Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1
0123
Vendredi 8 novembre 2019
Critiques| Littérature|

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Dans « La Fuite en héritage », Paula McGrath tisse


des liens entre des héroïnes décidées à se réinventer,


du Royaume­Uni aux Etats­Unis


Trois femmes sur le fil


florence bouchy

O


n est presque surpris, en li­
sant la présentation de l’édi­
teur, d’apprendre que Paula
McGrath enseigne le creative
writing : rien de plus éloigné de la lec­
ture de son nouveau livre que le senti­
ment d’avoir affaire à un roman se
pliant à des règles de composition,
d’écriture ou de constitution des per­
sonnages. Bien au contraire, c’est
d’abord le déséquilibre de sa construc­
tion, l’aléatoire avec lequel semblent
distribués les chapitres consacrés au
destin de trois femmes, qui frappe et in­
trigue dans La Fuite en héritage. Avant

de séduire définitivement le lecteur, le­
quel renonce avec une facilité surpre­
nante à comprendre les liens entre les
femmes et les lieux dont on lui relate les
histoires mouvementées. Et passe de
l’une à l’autre sans s’étonner que le récit
en perde une de vue, creuse moins le
destin d’une autre, s’interrompe subite­
ment pour donner la parole à un qua­
trième personnage...

Unies
Si elle est bien sûr liée au sort des trois
héroïnes, la fuite qu’évoque le titre est
aussi, avant tout, celle d’un récit qui
brouille les pistes et en ouvre de multi­
ples. La réussite de Paula McGrath – qui
est née en Irlande en 1966 – tient à cette
façon un peu paradoxale qu’elle a de
jouer pleinement le jeu du romanesque,
avec ses personnages confrontés à de
multiples épreuves, tout en semblant
n’avoir que faire de les inscrire dans une

trajectoire linéaire ou héroïque. Que de
retours, de repentirs et de bifurcations
dans les vies de ces trois femmes unies,
on finira par l’apprendre, par les consé­
quences qu’a pu avoir l’interdiction
de l’avortement en Irlande jusqu’au
référendum de 2018.
L’une est en effet gynécologue à
Dublin et, en 2012, hésite à accepter un
nouveau poste à Londres. Son hôpital
est frappé par un scandale lié à l’inter­
diction de l’IVG. On n’en apprendra pas
tellement plus sur elle, si ce n’est que sa
vie sentimentale est un échec, et que
sa mère perd la tête. L’autre, Jasmine,
grandit en 1982 dans une petite ville
irlandaise, dont elle s’enfuit brus­
quement pour échapper au huis clos
infernal qu’elle y vivait avec sa mère
dépressive et alcoolique. A Londres, puis
à Dublin, elle expérimente les mille
manières de réinventer sa vie qui
s’offrent à une jeune fille ayant aban­

la fuite en héritage
(A History of Running Away),
de Paula McGrath,
traduit de l’anglais (Irlande)
par Cécile Arnaud,
Quai Voltaire, 336 p., 21 €.

donné ses études : de la prostitution à
la pratique clandestine de la boxe (inter­
dite aux femmes à cette époque
en Irlande), la jeune femme s’aventure
sur les voies les plus risquées avant,
chaque fois, de fuir et d’espérer renaître
ailleurs, autrement.
C’est aux Etats­Unis, en 2012, dans
le Maryland et le Tennessee, que la
troisième fuit elle aussi, pour se
soustraire à la vie que lui proposent ses
grands­parents lorsqu’ils la recueillent,
à la mort de sa mère. Mauvaises ren­
contres, viol, accident : la fuite d’Ali
peine longtemps à apparaître comme
une libération. Et il faut tout l’art de
Paula McGrath pour nouer les fils de
ces trois histoires sans donner l’impres­
sion de les tordre trop à sa guise, et
en préserver le souffle de liberté, fait de
hasard et de nécessité, propre à dire
les voies trouvées par chacune pour se
réinventer.

Dépossédées
La Fuite en héritage explore la part
qu’il reste aux femmes pour écrire elles­
mêmes leur vie et dépasser les bornes
que le conformisme social et la violence
sexiste ordinaire peuvent vouloir leur
assigner. Lorsqu’elle est violée, c’est
d’abord la capacité à se penser comme
auteure de sa vie que perd Ali :
« C’est comme si, avant, j’avais une
histoire à raconter sur moi­même, se
dit­elle, et que maintenant je n’en ai plus.
Le récit s’est brisé, arrêté net dans son

déroulement ; toutes les parties de mon
cerveau s’agitent, tentent de se rac­
crocher les unes aux autres et de retrou­
ver juste assez de cohérence pour me
permettre de m’éloigner de cette porte
en aluminium. »
C’est avant tout cela, sans doute,
qu’ont en commun les personnages
de l’écrivaine irlandaise dans ce
deuxième roman. Le refus de laisser à
d’autres le soin de leur dicter leur
histoire, le choix de fuir vers une vie
meilleure plutôt que la résignation à
une vie de conflits permanents, l’envie
de retisser les fils d’un récit dont elles
ont été dépossédées. Partir en courant,
avant de décider de courir.
C’est d’ailleurs à un livre d’Haruki
Murakami, Autoportrait de l’auteur en
coureur de fond (Belfond, 2009), que
l’une d’entre elles ne cesse de retourner,
« comme à une bible ». Car la « course
est pour elle ce qui se rapproche le plus
d’une religion, le seul fil qui traverse
toute sa vie d’adulte ». Fuir, courir, écrire.
Bifurquer, brouiller les pistes et
raconter, pour créer un sens nouveau,
voilà un programme que Paula McGrath
honore elle­même avec brio et
finesse.

Regina Porter,


de branche en branche


« Ce que l’on sème » suit les destinées de
deux familles, l’une noire, l’autre blanche

florence noiville

D


e 1955 à 2009, de la
guerre du Vietnam à
l’investiture de Barack
Obama : c’est sur ce
demi­siècle que revient l’Afro­
Américaine Regina Porter dans
son premier roman, Ce que l’on
sème. On y suit les destinées de
deux familles, l’une noire, l’autre
blanche, et la manière dont leurs
trajectoires vont tour à tour se
rencontrer, se repousser, se frô­
ler, se recouper encore, sur diffé­
rents continents, au gré des ha­
sards et du temps.
Au départ, il y a James, fils d’une
famille modeste devenu un
brillant avocat à Manhattan,
coureur de jupons, père de Rufus,
spécialiste de James Joyce, et de
Hank, fils adultérin dont on
découvrira bientôt l’existence.
James, donc, d’un côté. Et de
l’autre, Agnes, Agnes Miller, mère

de Claudia. Il faut en passer par
ces présentations pour compren­
dre que le point de départ du
roman – la première intersection
entre les deux courbes – est le
mariage de Rufus et de Claudia,
une union d’où naîtront deux
enfants que leur grand­père
s’évertue à penser comme « mulâ­
tres » même si son fils lui interdit
formellement d’employer ce mot.
A partir de là, et comme si on
sautait de branche en branche, et
de fourches en rameaux, dans
un très luxuriant arbre généa­
logique, Regina Porter élargit le
spectre. Aux descendants, ascen­
dants, cousins, amis, maîtresses,
anciens amants... Cinquante­
cinq ans de divorces, de remaria­
ges ou de vies parallèles, cela en
fait des vies à évoquer. Heu­
reusement, Porter ne suit rien
linéairement. Chaque chapitre

est un flash – sur une scène, un
moment – où l’on prête l’oreille
aux voix actuelles comme à cel­
les qui se sont tues. Ainsi, du
Maine à Long Island et du Viet­
nam à Berlin – le titre original du
roman est The Travelers, « les
voyageurs » –, l’auteure, cham­
boulant toute chronologie, jux­
tapose ses morceaux de vies
comme les pièces d’une ambi­
tieuse marqueterie.
On est parfois un peu perdu
dans ce maquis de liens fami­
liaux. Au point qu’il faut revenir
souvent aux deux pages limi­
naires présentant, comme au
théâtre, les 33 personnages du
livre. On se demande également
si ce principe de fragmentation,
décidément très à la mode
dans les romans anglo­saxons
contemporains, ne serait pas le
résultat de l’Iowa Writers’ Work­
shop, le cours d’écriture par
lequel est passée l’auteure. Reste
que si l’on accepte ce savant
chaos – une sorte de concert
dodécaphonique –, on est em­
porté par l’énergie du livre. Au fil
des deux trajectoires, les voix
sonnent juste.
Regina Porter, qui
a été dramaturge
dans une autre vie


  • comme Francis
    Scott Fitzgerald
    dont elle se ré­
    clame –, a l’ouïe
    fine pour les dia­
    logues. Cela est
    probablement dû, aussi, à tous
    ces « conteurs du quotidien » qui
    allaient et venaient autrefois
    dans sa famille, et à qui elle
    dédie son roman.
    Enfin, et c’est suffisamment
    rare pour être mentionné, le
    livre est un hymne aux person­
    nages positifs. A leur part lumi­
    neuse. « C’est bien plus facile de
    peindre un méchant qu’un gentil,
    soulignait Regina Porter lors
    de son passage à Paris, en juin.
    Mais je me sens aussi une respon­
    sabilité dans le fait d’explorer ce
    qui est bon. »


ce que l’on sème
(The Travelers),
de Regina Porter,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Laura Derajinski,
Gallimard, « Du monde entier »,
368 p., 22 €.

Chaque chapitre est un flash,
sur une scène, un moment,
où l’on prête l’oreille aux voix
actuelles comme à celles qui
se sont tues

Créés il y a10 ans, les Pr ix Landerneau des Espaces Cultu rels E.Leclerc accompagne nt l’actualité
littéraire tout aulong de l’anné e. Pour le Prix de s Lecteurs 2019, le jury de lecteurs des Espaces
Culturels E.Leclerc, prés idé par Philippe Besson, aux côtés de Michel-ÉdouardLeclerc,
a récompensé «Parles routes» de Sylvain Prudhomme.

GALEC – 26 Quai Marc

el Bo

yer – 94200 Ivry-sur-Seine , 642 007 991 RCS Créte

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PARLESROUTES
de Sylvain Prudhomme
(Gallimard)
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