Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1
0123
Vendredi 8 novembre 2019
Critiques| Essais|

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Jean­Claude Monod assume un


« journalisme philosophique »


Les révoltes


à la lumière


de Foucault


Manifestation place Tahrir, au Caire, en juillet 2013. MAGALI COROUGE/DOCUMENTOGRAPHY POUR « LE MONDE »

nicolas weill

L


a pensée de Michel Fou­
cault (1926­1984) conti­
nue à irriguer les multi­
ples domaines qu’elle a
abordés (la folie, le pouvoir, la jus­
tice, la sexualité, etc.) et fait sou­
vent l’objet d’un véritable culte.
Mais on peut douter que la défé­
rence soit une attitude adaptée à
une entreprise qui se voulait
avant tout une critique, héritée
des Lumières quoique consciente
des insuffisances de celles­ci.
Dans cet essai important, Jean­
Claude Monod, directeur de
recherches au CNRS et responsa­
ble, avec Michaël Fœssel, de la
collection « L’ordre philosophi­
que », au Seuil, plonge dans les
cours donnés au Collège de
France par le philosophe à la fin
des années 1970. Et ce afin de
montrer non seulement la perti­
nence des développements fou­
caldiens sur la « crise de la gouver­
nementalité » entraînée par un
tournant néolibéral qui ne faisait
alors que s’amorcer, mais aussi
les limites de son analyse.

« Reconquête d’agoras »
L’auteur crédite Foucault
d’avoir su mettre à distance la
vision du pouvoir comme mons­
tre froid et uniquement répressif
ou vindicatif, telle qu’elle se déta­
chait encore de Surveiller et punir

(Gallimard, 1975), dont les premiè­
res pages détaillent l’horrible sup­
plice infligé au régicide Damiens
(1757). « Foucault, résume Monod,
après avoir déployé une généa­
logie de certaines institutions de la
modernité bourgeoise et dévoilé
l’arrière­plan disciplinaire de
l’humanisme libéral, reconsidéra
l’histoire du libéralisme et la nais­
sance du néolibéralisme dans un
esprit de curiosité plutôt que de
disqualification. » Mais cette
sortie de l’« hypothèse répres­
sive » aurait quand même négligé
les ressources que le libéralisme
politique naissant a inventées,
en matière de contre­pouvoir.
Ce manque, Monod s’efforce
de le combler en opposant à
la « généalogie critique » d’un
Foucault sa propre « généalogie
affirmative » de la modernité
démocratique.
Pour autant, ce parcours post­
foucaldien n’a rien de centriste. Il
vibre au contraire de l’écho des
révolutions arabes ou de la
séquence des « gilets jaunes » qui
ont accompagné sa rédaction.
Si Jean­Claude Monod ne nie pas
les dérives identitaires ou natio­
nalistes surgies à l’occasion de la
révolte des ronds­points ou
l’échec des soulèvements au
Maghreb ou au Moyen­Orient,
ces mouvements n’en restent pas
moins révélateurs, selon lui, de
l’« expérience contemporaine de
reconquête d’agoras, d’espaces
physiques de discussion et de
revendication où peut, d’une
manière encore assez indétermi­
née, se réinventer une démocratie

qui déborde toute fixation institu­
tionnelle » – ce que le philosophe
Claude Lefort (1924­2010), l’un de
ses inspirateurs, avait avec
d’autres nommé « la brèche » à
propos de Mai 68.

« Néolibéralisme autoritaire »
Cette brèche enfonce un coin
dans un néolibéralisme qui,
après avoir mis la sphère publi­
que au service du marché, se dé­
colle de plus en plus du modèle
démocratique pour gérer sur un
mode « agressif » la liquidation de
l’Etat­providence au nom de la
dérégulation économique, et
dévaster l’environnement au
nom de la croissance illimitée et
de l’inégalité qui en résulte. Outre
le pas de deux effectué par
l’économiste ultralibéral Milton
Friedman (1912­2006) en direc­
tion de la dictature chilienne, le
livre s’attarde sur l’avènement,
avec Emmanuel Macron, d’un
« néolibéralisme autoritaire » dès
lors qu’il s’agit de « démanteler le
code du travail » ou de supprimer
l’impôt de solidarité sur la for­
tune (ISF) en n’hésitant pas à
recourir à la confrontation plutôt
qu’à la concertation.
Pratiquant, à la suite de Fou­
cault, un « journalisme philo­
sophique » assumé, Jean­Claude
Monod livre ici des pages denses,

informées et précises. Il laisse
aussi l’impression de brasser un
peu trop de références à la fois
pour que les directions qu’elles
ouvrent soient toutes clarifiées.
La fixation de l’aiguille
n’est pas toujours aisée,
dès lors qu’on cherche à
naviguer entre les abus
contradictoires qui défi­
nissent la crise actuelle :
excès d’appropriation pri­
vée, d’exploitation de la
nature, de pouvoir. D’où le
côté décevant des quelques pro­
positions avancées, comme l’« oc­
cupation des places » ou la dédra­
matisation de la dette publique.
Mais, après tout, face à un ordre li­
béral qui se targue d’être la seule
et unique nature des choses, ima­
giner qu’il soit contingent se ré­
vèle déjà fort utile.

l’art de ne pas être
trop gouverné,
de Jean­Claude Monod,
Seuil, « L’ordre
philosophique »,
324 p., 20 €.

La guerre dans les yeux


Laurent Véray s’attache aux représentations culturelles de 14­18


antoine flandrin

P


eu de travaux s’étaient
jusqu’ici concentrés sur
les images fixes et ani­
mées de la première
guerre mondiale. L’historien du
cinéma Laurent Véray entend
combler cette lacune historio­
graphique, en élargissant les
lignes de force de sa thèse
(Les Films d’actualité français de
la Grande Guerre, AFRHC/Sirpa,
1995) grâce à de nombreux éclai­
rages comparatifs sur les diffé­
rents « arsenaux documentaires »


  • photographies, affiches et films
    de fiction – issus des autres pays
    en guerre, de l’Allemagne à la
    Grande­Bretagne en passant par
    les Etats­Unis et la Russie.
    Pour aborder ce vaste corpus, il
    privilégie l’approche culturelle.
    Son étude montre que les profes­
    sionnels du cinéma et les autori­
    tés se sont accordés pour diffuser
    en abondance des représenta­
    tions du conflit, montrées de telle
    sorte qu’elles ne puissent nuire
    au moral des civils. Cette solution
    devait également permettre de
    sauver l’industrie du cinéma
    mise en péril par la guerre.
    Reprenant à nouveaux frais la
    notion de propagande, l’auteur la


replace dans le contexte de la
Grande Guerre. Si elle portait
l’empreinte des autorités, la pro­
pagande par l’image n’avait pas la
signification qu’elle eut, plus
tard, sous les régimes totalitaires.
Elle ne saurait non plus être
réduite à la mécanique outran­
cière et mensongère du « bour­
rage de crâne ». Elle fonctionnait
parce qu’il existait au sein des
nations belligérantes un consen­
sus sur la nécessité du conflit.
In fine, elle pouvait être plausible
et acceptable si elle empruntait
des canaux de diffusion suscepti­
bles d’accréditer son bien­fondé.
Le cinéma lui en procura un.

Impressions inédites
La puissance de la démonstra­
tion tient ici au maniement des
temporalités : la profusion des
images qui racontent 14­18 est
replacée dans une période com­
prise entre le début du siècle,
lorsque le cinéma devient un di­
vertissement de masse, et 1928,
année des premières grandes
commémorations de la guerre


  • dans ce cadre mémoriel, les
    images ne sont plus seulement
    didactiques, scientifiques ou
    stratégiques, elles deviennent
    sacrées et font partie d’un culte
    national. Cet élargissement des
    bornes chronologiques permet
    de comprendre la constitution
    progressive d’une « culture
    visuelle de guerre ».


L’autre approche du livre, plus
anthropologique, se révèle tout
aussi convaincante. S’appuyant
sur une belle iconographie,
l’auteur questionne les processus
de création, des plans les plus
audacieux – l’opérateur Lucien
Le Saint installant sa caméra à
l’arrière de son avion, en 1919,
pour filmer les champs de bataille
ravagés du Nord de la France –
aux procédés innovants du réali­
sateur américain D. W. Griffith
qui, dans Cœurs du monde (1918),
bombarde le spectateur d’impres­
sions visuelles inédites.
Guidé par le souci constant de
se mettre à la place des specta­
teurs qui ont vu ces images,
Laurent Véray se penche aussi sur
les émotions qu’elles suscitèrent,
notamment chez les soldats – le
rire devant les pitreries de Charlie
Chaplin dans Le Rêve de Charlot
soldat (1918) ou le désir face à la
très érotique Musidora. Au total,
un livre foisonnant et brillant,
qui montre bien comment les
sociétés des nations belligérantes
furent envahies, tout entières,
par les représentations de la
guerre.

avènement d’une culture
visuelle de guerre. le cinéma
en france de 1914 à 1928,
de Laurent Véray,
Nouvelles Editions Place/
Ministère des armées,
544 p., 29 €.

Exaltés de l’apocalypse
Quand l’un des philosophes
les plus importants du XXe siècle,
Theodor Adorno (1903­1969),
propose en 1967 à des étudiants
socialistes viennois de lutter
contre l’extrême droite renais­
sante, cela donne un vrai petit
« manuel » dont presque pas une
ligne n’a vieilli. Au contraire, la
montée des populismes en Europe
confère une impressionnante ac­
tualité à ces lignes, où Adorno s’in­
quiète de constater que la ruine
du nazisme n’en a pas éteint tous
les foyers – même s’il se garde de
confondre époques et contextes.
Dans cette conférence retranscrite,
le philosophe montre comment
les idéologies nationalistes ne se
renforcent que quand le modèle
national est moribond. Leur carac­
tère « démoniaque, leur aspect
authentiquement destructeur »,
tient à la peur mêlée de fascination
qu’elles entretiennent, comme na­
guère le nazisme, pour l’apoca­
lypse. Face à cela, ni l’indignation
ni la morale ne sont efficaces.
Seule la mise en évidence de l’in­
compétence des leaders et la repré­
sentation du risque que leur arri­
vée au pouvoir constituerait pour
les intérêts concrets des masses
manipulées sont susceptibles d’en­
rayer leur progression. A la fin des
années 1960, les néonazis du Parti
national­démocrate échouèrent
finalement à rentrer au Bundestag.
Mais les conseils d’Adorno restent
bons à prendre. n. w.
Le Nouvel
Extrémisme
de droite
(Aspekte des neuen
Rechtsradikalismus.
Ein Vortrag),
de Theodor Adorno,
traduit de l’allemand
par Olivier Mannoni,
Climats,
120 p., 14 €.

Forumcoordonné et animé par Jean Birnbaum,responsable duMonde des livres

Palais descongrès et
de la culture du Mans
Entrée libre et gratuite

forumlemondelemans.univ-lemans.fr

Renseignements :Tél : 02 43 47 38 60 - [email protected]

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