Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1

8
| Chroniques


Vendredi 8 novembre 2019

0123


JE N’AVAIS JAMAIS LU « LA VIE D’ÉSOPE »,
qui vient d’être éditée pour la première fois
en poche comme préambule à une nouvelle
traduction des Fables. Cette « Vie » est fabu­
leuse, pardonnez­moi le jeu de mots.
Roman anonyme grec composé autour du
Ier siècle de notre ère, il relate, en une cen­
taine de pages, le passage sur cette terre de
l’inventeur de la fable, « esclave de condition
et phrygien de naissance (...), extraordinaire­
ment affreux à voir, bossu, ventripotent, la
tête énorme, le nez camard, voûté, noir,
courtaud, difforme, les bras semblables à de
petites pattes, boiteux, moustachu ». Et
bègue par­dessus le marché – Isis elle­
même lui rendra la parole, ce qui marquera
le début des ennuis et du
destin hors du commun de
l’esclave. Destin d’aventu­
res, de maître en maître et
de cité en cité ; destin
funeste, car malgré toute sa
sagesse, il finira précipité
du haut d’une falaise par les
Delphiens – ses récits ne le
sauveront pas. Et même si
nous savons que les Fables
proprement dites sont en
réalité l’œuvre d’auteurs divers, connaître
la personnalité hors du commun de leur
narrateur fictif les baigne d’une lumière
sans pareil.

JORGE LUIS BORGES MENTIONNE ÉSOPE
dans la préface du Rapport de Brodie
(1970) : « Je ne suis pas et n’ai jamais été ce
qu’on appelait autrefois un conteur de
fables, ou un prêcheur de paraboles, et
qu’on nomme aujourd’ hui un écrivain
engagé. Je n’ai pas la prétention d’Esope.
Mes contes, comme ceux des Mille et Une
Nuits, cherchent à distraire ou à émouvoir
et non à persuader. » Esope avait donc la
prétention du prêcheur? Même si ce que
dit Borges est limpide, il est
sûr qu’il fait plus allusion à
quelque auteur du XXe siè­
cle qu’à notre esclave. Bor­
ges n’est­il pas, justement,
le génie du narrateur, celui
qui sait inventer les posi­
tions d’énonciations les
plus inattendues? Ces inci­
pit en forme d’axiomes
(« Pendant des années j’ai
répété que j’avais été élevé à
Palermo ») ou ces conclusions qui ont aussi
valeur de postulats (« Je ne me repens pas
d’avoir combattu dans leurs rangs contre les
hommes­singes ») sont peut­être, et quel
que soit le contexte de la nouvelle (conte
fantastique, pampa argentine, Buenos
Aires) la marque de fabrique du génie
porteño.

CETTE MAGIE DU BREF, ENTRE FABLE,
POÈME ET CONTE, je la retrouve avec délice
dans les proses de Pierre Autin­Grenier,
qui nous a malheureusement quittés
en 2014 ; Je ne suis pas un héros, Toute une
vie bien ratée et L’éternité est inutile sont
autant de bulles de beauté soufflées par la
bouche d’un fou et s’envolant dans un
rayon de soleil. « Ce midi,
comme je secouais la
salade devant la maison,
un bras m’appartenant
soudain de moi se détache
et s’en va, avec le panier, au
loin rouler dans l’herbe. »
Je vous laisse découvrir la
fin de ce poème, tout
comme je ne vous raconte­
rai pas pourquoi Autin­
Grenier déclare « Je crois
bien que je suis comme Marcel Proust » ou
quel est l’objet de « La campagne, les mar­
chands de machins et les adventistes du
septième jour » qui débute par « J’habite un
trou de taupe, à la lisière des zones civili­
sées », mais ces textes, administrés au
réveil, procurent une vraie sensation de
bonheur qui peut se maintenir une grande
partie de la journée, comme le souvenir
d’un sourire : « L’existence, la plupart du
temps, c’est un chapelet de balivernes aux
doigts des innocents. » 

« Fables », d’Esope, précédées de « Vie d’Esope »,
Folio classique, 448 p., 8,40 €.
« Le Rapport de Brodie » (El informe de
Brodie), de Jorge Luis Borges, traduit de l’espagnol
(Argentine) par Françoise Rosset et révisé par Jean­
Pierre Bernès, Folio, 160 p., 6,80 €.
« Je ne suis pas un héros », suivi de
« Toute une vie bien ratée » et de « L’éternité
est inutile », de Pierre Autin­Grenier,
La Petite Vermillon, 368 p., 8,90 €.

Le doute à travers


les siècles


LONGTEMPS, LES SCEPTIQUES
PASSÈRENT POUR MARGINAUX.
Leur place était restreinte dans
l’histoire de la philosophie. Bien
sûr, Pyrrhon et Timon chez les
Grecs, Sextus Empiricus sous
l’Empire romain avaient marqué
les esprits. Mais on rechignait à
leur attribuer une dignité compa­
rable à celle des stoïciens ou des
épicuriens. Comment juger res­
pectables et attirants des gens qui
nient radicalement l’existence de
toute vérité, ou soutiennent
qu’elle demeure inaccessible? Des
extravagants, ces penseurs disant
qu’aucun savoir n’est absolu,
aucune science assurée... – pas des
pères fondateurs. Déconcertants,
sans aucun doute, mais certaine­


ment pas à prendre au sérieux.
Voilà ce qu’on pensait.
Même en tenant compte
de la reviviscence mo­
derne du scepticisme – de­
puis Montaigne au temps
de la Renaissance, jusqu’à
David Hume au siècle des
Lumières –, on considé­
rait comme modestes son
emprise et son influence.
Enfin, Popkin vint. Son
travail monumental a
changé la donne. C’était il
y a quelques décennies
déjà, mais on ne finit pas
d’en mesurer les consé­
quences. Grande figure de
l’érudition américaine, professeur
dans plusieurs prestigieuses uni­

versités, Richard Popkin (1923­
2005) a chamboulé le paysage en
publiant, dès 1960, aux Etats­Unis,
L’Histoire du scepticisme d’Erasme
à Descartes. Ensuite, il n’a cessé de
remanier l’ouvrage, élargissant ré­
gulièrement son champ de recher­
che. Ainsi a­t­il d’abord prolongé
l’enquête jusqu’à Spinoza, dans
une nouvelle édition de 1979, tra­
duite en français, aux PUF, en 1995.
Obstiné et tenace, le savant a
ensuite ouvert la focale, en amont
et en aval, pour embrasser un par­
cours allant de Savonarole à Bayle
dans la dernière version de son
œuvre, considérablement aug­
mentée, parue en 2003 à Oxford.
Ce dernier texte est aujourd’hui
traduit, enrichi de trois articles sur
le XVIIIe siècle rédigés par Popkin à
la toute fin de sa vie.

Peur panique
Le basculement global de la
perspective est impressionnant.
Au lieu d’une curiosité reléguée
dans les marges, le scepticisme se
révèle moteur décisif de toute la
modernité, spirituelle comme in­
tellectuelle. Resurgissant avec les
humanistes, les arguments des
sceptiques de l’Antiquité croisent
notamment les questions ouver­

tes par la Réforme, aussi bien que
les interrogations héritées du
Moyen Age sur la foi et la raison.
En fait, Popkin réécrit l’histoire de
la pensée européenne sous une
lumière nouvelle. Montaigne,
puis les « libertins érudits » de l’Age
classique, ensuite Descartes,
Pascal, Hobbes, et surtout Spi­
noza, et pour finir Bayle, Berkeley
et Hume... tous se confrontent à
ce « spectre qui hante l’Europe »,
comme aurait dit Marx – mais ce
n’est pas le communisme, mais le
vertige que suscite le scepticisme.
Le soupçon que la vérité ne soit
qu’un mirage, la peur panique que
la foi, la science, la politique, la phi­
losophie même ne tiennent plus,
sombrent dans le vide, s’écroulent
sans relève, ce fil rouge relie la lon­
gue diversité des systèmes. Cette
crainte d’un effondrement engen­
dre des stratégies dissemblables.
Monument d’intelligence souve­
raine et d’érudition sans faille,
cette Histoire du scepticisme les
explore toutes, pas à pas. Si vous
n’avez pas lu ce chef­d’œuvre,
faites­le d’urgence. Il est aussi inté­
ressant et accessible que volumi­
neux. Très vite, grâce à lui, on ne
considère plus les classiques avec
les mêmes yeux.

DÈS LE « PRIÈRE D’INSÉRER », le lecteur
de Nacres est prévenu : « Ce n’est pas un
livre. » Il tient pourtant entre ses mains
un vrai livre, imprimé sur ce beau papier
qu’utilisent, pour notre plaisir inactuel,
les éditions Galilée, et accompagné de
sept dessins à la pierre noire d’Adel
Abdessemed, célèbre artiste né en Algé­
rie, comme son amie Hélène Cixous.
Mais celle­ci précise : il s’agit d’un cahier
qu’elle a tenu du 1er janvier 2017 au
14 mai 2019, sans souci d’être lue. « Un
cahier, ajoute­t­elle, ne prétend pas être
habitant ou citoyen de la Littérature. »
Mais de fait, comme la Littérature, avec
sa capitale, est un pays qu’Hélène Cixous
ne quitte jamais, ce texte ap­
partient à son œuvre et nous
introduit, à l’instar de tous les
précédents, à l’intérieur même
de son existence et de sa lan­
gue – un peu plus encore que
les autres, sans doute, d’être
écrit « au saut du lit ». Car la
puissance sans pareille de H.,
ainsi qu’elle se présente par­
fois, c’est la qualité extraordi­
nairement intime de tout ce
qu’elle écrit – intime au sens le
plus profond, le plus généreux du mot.
De livre en livre, elle nous transmet le
sentiment de vivre, nous l’insuffle litté­
ralement par ses rythmes, ses questions,
ses effrois et ses joies tout à la fois saisis

et libérés par les mots, en direct : ce qu’on
appelle la poésie. Même si elle écrit :
« La Littérature a toujours été l’attente­de­
la­vie­même », l’attendre avec elle est
déjà une manière de se sentir vivant


  • plus libre aussi. Lisant son cahier, on
    entre dans sa maison. Il n’y a aucun
    verrou, bien sûr. « Où est ma maison? Ma
    maison c’est ce chemin, sous le vent./
    Ecris­moi : soulevant, dit le vent. » Tel est
    bien l’effet produit par sa lecture : elle
    soulève, elle émeut. Elle respire et
    inspire. « Vous êtes la vie même », lui
    disait J. D. – Jacques Derrida, l’ami de
    toujours, l’âme, « l’âmour ». Tous ses
    lecteurs comprennent pourquoi.
    Qu’y a­t­il donc dans ce cahier? Des
    « bijoux verbaux » semblables à ces
    nacres que l’auteure ramassait sur la
    plage d’Oran, dont le nom vient de
    l’arabe naqqara, « petit tambour ». Car les
    mots sont beaux et sonores, ils tapissent
    et embellissent nos vies, ils sont la
    matière première de l’écrivain, son
    savoir propre. L’étymologie les déplie et
    les augmente, l’invention les sculpte en
    les agglutinant – quoi de mieux qu’un
    mot­valise pour transporter ensemble
    plusieurs sens, évoquer par exemple le
    « gronronnement de l’océan », l’« autre­
    froid » d’une époque défunte ou « l’ap­
    partemaman » qu’il est si difficile de
    vider à la mort de sa mère? Un modèle
    de création poétique se trouve dans un


Ehpad où H. va rendre visite à de vieux
pensionnaires à la tête égarée, « tous
modestement shakespeariens », qui
rivalisent d’inventivité verbale.
Comme eux, les mots d’Hélène Cixous
retrouvent l’entièreté de leur capacité à
attraper non pas une vérité mais plu­
sieurs. Ses trouvailles accueillent les
associations libres, les contraires s’unis­
sent car le rapport au réel, comme l’illus­
tre un amusant dialogue de H. avec son
fils, « c’est très simple très très compli­
qué ». Elle­même, la narratrice, la scrip­
trice plutôt, abrite des âges différents :
« Et qu’est­ce qu’une femme de 80 ans et
40 ans ou 30, ce que je suis en même
temps? » Pas davantage la vie n’est­elle le
contraire de la mort – la mort, « cette
soudaine nessance, cette néance fou­
droyante ». H. converse avec les morts,
que ce soit avec Homère, Montaigne ou
Eve, la mère tant chérie, la mémoire et
les rêves ramènent les défunts immor­
tels, le fils tôt perdu, l’aimé disparu dont,
endormie, elle frôle la jambe nue – « tu es
rêvenu ». Le cahier brasse aussi la texture
hybride du temps, faite d’actualités poli­
tiques (l’hommage à l’écrivaine turque
Asli Erdogan, le duel Macron­Le Pen en
avril 2017) ou de tragédies historiques (la
guerre d’Algérie, la déportation de sa
famille juive par les nazis), d’événements
privés lointains ou récents, de « petits
embrasements de vies » et de « coups de
mort », où se télescopent le rire et les lar­
mes. Certes, le deuil imprègne fortement
la plus grande partie du cahier, « petite
bibliothèque des chagrins précieux. Ça
ressasse, mâche, le morceau inavalable de
mort. On peut dire que ça ne passe pas ».
Les dernières pages évoquent la mort de
Philia, l’un de ses deux chats bien­aimés,
que les dessins d’Adel Abdessemed nous
montrent en surimpression sur le
manuscrit. « Je passe perpétuellement de
vie à trépas et retour », dit Hélène à sa fille
Anne, avant de décrire de façon boule­
versante « l’amour­chat, une espèce

d’amour qui tient du chat, absolu, et tissé
de durées plus rapides que nos durées
humaines, avec mouvements et moments
très intenses, sans reste, et plus brefs ».
Il arrive heureusement que l’écrivaine
soit « nourrie, comblée, guérie par la Litté­
rature, un mot aussi fort et plus rassurant
qu’amour ». Et puis Adel a un moyen de
ressusciter Philia pour toujours : « J’ai fait
un chat qui va rester au Musée Picasso,
définitif. A vie! », dit­il à son amie, qui
s’en réjouit. Et quand on parle d’Hélène
Cixous, d’un de ses livres, quel qu’il soit,
parce que je ne connais pas d’écrivain
plus vivant, c’est par ce mot qu’il faut évi­
demment finir. Hélène Cixous, à vie !

FRANCESCA CAPELLINI

La puissance sans
pareille d’Hélène
Cixous, c’est la qualité
extraordinairement
intime de tout ce
qu’elle écrit – intime
au sens le plus
profond, le plus
généreux du mot

nacres. cahier,
d’Hélène Cixous,
accompagné de dessins
à la pierre noire d’Adel
Abdessemed,
Galilée, 176 p., 16 €.
Signalons aussi,
de la même auteure,
la parution du Prénom de
Dieu, Presses universitaires
de Vincennes, 176 p., 14 €.

histoire
du scepticisme.
de la fin du
moyen age à l’aube
du xixe siècle
(History of scepticism.
From Savonarola
to Bayle),
de Richard Popkin,
traduit de l’anglais
(Etats­Unis) par Benoît
Gaultier, préface
de Frédéric Brahami,
Agone, “Banc d’essais”,
884 p., 35 €.

Petit tambour


FIGURES LIBRES


ROGER-POL
DROIT

LE FEUILLETON


CAMILLE LAURENS DES POCHES
SOUS LES YEUX

MATHIAS ÉNARD


PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY
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