Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
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VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019 économie & entreprise| 19

Le Kenya veut profiter


de l’engouement


pour l’avocat


Le précieux fruit, destiné à l’Europe, aux Etats­Unis,


et bientôt à la Chine, rémunère mieux les petits


producteurs que le café. Mais la compétition


internationale s’accroît sur ce marché en plein essor


comté de murang’a (kenya) ­
envoyée spéciale

L


e matin, quand je viens
ici et que je regarde ces
arbres, je me dis que
c’est de l’argent! Il n’est
pas encore dans ma
poche, mais je peux
déjà compter combien cela va
faire », lâche, souriant, le vieux
Mwaura Morisson, en scrutant
ses avocatiers, dont certains por­
tent déjà de minuscules em­
bryons de fruits. Dans le comté
de Murang’a, à deux heures de
route de Nairobi, le petit produc­
teur fait visiter son shamba, sa
parcelle de terre. Une succession
de restanques, plantées d’arbres
au feuillage dense, qu’il traverse
les mains dans les poches de
son imper élimé.
Les pluies d’octobre ont à peine
commencé que déjà les bottes
s’enfoncent dans le sol rouge et
visqueux de cette région fertile,
coincée entre la chaîne de monta­
gnes Aberdare et le mont Kenya,
un volcan éteint à la cime ennei­
gée. Originaire d’Amérique cen­
trale, l’avocatier a été introduit
par les colons anglais. Mais, jus­
que dans les années 1970, il n’est
qu’un des arbres du shamba,
dont on recueille de temps à
autre les fruits pour la consom­
mation familiale. L’heure est
alors à la production de café, un
emblème kényan dont « le comté
de Murang’a était numéro 1! », se
rappelle, quelques kilomètres
plus loin, Thomas Njoroge, un
comptable revenu à l’agriculture
après sa retraite, en 1980.
A l’époque, les prix du café ont
commencé à baisser et des élus lo­
caux – impliqués dans l’export –
ont commencé à miser sur l’avo­
cat. Thomas Njoroge a progressi­
vement converti les plants de café
légués par son père. D’abord en
avocats fuerte, la variété alors ma­
joritaire, puis en hass, qui domi­
nent aujourd’hui le marché.

CULTURE FACILE ET RENTABLE
L’intérêt de l’avocat tient d’abord
dans sa culture « facile », vante
l’homme de 62 ans, assis à l’om­
bre de sa maison, en bordure de la
parcelle. « Si l’arbre est bien nourri,
impossible de rater une récolte, les
revenus sont garantis. J’ai juste à
avoir les arbres, ensuite, je peux me
relaxer et attendre », rit­il en pla­
quant les mains derrière sa tête et
en étendant ses longues jambes.
Les hauts plateaux kényans of­
frent de bonnes conditions clima­
tiques à cette culture : une alti­
tude élevée et donc une bonne
température, deux saisons des
pluies par an, un faible besoin
d’irrigation et de fertilisants...
Les vingt arbres de Thomas Njo­
roge lui donnent chacun entre
500 et 2 000 kg de fruits, que l’ex­
portateur avec lequel il travaille,
Fair Trade Limited, vient récupé­
rer sur place. Il est payé comptant,
au kilo, par l’intermédiaire de
M­Pesa – le système kényan de
paiement mobile. La rentabilité
est bien meilleure qu’avec le café,
qui demande beaucoup de soins

et dont la cueillette est fasti­
dieuse. « Vous gagnez très peu
d’argent, poursuit­il. C’est 50 shil­
lings (43 centimes d’euros) le kilo,
mais, si vous déduisez vos dépen­
ses, il ne vous reste que 10 shillings.
L’avocat, lui, rapporte beaucoup
plus : je gagne 50 shillings par kilo,
et, après déduction des frais, il me
reste 45 shillings. »
Sur les milliers de petites parcel­
les de la région (elles font souvent
moins de 10 hectares), on cultive
toujours pêle­mêle bananiers, pa­
payers, caféiers, plants de maïs et
de légumes. Mais Mwaura Moris­
son explique que « c’est l’avocat
qui [lui] fait gagner de l’argent ».
« Et c omme il ne me demande pas
tellement de travail, j’ai le temps
pour mes autres cultures. Car il ne
faut pas mettre tous ses œufs dans
le même panier. » Ses revenus lui
ont permis, à la place de son an­
cienne maison en terre, d’en
construire une nouvelle, en ci­
ment. Il en a même bâti une
deuxième, à l’extrémité du ter­
rain, pour en tirer des revenus
locatifs. « Avec cet argent, on pro­
gresse, vous savez, on peut faire
des choses, s’acheter ce dont on a
besoin », raconte­t­il.
A l’image de ces petits produc­
teurs (qui représentent l’essentiel
de la production, les fermes in­
dustrielles étant minoritaires),

l’avocat a conquis le Kenya. En dix
ans, les exportations sont pas­
sées de 15 700 tonnes à 75 000
tonnes aujourd’hui, lesquelles re­
présentent l’essentiel de la pro­
duction, soit une hausse de
400 %. Les autorités, très favora­
bles à cette culture d’export qui
fait entrer des devises étrangères,
se targuent d’avoir cette année
dépassé en production l’Afrique
du Sud, où le manque d’eau est
récurrent. « Et il reste encore des
régions où l’on peut développer
l’avocat, vous en verrez encore
plus au Kenya dans cinq ans! »,
estime Bernard Kimutai, de l’ex­
portateur Fair Trade Limited, qui
s’est spécialisé dans le bio et tra­
vaille avec 2 500 fermiers.
Une production qui trouve faci­
lement un débouché grâce à l’im­
mense succès que connaît l’avo­
cat en Europe et aux Etats­Unis,
ses deux principaux marchés.
Les importations de ce fruit vert
à la chair crémeuse, vanté pour
sa richesse en fibres et en
« bons » acides gras, y bondissent
chaque année de 15 % et de 12 %,
respectivement. Au total, les ex­
portations mondiales de l’avocat
ont plus que doublé en dix ans
pour atteindre 2,2 millions de
tonnes. « Le boom date de sept ou
huit ans en Europe [principal dé­
bouché de l’avocat kényan] et du

début de la décennie 2010 aux
Etats­Unis », retrace Eric Imbert,
spécialiste de l’économie de
l’avocat au Cirad (Centre de coo­
pération internationale en re­
cherche agronomique pour le dé­
veloppement), à Montpellier.
Le fruit, note cet expert, a béné­
ficié d’importants efforts de mar­
keting, centrés sur ses vertus nu­
tritionnelles, et d’une améliora­
tion des techniques de mûrissage,
qui permettent au consomma­
teur d’acheter un avocat à point.
L’avenir? « Aux Etats­Unis, où les
budgets de promotion sont très
importants, nous avons encore de
beaux jours devant nous, notam­
ment sur la Côte est. En Europe,
cela dépendra des investissements
mis en place », précise­t­il.
Un nouveau marché s’ouvre
aussi à l’Est avec la Chine, qui, avec
1,4 milliard d’habitants, fait sali­
ver les pays exportateurs dont... le
Kenya. Son président, Uhuru Ke­
nyatta, a même signé, en avril, un
accord commercial avec son ho­
mologue, Xi Jinping, qui doit per­
mettre d’écouler, à terme, « plus
de 40 % de la production natio­
nale », a promis la présidence
dans un communiqué.
A Nairobi, les exportateurs sont
enthousiastes, même si, contrai­
rement à l’Europe, qui importe
de l’avocat frais, la Chine achète

uniquement de l’avocat déjà
coupé en morceaux et congelé.
« C’est une très bonne opportu­
nité, malgré un processus plus
complexe », estime Tiku Shah, di­
recteur général de l’exportateur
Sunripe, qui possède déjà les
équipements requis et travaille
notamment avec le français Pi­
card. Même son de cloche du côté
de Keitt, un autre important ex­
portateur (le leader, Kakuzi, n’a
pas répondu à nos questions),
qui « construit actuellement une
usine de pointe pour produire, dès
2021, des avocats congelés et de
l’huile d’avocat », explique son
directeur, Asif Amin.
Sur ce point, Eric Imbert, du Ci­
rad, est plus sceptique. « C’est un
marché qui croît de moins de

10 000 tonnes par an, qui se cher­
che. L’avocat n’est pas encore
connu en Chine, où, en général, les
végétaux se consomment cuits, il
va falloir éduquer le consomma­
teur. » Surtout, explique­t­il, le
Kenya n’est pas le pays le mieux
placé pour répondre à cette de­
mande très spécifique, qui ne
sera à la portée que de quelques
acteurs. « Cette technique de con­
gélation ultrarapide, appelée IQF,
nécessite des investissements co­
lossaux, qui existent déjà au Pérou
dans de grands groupes comme
Camposol. Mais on n’est pas du
tout dans la logique du Kenya. »

FORTE CONCURRENCE
Car, si la progression des volumes
y a été remarquable, le Kenya
reste, malgré son sixième rang
d’exportateur, un acteur modeste
du marché mondial. « L’équiva­
lent de la production annuelle est
consommé en deux jours aux
Etats­Unis pendant le week­end du
Super Bowl! », note avec humour
Tiku Shah, de Sunripe. En fait, il
arrive loin derrière les grands lea­
ders comme le Mexique, le Pé­
rou ou le Chili, qui, en plus d’ex­
porter des volumes beaucoup
plus importants (respectivement
1,2 million, 360 000 et 147 000
tonnes ), s’appuient sur des pro­
cessus plus industrialisés, et donc
plus standardisés. « Ils font de la
culture à grande échelle quand
nous faisons des petites surfaces,
c’est un challenge pour nous
d’avoir un produit uniforme, qui
puisse rivaliser avec à eux », expli­
que Bernard Kimutai, de Fair
Trade Limited. Moins homogène,
l’avocat kényan subit ainsi régu­
lièrement une décote sur les mar­
chés. Le jeune agronome rap­
pelle d’ailleurs que « 30 % des avo­
cats kényans ne sont pas exporta­
bles en raison de défauts de taille,
de forme, ou dus à une mauvaise
manipulation ».
Et, après une décennie faste, la
compétition a toutes les chances
de s’accroître. « La demande est
actuellement très forte, note Eric
Imbert. Mais il y a des développe­
ments phénoménaux en Améri­
que du Sud, et les marchés vont se
complexifier. La concurrence va
s’accroître. » Un risque, donc, pour
les petits producteurs kényans, de
voir cette précieuse manne verte
leur échapper.
marion douet

« Comme l’avocat
ne me demande
pas tellement
de travail, j’ai le
temps pour mes
autres cultures »
MWAURA MORISSON
agriculteur
dans le comté
de Murang’a

PLEIN  CADRE


Dans une
plantation
du comté
de Murang’a.
PHOTOS KEVIN MIDIGO/AFP

200 km

ÉTHIOPIE

SOMALIE

TANZANIE

OUG.

Nairobi

Océan
Indien

KENYA

Comté de Murang’a
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