Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

6
| Histoire d’un livre


Vendredi 8 novembre 2019

0123


Les identités éparpillées


Ils ont d’abord écrit leur histoire
à Paris, sur un sofa rose et un matelas
jauni. Peu de temps après, Simon a
trouvé un travail dans la diplomatie
à Ouagadougou, où l’a rejoint la nar­
ratrice. Un peu plus tard encore, ils
ont pu se retrouver dans un apparte­
ment à San Francisco (mais à proxi­
mité d’un arrêt de bus, précise celle
qui livre le récit d’une séparation,
comme si, décidément, pour l’un
comme pour l’autre, il avait toujours
fallu maintenir une porte ouverte).
Peu après le nouveau départ de
Simon, cette fois pour Madagascar,
à Tananarive, plus précisément, la
rupture résonne comme une « défla­
gration ». Une explosion violente
(quoique pressentie) qui éparpille les
identités, et dont ce premier roman
d’Anne­Sophie Barreau note avec
sensibilité le patient travail de col­
lecte et de recollage.
Géographie est un
roman original et
curieux, à mi­chemin
entre la carte de
Tendre et l’inventaire
avant liquidation
totale. zoé courtois
Géographie,
d’Anne­Sophie Barreau,
JC Lattès, 250 p., 18 €.

PLUS QUE
LE PORTRAIT
D’UN PÈRE,
audacieux et
aventurier, né
dans les forêts
de Casamance,
par un fils
grandi en Seine­Saint­Denis,
Boy Diola se lit comme une
variation brève et réjouissante
sur le récit familial. Sa grande
qualité, et la préoccupation
constante de son auteur, est
sa justesse. Justesse du regard
d’abord – exactement entre la
curiosité et la pudeur –, jus­
tesse de la langue surtout.
Car, pour écrire ce père
encore vivant, aux mille vies
et patronymes (il s’appelle
Apéraw, Moustapha, et « Boy
Diola », comme ses collègues
au garage à Dakar surnom­

Dans la malle du « daron »


Yancouba Diémé s’est donné pour mission de retracer l’itinéraire de son père,


des rizières de Basse­Casamance à la retraite en France


ment ce garçon de la campagne),
Yancouba Diémé, 29 ans, a créé
une sorte de système polyphoni­
que. Ainsi, la voix du narrateur,
en quête du récit d’un père sou­
vent elliptique ou contradictoire,
se trouve sans cesse chahutée
et emportée. Par les histoires de
Casamance racontées en langue
diola par les kounifaanaw
(« les anciens ») ; par les souve­
nirs de jeunesse de son père
dans les grandes villes d’Afrique
de l’Ouest (« Ah, Dakar, dans le
temps là c’était biiiiiien, on riait
bien et on travaillait jusqu’à fati­
guer ») ; par les chants des tra­
vailleurs en attente de leur
départ pour la France, ou les
souvenirs de jeunesse de
l’auteur en banlieue.
Comme si Yancouba Diémé
avait l’intuition que seule la
langue, quand elle est regardée
de près, peut révéler la trajectoire
d’un homme, du village de
Kagnarou aux ateliers Citroën
d’Aulnay­sous­Bois. Qu’elle le fait
bien plus que le récit, cette re­
construction logique qui gomme
la part de hasard et de destin, et
ce qui nous échappe, dans toute
vie. Boy Diola est un antidote
contre les évidences et les opi­
nions toutes faites. gl. m.

Mille vies et patronymes


boy diola,
de Yancouba Diémé,
Flammarion,
192 p., 17 €.

gladys marivat

A


l’instar de la trajectoire
de son père déployée
dans Boy Diola, la
genèse du premier
roman de Yancouba Diémé doit
beaucoup au destin et au hasard.
Ainsi, le lecteur et écrivain pré­
coce, né en 1990 à Villepinte (Sei­
ne­Saint­Denis), est très tôt dési­
gné par ses grands frères comme
celui qui doit raconter l’histoire
du « daron », Apéraw. Ce qui n’est
pas au cœur des préoccupations
de l’adolescent, qui participe au
club de lecture du lycée Suger à
Saint­Denis, lit avant ses 15 ans
tout Boris Vian, Mark Twain et
Jack London, et cultive un style
de « poète ghetto ». Lauréat de
deux concours de nouvelles, il
s’oriente vers des études littérai­
res – une licence d’anglais à l’uni­
versité Paris­Diderot. C’est à ce
moment­là, en 2009, que la « mis­
sion » d’écrire sur le père com­
mence à faire son chemin.
Plus précisément en ce « jour de
gloire » (qui donnera son titre à un
chapitre du roman), où Apéraw,
qui a vu le jour en Casamance
(Sénégal), reçoit une lettre lui an­
nonçant qu’il est naturalisé, après
plus de quarante années passées
sur le sol français. Yancouba Diémé
s’attend à voir son père sauter de
joie. Or celui­ci range le papier,
sans cérémonie. Le fils n’ose pas
insister, mais commence à écrire
un texte calqué sur l’incipit de
L’Etranger de Camus : « Aujourd’hui
mon père est devenu français, ou
peut­être hier, je ne sais pas... »
Un an plus tard, le père et le fils
regardent un reportage télévisé à
propos de migrants échoués sur
une plage en Corse. Apéraw
déclare : « C’est comme moi. »
Rien de plus. « J’ai réalisé que je ne
savais rien de l’arrivée de mon
père en France, raconte Yancouba
Diémé. Je suis revenu dans le
salon avec un bloc­notes et un
stylo, ce qui l’a mis en colère. Il

aurait pu me chicoter si j’avais eu
cinq ans de moins! »
Alors, Yancouba Diémé se met à
écrire, en cachette. Les mains
vides, il retourne voir son père,
l’écoute en le laissant « mener la
danse ». Pipe à la bouche, du fond
de son fauteuil, Apéraw relate,
dans le désordre de ses souvenirs
et par fragments : son enfance
dans les rizières à Kagnarou ; la
fuite des animaux annonciatrice
de la grande sécheresse et l’exode
vers Bignona, puis Dakar ; le Libe­
ria et Abidjan au début des
années 1960 ; le retour à Dakar et
l’attente d’un bateau vers l’Amé­
rique et la France ; l’arrivée à
Paris en 1969 ; le licenciement de
Citroën après quatorze années de
service ; enfin, les missions
d’intérim dans les aéroports, le
corps cassé, jusqu’à la retraite.
« Parfois, mon père oublie, se

trompe, ou raconte une autre ver­
sion. Sur ses papiers, il est écrit
qu’il est né le 31 décembre 1944,
mais c’est une invention. D’après
mes recherches et ce qu’il a vécu, il
est forcément né plus tôt. »
En dernière année de licence,
Yancouba Diémé part dans le
cadre du programme Erasmus à
Norwich, en Angleterre. Ce n’était
pas son premier vœu, et il était sur
liste d’attente, mais voilà le jeune
homme dans un programme de
creative writing. Il écrit un texte
sur son père en anglais, chronolo­
gique et d’une dizaine de pages,
qui lui paraît rapidement arti­
ficiel. A son retour en France,
en 2013, il apprend l’ouverture du
master de création littéraire de

Paris­VIII. Il candidate avec une
version remaniée et en français
de son texte. Il est retenu.
L’écrivain et historien Sylvain
Pattieu, qui enseigne dans le
master, devient son « référent ».
Yancouba Diémé s’est tourné vers
lui après avoir lu son livre sur la fer­
meture de l’usine Citroën d’Aul­
nay­sous­Bois (Avant de disparaî­
tre. Chronique de PSA­Aulnay, Plein
Jour, 2013). « Si je devais comparer
sa démarche à quelqu’un, ça serait
Annie Ernaux, pour le défi d’écrire
sur ses parents, et la pudeur aussi,
explique Sylvain Pattieu. Il n’a pas
une culture classique, et cela lui
posait un problème de légitimité. »

Le master fait comprendre à
l’étudiant qu’il ne faut pas vouloir
tout dire en un seul livre. Il lui est
conseillé de procéder en isolant
un événement et d’écrire un cha­
pitre entier dessus. Ses camarades
de cours lui demandent de parler
davantage de l’Afrique. Il refuse,
car là n’est pas son propos.
Yancouba Diémé avance grâce
aux photographies et aux docu­
ments conservés dans la malle de
son père : la lettre de licenciement
de Citroën, les tampons sur le pas­
seport – tout cela l’aide à reconsti­
tuer, en partie, une histoire. Reste
une difficulté : comment rendre
la voix paternelle? La lecture de
Notre quelque part, de Nii Ayikwei
Parkes (Zulma, 2014), dont la tra­
ductrice, Sika Fakambi, « a réussi à
rendre le parler populaire au
Ghana avec insolence et imperti­
nence », lui montre la voie.
A la fin du master, Sylvain Pat­
tieu considère que le texte est prêt
à être envoyé à un éditeur. Pas
Yancouba Diémé. Deux ans plus
tard, lassé de le relancer, l’ensei­
gnant organise un rendez­vous
avec une éditrice, Emma Saudin.
Dès la première lecture, elle sait
qu’elle va publier le livre. Elle sait
aussi qu’il faudra resserrer encore
le texte. En septembre 2018, elle
annonce à l’auteur que le comité
de lecture de Flammarion a
accepté son roman, mais qu’il y a
encore du travail. Lui décide de
partir pour un voyage de neuf
mois en Afrique de l’Ouest, récol­
ter encore plus de matière.
« On communique par mail, il me
renvoie des versions, je lui adresse
mes commentaires. Puis, en mars,
il m’envoie une version aboutie »,
se souvient l’éditrice. En août,
l’auteur tend le livre à son père.
Apéraw le regarde et lui répond
simplement : « C’est bien. »

« Je suis revenu dans le
salon avec un bloc­notes et
un stylo, ce qui a mis mon
père en colère. Il aurait pu
me chicoter si j’avais eu
cinq ans de moins »
Yancouba Diémé

EXTRAIT
« Sur le pont, les hommes chantent “Océan Atlantique !”. Ils clament ces
mots du fond de leur poitrine. Les hommes qui chantent sont comme toi,
ils ont été choisis et dans huit jours ils seront à Marseille. Il y a des Man­
jaks, des Sérères, des Wolofs, des Peuls, des Maliens, des Guinéens, des
Gambiens. Tu ne ressembles à aucun d’eux. Tu cherches des visages diolas
autour de toi. De l’autre côté de l’océan c’est l’autre continent. L’appel de
l’empire a été entendu jusqu’au Sénégal. Vous venez d’embarquer sur ce
bateau, et pour l’instant seule la joie domine. (...)
Le voyage est gratuit, tout le monde veut partir et en France on leur pro­
pose du travail. “Océan Atlantique, Océan !” Là, tu sens remonter toute la
souffrance, tous les kilomètres parcourus, et tes jambes sont lourdes. »

boy diola, pages 148­150

A Elinkine, en Casamance, dans les années 1960. AFP L’ombre d’Andersen


Le Danois Svend Grundtvig (1824­
1883) fut l’un des nombreux hom­
mes de lettres européens qui, sur les
traces des frères Grimm, se mirent
à recueillir les contes populaires de
leurs pays respectifs. Son butin fut
impressionnant : plus de mille
contes de toute espèce – merveilleux,
humoristiques, animaliers... Ils paru­
rent dans les années 1876­1883, et
s’ils n’ont pas connu le succès des
recueils analogues publiés dans
d’autres pays, c’est parce que l’ombre
du géant H. C. Andersen (1805­1875)
avait complètement occulté la tradi­
tion populaire danoise. Or les histoi­
res collectées par Grundtvig, plus
proches de leurs sources orales que
celles de son grand compatriote, sont
d’une prodigieuse diversité et plei­
nes de charme. Le présent volume
offre un choix d’une trentaine de ces
contes, un petit aperçu
de l’immense trésor
qui reste à (re)décou­
vrir.elena
balzamo
Contes du Danemark
(Danske Folkeæventyr),
de Svend Grundtvig,
traduit du danois
par Jacques Privat,
Esprit ouvert, 224 p., 21 €.

En quête du yéti afghan
Parmi les altitudes de l’Hindou
Kouch, que traverse la névralgique
frontière entre Pakistan et Afghanis­
tan, résiderait un hominidé velu,
d’une puanteur insupportable : le
« barmanou » (« le costaud »). Nom­
bre de bergers jurent l’avoir croisé.
Jordi Magraner, zoologue, se lance
dans une quête éperdue de ce cousin
du yéti. Installé durablement dans
les hauts plateaux où plane, autre­
ment plus dangereuse, la terreur
talibane, Jordi lie son sort à celui des
Kalash, population pastorale chama­
nique réfractaire à l’islam. Il s’impli­
que dans les luttes locales, trouve
l’appui du commandant Massoud et
prend sous sa protection plusieurs
jeunes garçons selon des modalités
assez troubles. Bien des années plus
tard, le 2 août 2002, on le retrouve la
gorge tranchée, chez lui, dans le nord
du Pakistan. Fasciné par ce person­
nage ardent, dont les assassins
courent toujours, Gabi Martinez
retrace son parcours semé de zones
d’ombre, au fil d’un roman­repor­
tage haletant.
marie­hélène fraïssé
Histoire vraie
de l’homme qui
cherchait le yéti
(Solo para gigantes),
de Gabi Martinez,
traduit de l’espagnol
par Stéphanie Maze,
préface d’Erik L’Homme,
Autrement, 458 p., 21 €.

L’ÉCRITUREPREND VIE
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