Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1

12 |france VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019


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Rue de Trévise : la bataille judiciaire commence


Dix mois après l’explosion de gaz qui a fait quatre morts à Paris, l’assureur Generali s’oppose à GRDF, la filiale d’Engie


F


ini l’union sacrée, la soli­
darité mise en avant par
tous lorsque l’émotion
était à son comble. Rue
de Trévise, à Paris, dix mois après
l’explosion de gaz qui a fait qua­
tre morts, soixante­six blessés, et
ravagé tout un quartier, l’heure
est désormais à la recherche des
responsabilités et à la bataille ju­
diciaire. Une confrontation s’an­
nonce entre Generali, l’assureur
de l’immeuble au cœur du sinis­
tre, et GRDF, la filiale d’Engie qui
distribue le gaz naturel à Paris et
vers laquelle s’orientent en partie
les soupçons.
Faute d’avoir pu trouver une so­
lution amiable, le comité exécutif
de Generali a décidé de saisir la
justice. La compagnie d’assuran­
ces a prévu d’aller lundi au tribu­
nal de grande instance de Paris
pour demander, en référé, la dési­
gnation d’un expert chargé de
rechercher les causes de l’acci­
dent, selon une procédure contra­
dictoire. Les investigations se dé­
rouleront ainsi sous l’œil de tou­
tes les parties, notamment GRDF.
Dans le cadre d’un référé d’heure
à heure, Generali espère que l’ex­
pert sera nommé en quelques
jours. Si les juges estiment qu’il
n’y a pas urgence, la désignation
pourrait prendre quelques semai­
nes ou mois. « En tous les cas, cette
procédure lance le débat qui n’a
pas encore pu avoir lieu sur les rai­
sons de l’accident », commente un
proche de Generali. C’est le pre­
mier litige qui s’ouvre dans cette
affaire. Le directeur de Generali
est venu en personne expliquer sa
décision aux habitants concernés,
lors de deux réunions tenues
mardi 12 et mercredi 13 novembre
à la mairie du 9e arrondissement.
« Depuis l’été, le dossier est bloqué,
j’espère que cette assignation va
faire bouger les choses », com­
mente Delphine Bürkli, la maire
de l’arrondissement.
Retour en arrière. Le samedi
12 janvier, juste avant 9 heures, une

déflagration secoue la rue de Tré­
vise et les voies alentour. Après le
bang de l’explosion, « il y a eu
comme un tremblement de terre »,
rapportent les témoins. Dans tout
ce quartier calme du centre de
Paris, les murs vacillent, les vitres
se brisent. L’épicentre du drame se
situe au 6 rue de Trévise, un im­
meuble haussmannien, à l’angle
avec la rue Sainte­Cécile.
Quelques minutes plus tôt, des
pompiers appelés par des rive­
rains pour une forte odeur de gaz
sont arrivés sur place. Sur le trot­
toir, ils ont, semble­t­il, fermé une
vanne d’alimentation en gaz. C’est
à ce moment­là que tout a ex­
plosé. Deux des pompiers trou­
vent la mort, de même qu’une ha­
bitante et qu’une touriste espa­
gnole installée dans l’hôtel juste
en face. Des blessés graves sont
évacués par hélicoptère. A deux
pas des Folies­Bergère, le quartier
ressemble à une scène de guerre.

Un premier rapport publié
Dix mois plus tard, plusieurs bles­
sés sont toujours hospitalisés, et
trois immeubles restent interdits
d’accès, en particulier celui du
6 rue de Trévise, dont ne subsiste
guère que la façade. Plusieurs cen­
taines de personnes ne peuvent
toujours pas habiter ou travailler
là où elles en avaient l’habitude.
Comment une explosion aussi
violente a­t­elle pu avoir lieu? La
fuite de gaz est­elle venue du
réseau public de GRDF, ou des

canalisations privées, à l’intérieur
d’un immeuble? Plusieurs juges
d’instruction ont été saisis, et
une information judiciaire a été
ouverte contre X pour homicides
involontaires et blessures invo­
lontaires. En mars, un premier
rapport de police avançait l’hypo­
thèse d’une « fuite importante »
sur une canalisation publique
située devant le 6 rue de Trévise,
sous la chaussée, selon Le Pari­
sien. Le rapport définitif est at­
tendu début décembre.
Mais, parallèlement à cette ins­
truction pénale, les assureurs
cherchent aussi à y voir clair, pour

savoir qui paiera la facture, esti­
mée par certains autour de
80 millions d’euros. A la demande
de Generali et d’Axa France, qui as­
surent respectivement la copro­
priété et la boulangerie du 6 rue
de Trévise, des experts mandatés
par le tribunal ont procédé à une
première analyse. Leur rapport,
bouclé en juillet, met aussi en
avant l’hypothèse d’une rupture
de la canalisation située sous la
chaussée. Il souligne que « le ré­
seau de gaz alimentant la rue de
Trévise est une installation an­
cienne, non encore rénovée, com­
portant des canalisations en fonte,

matériau rigide sans aucune sou­
plesse, à la différence de ceux utili­
sés aujourd’hui ». Le gaz fuyant de
cette canalisation « pourrait avoir
pénétré dans les caves » par les fis­
sures du branchement à l’égout
« avant d’envahir la totalité du vo­
lume des caves du 6 rue de Tré­
vise ». C’est cette énorme poche de
gaz constituée en quelques heu­
res ou quelques jours qui aurait
brutalement explosé. Le réseau
privatif, lui, serait hors de cause.
S’appuyant sur ce rapport, Ge­
nerali a tenté de s’entendre avec
GRDF sur le partage des frais.
Sans succès. La filiale d’Engie, qui

se refuse à tout commentaire sur
une procédure en cours, ne peut
évidemment pas accepter de
gaieté de cœur d’être ainsi poin­
tée du doigt. Au­delà de la rue de
Trévise, c’est toute son image et
celle du gaz qui risquent d’être
mises à mal. Si sa responsabilité
était démontrée, l’affaire pourrait
lui coûter très cher. « A ce stade, ce
n’est absolument pas le cas, souli­
gne un familier de GRDF. Si l’his­
toire était si simple, l’enquête se­
rait déjà finie. » Compte tenu de
l’enjeu, le litige naissant risque de
durer plusieurs années.
denis cosnard

En juillet, le carrefour de la rue Sainte­Cécile et de la rue de Trévise, à Paris. JACQUES DEMARTHON/AFP

Generali a prévu
de demander
lundi, en référé,
la désignation d’un
expert chargé
de rechercher
les causes
de l’accident

L’encadrement des plates­formes


de locations touristiques déçoit les villes


Les mairies dénoncent un dispositif bien en deçà du projet initial


Des lycéens sans affectation


attaquent l’éducation nationale


C


e mercredi, à une heure où les élèves de
terminale sont normalement en
classe, Edgar, 17 ans, patiente dans une
salle d’audience du tribunal administratif de
Cergy­Pontoise (Val­d’Oise). Ce redoublant de
la filière S fait partie des quelques dizaines
d’élèves des Hauts­de­Seine, candidats mal­
heureux au baccalauréat, qui n’ont pas trouvé
de place au lycée à la rentrée 2019. Six dossiers
ont été examinés, le 13 novembre, dans le
cadre d’une procédure en référé dans laquelle
les lycéens réclament leur inscription en classe
de terminale.
La veille de l’audience, Edgar, Matteo et les
autres se sont vu offrir des places dans les
modules de repréparation aux examens en
alternance (Morea), un dispositif spécifique
proposé aux décrocheurs scolaires – en prin­
cipe, plutôt après un second échec au bacca­
lauréat. Mais les élèves et leurs familles ne
sont pas satisfaits de cette option, destinée à
un public bien spécifique : les Morea permet­
tent aux redoublants de suivre des cours uni­
quement dans les matières dans lesquelles ils
ont échoué, avec des semaines n’excédant pas
dix­huit heures de cours. Ces modules n’offri­
ront pas de bulletin scolaire complet à présen­
ter pour Parcoursup, la plate­forme de candi­
dature dans l’enseignement supérieur. « Cela
signifie que mes clients devront présenter pour
Parcoursup leurs bulletins de l’année précé­
dente, celle de leur échec au bac », s’inquiète
Delphine Krust, leur avocate.

« Mon fils n’est pas un décrocheur »
La FCPE, qui a accompagné les familles dans le
recours, dénonce elle aussi une solution « au
rabais », destinée, selon elle, à « gérer les flux
par manque de place », selon Abdelkrim Mes­
bahi, responsable de la FCPE des Hauts­de­
Seine. L’antenne de la fédération de parents a
comptabilisé 43 lycéens toujours sans solu­
tion. Le rectorat de Versailles, lui, en trouve plu­

tôt une vingtaine dans le département, et dé­
fend le choix de les inscrire dans les modules :
« Pour certains élèves, les modules dédiés aux
décrocheurs nous semblent plus adaptés », tran­
che­t­on au rectorat. « Selon
quels critères ces lycéens ne
pourraient­ils pas poursui­
vre leur scolarité dans leur fi­
lière d’origine? », interroge
en retour l’avocate. Les pa­
rents, eux, gèrent à la fois
leur propre inquiétude et la
frustration de leurs adoles­
cents, qui tournent en rond
depuis deux mois et demi.
« Mon fils n’est pas un décro­
cheur, c’est l’inverse. Il a raté
son bac et il a besoin d’aide », plaide François Ni­
colas, le père d’Edgar. « On est déjà en
novembre, ils ont perdu un trimestre de cours »,
ajoute Aicha, la mère de Ziyad, qui s’est vu pro­
poser un module de redoublement, comme
Edgar, à une heure de transport de son domi­
cile. Dalila, la mère de Mohamed, est de loin la
plus inquiète : pour elle, le module ne convien­
dra pas car son fils a échoué dans toutes les
matières. « J’ai accepté parce que j’ai peur qu’il se
retrouve sans rien, il commence demain, avoue­
t­elle. Mais je sais déjà que ce sera trop léger
pour tout ce qu’il a à rattraper. »
Difficile de savoir combien d’élèves sont
concernés par ce problème. Au rectorat de Ver­
sailles, on dit découvrir de nouveaux cas
régulièrement. Ailleurs, il reste 58 lycéens
« sans solution » en Seine­Saint­Denis, « tous is­
sus de la filière STMG, où la demande est parti­
culièrement forte », précisent les services dé­
partementaux de l’éducation nationale à Bobi­
gny. La FCPE 93 envisage d’accompagner les fa­
milles vers une saisine du tribunal
administratif. Pour ceux des Hauts­de­Seine, la
décision sera rendue la semaine prochaine.
violaine morin

CES ÉLÈVES, 


CANDIDATS 


MALHEUREUX AU 


BAC, FONT VALOIR 


LEUR DROIT 


À REDOUBLER


L


es plates­formes de loca­
tions de tourisme, comme
Airbnb, Booking, Abritel, se­
ront tenues, à compter du 1er dé­
cembre 2019, de transmettre aux
mairies la liste des annonceurs qui
proposent des biens sur leur terri­
toire, l’adresse du local loué, son
numéro d’enregistrement et le
nombre de jours de location dans
l’année. Une telle information est
essentielle pour ces villes qui peu­
vent ainsi contrôler que le loueur
respecte la loi, ne dépasse pas
120 nuitées par an s’il s’agit de sa
résidence principale ou, pour tout
autre local, qu’il a fait les démar­
ches, comme le changement de
destination en commerce et la
compensation des mètres carrés
de logement perdus.
Les dix­huit villes de France,
dont Paris, Bordeaux et Lyon, qui
ont mis en place l’obligation, pour
ces loueurs, de s’enregistrer, atten­
daient avec impatience que le gou­
vernement fixe les modalités de
cette transmission. C’est chose
faite avec un décret daté du 30 oc­
tobre et un arrêté du 31 octobre,
publié le 5 novembre, pris en appli­
cation de la loi ELAN du 23 no­
vembre 2018. Mais la déception est
grande tant le gouvernement a
adouci le régime imposé aux pla­
tes­formes. Lors des débats à l’As­
semblée, il était, par exemple,
question que cette transmission
de données ait lieu trois fois par
an : ce ne sera qu’une fois. Plus
grave, contrairement à ce qui était

prévu dans un projet de décret cir­
culant en avril, les sites ne sont fi­
nalement pas obligés de commu­
niquer le lien Internet vers l’an­
nonce correspondant au bien
mentionné. Cet « oubli » rend les
listings tout bonnement inexploi­
tables, empêchant les villes de vé­
rifier la concordance entre annon­
ceur, annonce et adresse.

Lobbying d’Airbnb
« Nous devons donc retrouver ma­
nuellement, une à une, les annon­
ces correspondant aux adresses
transmises dans le listing, déplore
Ian Brossat, adjoint à la maire de
Paris chargé du logement et de
l’hébergement d’urgence. Que
s’est­il passé entre le projet de dé­
cret et aujourd’hui? La seule expli­
cation est que le gouvernement a
été sensible au lobbying de ce sec­
teur, notamment d’Airbnb. »
Ces faiblesses volontaires intro­
duites dans le décret et l’arrêté
sont d’autant plus dommagea­
bles que la réglementation exis­
tante est déjà massivement ba­
fouée. A Paris, sur 60 000 annon­
ces, à peine la moitié sont dotées
du numéro d’enregistrement
pourtant obligatoire. A Bordeaux,
seules 3 500 annonces sur 9 000
sont dûment immatriculées. Ste­
phan Delaux, adjoint au maire de
Bordeaux chargé, notamment, du
tourisme, ne cache pas sa décep­
tion : « Alors que la loi ELAN, qui
posait les principes d’une régula­
tion stricte, a été votée à l’unani­

mité, ces décrets et arrêtés sont in­
suffisants. Une communication
par an, c’est trop peu. Nous atten­
dons avec impatience que les justi­
ces française et européenne se pro­
noncent sur la responsabilité des
plates­formes dans la publication
d’annonces illégales. »
La Ville de Paris a assigné Airbnb
et d’autres pour publication d’an­
nonces sans numéro d’enregis­
trement. Mais cette procédure
française est suspendue à un re­
cours d’Airbnb devant la Cour de
justice européenne, le site Inter­
net considérant la législation
française comme contraire au
droit européen, notamment aux
directives sur la libre prestation
de services et l’e­commerce.
Au ministère du logement, on ré­
torque que « le décret et l’arrêté ren­
forcent substantiellement les capa­
cités de contrôle des communes,
que l’adresse des meublés suffit à
identifier un logement et à orienter
les contrôles sur place des agents
municipaux (...) et que les plates­
formes doivent bloquer les loca­
tions de plus de 120 jours, ce qui a
été le cas pour 3 500 d’entre elles ».
Elus locaux et gouvernement s’op­
posent d’ailleurs sur cette durée de
120 jours, les villes souhaitant pou­
voir la moduler jusqu’à 60 jours.
Les sénateurs ont, le 22 octobre,
voté un amendement en ce sens à
la loi engagement et proximité,
mais le gouvernement et les dépu­
tés s’y sont ensuite opposés.
isabelle rey­lefebvre
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