatka...
L’ours, lui, a détalé, sous le coup de pio­
let qu’elle a réussi à lui infliger. Il n’est
pas exclu – éventualité terrifiante – qu’il
revienne. Elle tâte sa mâchoire fracas­
sée, sa jambe labourée par les griffes, le
sang qui croûte sur son crâne. L’étreinte
n’a duré que quelques secondes. Une
violente éternité de secondes. Que
venait faire ce plantigrade des forêts
dans les altitudes englacées où la jeune
femme était partie marcher? Que cher­
chait­elle de son côté, dangereusement
à l’écart du camp de chasse où se dérou­
lait son « terrain », ce mélange d’enquête
scientifique et d’aventure intérieure en
immersion chez l’« Autre » auquel tout
jeune anthropologue doit se livrer pour
décrocher ses lettres de noblesse profes­
sionnelles, mais dont beaucoup, avec ou
sans ours, ne reviennent jamais tout à
fait.

Zones imprécises
Nastassja Martin a la passion du Nord.
Et des confins. On lui doit une thèse
remarquée sur les Indiens Gwich’in
chasseurs de caribous, que l’avancée
récente de la « civilisation » (synonyme
d’une exploitation frénétique de terri­
toires riches en ressources minières) a
malmenés. En est résulté un bel essai,
où la force de l’écriture transparaît déjà :
Les Ames sauvages. Face à l’Occident,
la résistance d’un peuple d’Alaska (La Dé­
couverte, 2016).
En digne élève de Philippe Descola,
elle explore les zones imprécises où
l’humain et le non­humain dialoguent,
mondes de l’animisme, du chama­
nisme, que la pensée rationnelle peine à
cerner. De cette position d’étrangère im­
pliquée elle tire au quotidien deux types
de chroniques, qu’elle poursuit en paral­
lèle : le « carnet de terrain », objectif,
minutieux, factuel, matière à théorie, à
colloques, à publications scientifiques...
et le « carnet noir », nocturne, celui de
l’intime, chaotique, pulsionnel, « sau­
vage », qui constitue la matière pre­
mière de Croire aux fauves, passion­

nante narration d’une quête de guéri­
son. Physique, mentale, ontologique...
Le secteur improbable où Nastassja
rencontre le fauve destiné à infléchir
son parcours et qu’elle a de manière
troublante vu dans ses rêves quelques
jours plus tôt, appartient à la terre pluri­
millénaire des Evènes. L’un des « petits
peuples » que la fin de la protection
sociale soviétique a fait revenir à des
chasses de subsistance, en alternance
saisonnière avec des emplois au service
de l’armée russe. Dans cette région iso­
lée sont testés, au sein de bases secrètes,
quelques­uns des engins susceptibles
d’attaquer les côtes américaines, sur
l’autre rive du détroit de Béring.

Marathon médical
Sous la modernité apparente des modes
de vie perdurent de très anciens imagi­
naires sibériens. Des forces obscures, des
esprits animaux, sont à l’œuvre derrière
le voile quotidien de normalité qu’a
déchiré brutalement l’épisode de l’ours.
Nastassja Martin, dans la douleur mais
non sans une forme de jubilation, entre­
voit un versant du réel auquel l’enquête
ethnographique ne lui avait pas donné
accès. Son contact intime avec l’animal
révéré qu’est l’ours fait d’elle désormais

une miedka, un être passé sans retour
au­delà des frontières de la « normalité »
humaine. Sa famille d’accueil évène, diri­
gée par une tendre et indomptable
matriarche nommée Daria, prend le parti
de resserrer les rangs autour d’elle et de la
protéger. Mais d’autres membres de la
communauté la rejettent.
Comprenant d’emblée que les consé­
quences de ce séisme intérieur seront
incalculables, qu’elle a ici comme là­bas
« perdu sa place », elle subit
patiemment le marathon médi­
cal qui s’impose, passe par les
mains de praticiens russes aux
dents en or (entourés d’essaims
de jeunes infirmières sexy) et
atterrit, de manière moins folklorique,
dans des services français de chirurgie
réparatrice, le tout retracé avec un
humour mordant. L’image de l’ours la
hante. Son odeur, son sang, ses poils lui
collent à la peau. N’a­t­il pas lui­même
emporté, tel un talisman magique de
survie, une dent à elle, ainsi qu’un frag­
ment de sa mâchoire ?...
L’étreinte forcée, à laquelle elle tente de
trouver un sens, revient obsessionnelle­
ment au fil de ce palpitant journal de
survie rédigé à la Artaud, à la Michaux,
au bord des gouffres.

KYRIAKOS KAZIRAS/KAZIPHOTO.COM

croire aux fauves,
de Nastassja Martin,
Verticales,
152 p., 12,50 €.

La politique friction de Thomas Bronnec


D’une cruauté réjouissante, « La Meute » est le dernier volet d’une trilogie à suspense


macha séry

N


ul doute qu’un ou une
universitaire étudiera
bientôt les effets bé­
néfiques du mouve­
ment #metoo en littérature et
conviendra que cette libération
de la parole aura, à tout le moins,
permis d’accorder plus de place
au traitement des violences fai­
tes aux femmes. Qui sait? Peut­
être a­t­elle contribué à délier
l’imagination des écrivains, da­
vantage disposés à se glisser
dans la peau de personnages fé­
minins, et ce jusque dans leurs
tracas les plus intimes, telle la ta­
che rouge laissée à l’entrejambe
par des menstruations hémorra­
giques, page 46 de La Meute.
En tout cas, ce roman de Tho­
mas Bronnec offre le parfait
exemple, sur le fond et la forme,
de cette révolution à l’œuvre,
que l’auteur analyse finement

dans ses avancées comme dans
ses emballements.
Après Les Initiés (Gallimard,
2015), qui abordait l’influence des
hauts fonctionnaires de Bercy et
la collusion entre intérêts privés
et publics, puis En pays conquis
(Gallimard, 2017), chronique
d’une campagne présidentielle
sur fond d’europhobie et de mon­
tée de l’extrême droite, ce sont,
en effet, les
femmes qui
sont au cœur
du nouveau
thriller de Tho­
mas Bronnec,
dernier volet
d’une trilogie
qui se présente à la manière
d’une étude de mœurs et de
caractères en milieu hostile. « Et
si la politique devenait sexy? »,
titre un hebdomadaire dont la
« une » est consacrée à Claire
Bontems, féministe revendiquée
et figure montante de la gauche
radicale. Ex­président déchu,
crédité de 5 % d’intentions de
vote, François Gabory, qui l’avait
nommée ministre, n’entend pas

lui céder la place aux prochaines
élections. Pathétique est la tenta­
tion de l’éternel retour.

Des rouages obsolètes
Thomas Bronnec poursuit, avec
les mêmes protagonistes, sa
description corrosive du paysage
médiatique bouleversé par les
réseaux sociaux et la lame de
fond ayant suivi l’affaire Harvey
Weinstein. Pas plus que les tomes
précédents, La Meute n’est un
roman à clés calqué sur l’actua­
lité. Il y est d’ailleurs question du
Frexit à la suite d’un référendum
désastreux. Cependant, tout y est
fidèlement et autrement recom­
posé, trahissant le don d’observa­
tion et la lucidité du romancier,
dont la trilogie est, de ce point de
vue, ainsi que par sa construction
en saynètes et son suspense habi­
lement distillé, comparable à
celle de Marc Dugain, « L’Em­
prise » (Gallimard, 2014­2016).
Journaliste à Ouest­France,
Thomas Bronnec n’épargne
guère la profession à laquelle il
appartient. Il fait preuve de la
même cruauté réjouissante en

ce qui concerne les fauves lâchés
dans l’arène politique. La Meute
montre surtout le déclin de
stratèges ayant fait leur temps
dans un monde qu’ils ne com­
prennent plus et dont ils ont
abondamment tiré profits et pri­
vilèges, y compris en confon­
dant le pouvoir et la séduction.
C’est, au reste, cette zone grise
dans les rapports hommes­fem­
mes, faite d’ascendance plus que
de violence physique, que Tho­
mas Bronnec dépeint de façon
subtile.
Ce que le romancier met en
scène en définitive, c’est le choc
de deux générations et de deux
cultures dans une confrontation
à la fois idéologique et intime,
relayée par les réseaux sociaux
qui rendent obsolètes les rouages
traditionnels de la communi­
cation politique. Avec Twitter,
tout mute. Tout fait meute. Les
rumeurs courent à la vitesse du
clic. Les comptes du passé se
règlent sur Facebook. Ce mael­
ström, Bronnec le dissout avec
son sérum de vérité, et quelques
gouttes d’acide.

la meute,
de Thomas
Bronnec,
Les Arènes,
« Equinox »,
428 p., 20 €.
Free download pdf