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| Rencontre
Vendredi 8 novembre 2019
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Valeria Luiselli
Valeria Luiselli, à Stockholm, en septembre 2018. LAURENT DENIMAL/OPALE
ariane singer
A
près une heure
d’entretien avec
Valeria Luiselli,
dans les locaux
parisiens de son
éditeur, quelque
chose se craquelle : le vernis de
réserve derrière lequel s’abritait
jusqu’alors la romancière mexi
caine. Ses grands yeux noirs
s’emplissent de larmes. « Nous
sommes une génération marquée
par l’horreur, confietelle. Il est
impossible de se soustraire à l’obli
gation de la raconter du mieux
possible. »
Née en 1983 à Mexico, Valeria
Luiselli, qui vit à New York,
compte désormais parmi les jeu
nes voix les plus célébrées d’Amé
rique. Qu’atelle en tête à cet ins
tant précis? Quelles scènes réel
les, quelles images parmi celles
dont elle s’est nourrie pour écrire
Archives des enfants perdus, son
quatrième livre paru en français,
un temps sélectionné pour le
prestigieux Booker Prize? Elle ne
le dira pas. Un an après la
parution de Racontemoi la fin
(L’Olivier, 2018), où elle relatait
son expérience de traductrice
bénévole auprès d’enfants, au
tribunal de l’immigration à
New York, elle aborde à nouveau
la crise migratoire qui touche le
sud des EtatsUnis. En se concen
trant cette fois sur le sort de ces
milliers de mineurs sans papiers
qui arrivent seuls à la frontière.
Fuyant l’extrême violence de
leurs pays (Salvador, Guatemala,
Honduras...), ces jeunes sont
enfermés dans des centres de
détention aux EtatsUnis, souvent
pendant plusieurs mois, avant
d’être, ou non, autorisés à rester.
Or ce livre, comme les précé
dents, se garde de tout effet
larmoyant ou sensationnaliste.
Valeria Luiselli revient, de façon
romancée, sur un road trip qu’elle
a effectué en 2014 vers l’Arizona,
avec son mari mexicain et leurs
enfants. Elle met en scène une
famille recomposée. Les parents,
un couple de documentaristes
sonores, sur le point de se sépa
rer, partent travailler, l’une sur
la crise migratoire, l’autre sur
l’histoire des Apaches, « les der
niers à avoir résisté au gouverne
ment mexicain ». « J’ai commencé
le livre pendant le voyage, relatet
elle. Mais je me suis rendu compte
que j’étais en train d’utiliser le
roman comme un réceptacle de
ma frustration politique, en
fictionnalisant ce que j’avais
entendu au tribunal. J’ai donc
abandonné et écrit Racontemoi
la fin, un témoignage personnel et
direct de cette expérience. Puis je
suis retournée à la fiction en réflé
chissant au rôle que celleci peut
jouer face à la violence politique. »
Fille d’ambassadeur, ayant
grandi entre les EtatsUnis, le
Costa Rica, la Corée, l’Afrique du
Sud et l’Inde, elle a d’emblée consi
déré l’écriture comme une « ma
nière d’être ». « Cette façon d’être
constamment itinérante, cette vie
dans laquelle j’ai toujours occupé
une place d’étrangère, m’a obligée
à trouver un point d’ancrage :
observer, en silence et à l’écart,
prendre des notes », précise l’écri
vaine qui, parfaitement bilingue,
écrit aussi bien en espagnol qu’en
anglais et dont les œuvres, mélan
ges d’essai, de roman et d’auto
fiction, rendent compte de ce tra
vail d’observation, loin des sché
mas narratifs traditionnels.
Fille d’une sympathisante zapa
tiste ayant rejoint le mouvement
lors du soulèvement au Chiapas
contre le gouvernement fédéral
mexicain, en 1994, elle se consi
dère ellemême comme « sociale
ment engagée et politiquement
active », ce qu’illustrent certains
de ses livres. Pour L’Histoire de mes
dents (L’Olivier, 2017), une com
mande de la collection d’art d’un
fabricant mexicain de jus de fruit,
Jumex, elle avait ainsi choisi de
coécrire avec une douzaine
d’ouvriers les histoires de son per
sonnage, un commissai
repriseur, sur les objets
qu’il vend – des dents, en
particulier.
C’est que chez Luiselli,
titulaire d’un doctorat en
littérature comparée à
l’université Columbia
(New York), tout est af
faire de discussion, et
d’abord avec les œuvres
littéraires. Après Papeles
Falsos (« faux papiers »,
non traduit, Sexto piso),
son premier livre, paru en 2010,
où ses pérégrinations dans diffé
rentes villes la conduisaient sur
les traces de Joseph Brodsky, de
Pessoa ou encore de W. G. Sebald,
Des êtres sans gravité (Actes Sud,
2013) mettait en regard la vie
d’une jeune éditrice à New York et
celle de Gilberto Owen, un obscur
poète mexicain des années 1920.
Archive des enfants perdus, dont
une partie, superbe, retrace l’épo
pée d’une poignée d’enfants vers
un présumé eldorado, dialogue
quant à lui avec la tradition
littéraire de l’exode, des textes
bibliques aux Cantos d’Ezra
Pound (18851972), en passant par
La Croisade des enfants (1896) de
Marcel Schwob (18671905). Mais
ce livre, Valeria Luiselli l’a surtout
conçu comme une « conversation
entre les générations » : pour que
les plus jeunes, une fois sensibili
sés par leurs parents au sort des
migrants de leur âge, puissent
ouvrir à leur tour les yeux sur les
relations douloureuses entre les
EtatsUnis et leurs voisins du Sud.
Dans cette leçon de géopolitique
littéraire, Valeria Luiselli se révèle
magistrale.
Fille d’ambassadeur,
ayant grandi entre
les EtatsUnis, le Costa
Rica, la Corée, l’Afrique
du Sud et l’Inde, Luiselli
a d’emblée considéré
l’écriture comme
une « manière d’être »
« Une place
d’étrangère »
Tourmentée par la relation qu’entretiennent les EtatsUnis
avec son pays natal, l’écrivaine s’inspire d’un « road trip »
familial pour raconter l’exode de mineurs mexicains
archives des enfants perdus
(Lost Children Archive),
de Valeria Luiselli,
traduit de l’anglais (EtatsUnis)
par Nicolas Richard,
L’Olivier,
472 p., 24 €.
Président
de la 22eFête du livre duVar
Maxime Chattam
Vanessa Bamberger, Dominique
Barbéris, Emmanuelle
Bayamack-Tam, Emma Becker,
Brigitte Benkemoun, Dominique
de Saint Pern, Christine
Desrousseaux, Lionel Duroy,
Irène Frain, Brigitte Giraud,
Lenka Horñáková-Civade,
Craig Johnson, Gilles Legardinier,
Claire Marin, Bruno Masi,
Jean-Baptiste Maudet, Akira
Mizubayashi, Jean-Noël Orengo,
Sylvain Prudhomme, Jean-Marie
Rouart, Dominique Sigaud,
Irina Teodorescu, Didier
Van Cauwelaert, Bernard
Werber...
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