Le Monde - 08.11.2019

(Sean Pound) #1
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VENDREDI 8 NOVEMBRE 2019 france| 9

Un projet de loi contre la délinquance financière


Le texte, en gestation, devrait permettre au parquet de Paris de coordonner les enquêtes les plus complexes


E


n matière de lutte contre
la criminalité organisée,
le blanchiment d’argent
ou les infractions écono­
miques et financières, on voit
passer les trains! » Ce Cassandre,
au cœur de la machine gouverne­
mentale, veut croire que le projet
de loi en préparation au ministère
de la justice améliorera les choses.
Quinze ans après la création des
juridictions interrégionales spé­
cialisées (JIRS) et cinq ans après
l’instauration du Parquet natio­
nal financier (PNF), le gouverne­
ment cherche à redynamiser la
machine judiciaire dans ces do­
maines. Un texte axé sur l’organi­
sation des parquets, qui adaptera
également l’institution à la créa­
tion du parquet européen, devrait
être soumis au conseil des minis­
tres en janvier, a appris Le Monde.
Ce projet intervient après une
salve de trois rapports alarmants.
La Cour des comptes a déploré,
en décembre 2018, « les faiblesses
[dans] l’organisation et les moyens

consacrés à la lutte contre la délin­
quance économique et financière »,
tandis que les députés Ugo Berna­
licis (LFI) et Jacques Maire (LRM)
ont dénoncé, en mars, un risque
de « thrombose » en la matière.

Centralisation à Paris
Un rapport de François Molins,
procureur général près la Cour de
cassation, remis en juillet à Nicole
Belloubet, ministre de la justice, a
achevé de dresser le diagnostic.
« L’organisation actuelle ne per­
met pas de traiter le haut du spec­
tre de la criminalité organisée »,
écrit l’ancien procureur de Paris.
Les huit JIRS (Paris, Lille, Rennes,
Bordeaux, Marseille...) réunissant
des magistrats expérimentés
dans les affaires « de grande com­
plexité » sont censées répondre à
ce défi. Mais le nombre d’enquê­
tes ouvertes dans ces pôles en
matière économique et finan­
cière est retombé en 2018 à son
niveau de 2005... « La France est
devenue une terre de blanchiment

d’argent, avec une mutualisation
des moyens par des entreprises qui
offrent leurs services à plusieurs
réseaux criminels », s’alarme un
membre d’un cabinet ministériel.
La question n’est pas officielle­
ment tranchée, mais le projet de
loi en gestation devrait reprendre
la proposition de M. Molins qui,
fort de son expérience dans la
lutte contre le terrorisme, plaide
pour une centralisation à Paris des
affaires les plus complexes, no­
tamment par leur dimension in­
ternationale. Un rôle de chef de file
et de coordonnateur devrait être
donné à la JIRS de Paris et, surtout,
un « pouvoir d’évocation », qui per­

met de préempter certains dos­
siers particulièrement complexes.
« L’idée n’est pas de donner tous
les dossiers à la JIRS de Paris, ce se­
rait aberrant. Mais l’absence de
communication est dramatique »,
plaide un haut magistrat parisien.
Pour ne pas braquer les trente­six
procureurs généraux formelle­
ment opposés à la création d’un
pouvoir d’évocation, la rédaction
de l’article de loi pourrait ne pas
en faire un principe impératif.
L’autre point faible de cette jus­
tice est le cloisonnement des
informations au niveau des
régions, alors que les réseaux cri­
minels et financiers se jouent des
frontières. La création d’un outil
informatique pour croiser les
données des huit JIRS a donc été
décidée. De quoi faire jaillir une
alerte dès qu’une plaque d’imma­
triculation, ou un numéro de télé­
phone se retrouve, par exemple,
dans un trafic de stupéfiants à
Bordeaux et une affaire de traite
d’êtres humains à Lille. « Ce qui

permet aux enquêteurs de tra­
vailler à partir d’un individu, et pas
d’une infraction », dit un procu­
reur. La question des droits d’ac­
cès à ce logiciel n’est pas tranchée.
Certains plaident pour qu’il soit à
la main de la JIRS de Paris, qui
serait dotée d’un analyste affecté.
Sans attendre l’arrivée de cet
outil, la garde des sceaux devrait
diffuser fin novembre une cir­
culaire pour fixer les principes de
l’échange d’informations entre les
JIRS et préciser celles qui doivent
systématiquement remonter au
procureur de Paris. Comme gage
face au risque d’une centralisa­
tion qui dévitaliserait les régions,
la chancellerie compte sanctuari­
ser les effectifs des JIRS et éviter
ainsi que leurs magistrats soient
aspirés par les autres tâches des
juridictions. Les effectifs des JIRS
de Paris et de Marseille seraient
sensiblement augmentés.
A l’appui de sa volonté politique,
Mme Belloubet a inscrit dans le
projet de budget 2020 la création

de trente postes de magistrats
pour la lutte contre la délinquance
économique et financière. Ce
projet de loi devrait s’inscrire dans
l’évolution de l’organisation judi­
ciaire à l’œuvre depuis plusieurs
années. A côté de la compétence
territoriale des parquets se déve­
loppe la compétence thématique
des parquets spécialisés. La ques­
tion du droit d’évocation est aussi
posée pour le Parquet national
financier et les pôles santé publi­
que ou accidents collectifs des
parquets de Paris ou Marseille.
La garde des sceaux prépare
aussi un décret imposant aux ser­
vices de police et de gendarmerie
d’informer simultanément le par­
quet local et celui de la JIRS compé­
tente dès qu’ils détectent un phé­
nomène de criminalité organisée
complexe. Ce qu’ils sont censés
faire depuis des années... mais
sept dépêches ou circulaires de la
direction des affaires criminelles
et des grâces n’y ont pas suffi.
jean­baptiste jacquin

Ce projet
intervient après
une salve
de trois rapports
alarmants

En entreprise, le fait


religieux se banalise


Une minorité des salariés se place dans « une
logique de refus », selon une étude publiée jeudi

D


ans l’entreprise, le fait re­
ligieux se « banalise », les
manageurs le gèrent « de
mieux en mieux » et les salariés
« s’adaptent » plus volontiers.
C’est ce que révèle l’édition 2019
du baromètre du fait religieux en
entreprise publié par l’Institut
Montaigne depuis 2013. L’étude,
intitulée « Religion au travail :
croire au dialogue » et publiée
jeudi 7 novembre, confirme une
dynamique à l’œuvre depuis six
ans : les manifestations de religio­
sité sur le lieu de travail conti­
nuent de s’affirmer.
Les demandes d’aménagement
du temps de travail, le port visible
d’un signe religieux (voile, croix,
étoile de David...) et la volonté de
pouvoir faire sa prière pendant
les temps de pause restent les
principaux signes observés.
« 90 % d’entre eux émanent de sa­
lariés de confession musulmane »,
précise l’auteur, Lionel Honoré,
professeur des universités à l’Ins­
titut d’administration des entre­
prises de Brest et directeur de
l’Observatoire du fait religieux en
entreprise.
Pour réaliser cette étude,
1 100 personnes ont répondu à un
questionnaire, une trentaine
d’entretiens ont été conduits et
30 experts (directeurs des res­
sources humaines, responsables
diversité...) ont été interrogés.
70 % d’entre eux disent rencon­
trer des faits religieux – « réguliè­
rement » pour 32 % et « occasion­
nellement » pour 38 %. Ils étaient
66 % en 2018. Dans 19 % des cas,
cela génère des tensions, un con­
flit ou un blocage, un pourcen­
tage en augmentation régulière.
« La grande majorité des salariés
ne laisse rien transparaître de leur
religiosité dans l’entreprise, tient à
souligner l’auteur. La plupart des
autres sont prêts à aménager leur
pratique pour la rendre “accepta­
ble” et se conforment aux exigen­
ces de l’organisation pour laquelle
ils travaillent. »
Une petite minorité – 12 % des
cas qui créent des dysfonctionne­
ments – se place dans « une logi­
que de refus ». « Ce qui est margi­
nal mais pas anecdotique, com­
mente Lionel Honoré. Ceux­là
adoptent une posture de revendi­
cation et veulent imposer à l’entre­
prise un fonctionnement reli­
gieux. » Ils exigent par exemple

des jours de repos à des dates pré­
cises, refusent certaines tâches
ou encore constituent des équi­
pes de travail uniquement com­
posées de coreligionnaires ou ré­
clament une salle de prière. Or, in­
siste l’auteur, « institutionnaliser
le fait religieux est une erreur. Cela
doit rester une problématique in­
dividuelle ». Ni salle de prière ni
nourriture confessionnelle à la
cafétéria, préconise donc l’auteur.
Dans 54 % des cas (contre 51 %
en 2018), une intervention mana­
gériale est nécessaire, mais cette
dernière génère « moins de pani­
que » et « moins d’hystérie » qu’il y
a quelques années. « En 2013, de
nombreux manageurs pouvaient
se braquer face à une femme voilée
et se montrer décidés à la renvoyer
sans discussion. Aujourd’hui, ça
s’est beaucoup apaisé, le pragma­
tisme s’est imposé », raconte Lio­
nel Honoré. En revanche, les rela­
tions entre collègues se sont, el­
les, « dégradées », dit­il, donnant
lieu à davantage de comporte­
ments discriminants.

Rappel de la loi
Pour l’auteur, la meilleure façon
d’éviter les crispations est la mise
en place d’un règlement officiel et
clair. Une option choisie par le
groupe Casino, qui a édité, dès
2009, un petit livret d’une tren­
taine de pages intitulé « Gérer la
diversité religieuse en entreprise »
envoyé aux 5 000 manageurs
français et mis à la disposition des
salariés. Organisation du temps
de travail, alimentation, tenue
vestimentaire, comportement... A
chaque thématique, un rappel de
la loi et la position de la direction.
Un choix « encore trop rare », re­
grette Lionel Honoré. Plus de 44 %
des entreprises concernées occa­
sionnellement ou régulièrement
par le fait religieux ne mettent
aucun dispositif en place. Alors
même qu’il est un facteur « apai­
sant » et un « outil » précieux pour
les manageurs de proximité qui
se retrouvent, dans certaines en­
treprises, confrontés au « manque
de courage » des directions qui
choisissent « le déni » et refusent
de « rentrer là­dedans ». Quitte à
laisser la situation dégénérer.
« Pourtant, souligne l’auteur, lors­
que le management du haut tran­
che, le salarié récalcitrant plie. »
louise couvelaire
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