Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
0123
VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019 culture| 23

Les FRAC, un outil politique


à l’heure de la recentralisation


Depuis la refonte des régions, la pérennité de certains fonds régionaux


d’art contemporain se pose, entraînant des guerres fratricides


ENQUÊTE


V


oilà une chose à la­
quelle, en 1982, Claude
Mollard, à qui Jack
Lang avait donné pour
mission (entre autres) de créer les
fonds régionaux d’art contempo­
rain (FRAC), n’avait pas pensé : la
refonte des régions. En faisant
passer celles­ci, il y a trois ans, de
22 à 13, la réorganisation territo­
riale a fait de ces structures, desti­
nées à développer la création ar­
tistique dans les régions, de possi­
bles victimes collatérales.
Alors qu’elles ouvrent collecti­
vement leurs portes le week­end
des 16 et 17 novembre (chacun des
FRAC a, au fil de ces trente­sept
années, amassé de véritables tré­
sors), ces institutions ont déve­
loppé des réseaux de diffusion au
plus près du terrain (écoles, hôpi­
taux, itinérance, villes de petites
importances...), tout en bénéfi­
ciant ces dernières années d’in­
vestissements qui en font dans
certaines villes de véritables cen­
tres d’art contemporain.
Seulement voilà : les FRAC sont
financés au départ à 50/50 par
l’Etat et la région, mais dans un ra­
tio qui oscille plutôt vers les 70 %
pour la région, que se passe­t­il
lorsque la région se retrouve avec
plusieurs d’entre eux à financer?
Faut­il les regrouper, les spéciali­
ser, les supprimer?
Déjà loties d’une mission sou­
vent mal comprise (« Mais vous
êtes quoi : un musée, une collec­
tion publique, un commandi­
taire? »), leurs équipes s’inquiè­
tent : « Il ne faut pas oublier qu’un
FRAC est d’abord et avant tout un
objet politique, qui peut servir de
levier et, à ce titre, être instrumen­
talisé par l’un ou l’autre », confie
l’un de ses directeurs.

Aucune économie d’échelle
C’est ainsi qu’on assiste, depuis
quelques mois, à un combat fra­
tricide en Normandie comme en
Bourgogne­Franche­Comté. Entre
Rouen, l’industrielle, et Caen,
l’universitaire, le vieil antago­
nisme entre Haute et Basse­Nor­
mandie a ressurgi des sables avec
la question du leadership. « La
culture est très constitutive du pro­
jet de notre région, maintenant
qu’elle a retrouvé sa configuration
des années 1950, clame la séna­
trice (UDI­UC) Catherine Morin­
Desailly, présidente du FRAC de
Rouen, et de la commission cul­
ture du Sénat. Nous avons besoin
de retrouver notre histoire, dans
une stratégie commune. » « Faire
de la Normandie un vrai label, ren­
forcer la fierté normande », ren­
chérit Bernard Millet, président
du FRAC de Caen, lui aussi favora­
ble au rapprochement des deux
structures.
Plein cap sur la réunification de
la « grande Normandie » ?, ironi­
sent certains. S’il ne s’agit pas de
supprimer des sites, l’ambition
est de leur donner une tête com­
mune. Sylvie Froux, la directrice
du FRAC de Basse­Normandie,
pas loin de la retraite, est partie,
de guerre lasse, juste après avoir
inauguré des locaux flambant
neufs, 1 600 m^2 de l’ancien cou­
vent de la Visitation rénovés par
l’architecte Rudy Ricciotti. Véro­
nique Souben, en Haute­Nor­
mandie, est toujours à Rouen
dans l’attente que le poste soit
ouvert à candidature. Mais où
sera le siège de cette nouvelle en­
tité? « On a créé des guerres de ter­
ritoire là où il n’y en avait pas »,
souligne une salariée de Caen.
« S’il faut regrouper les collections,
cela va être compliqué, soupire
une collègue de Rouen. C’est un
petit territoire : cinq départe­
ments. Nous, on travaille en bonne

intelligence. C’est au­dessus qu’il y
a la guerre. » Pour l’instant, le Cal­
vados bloquerait sur la question
des statuts. Seule certitude sur la­
quelle tous s’accordent : cela ne
permettra aucune économie
d’échelle.
Même paysage en Bourgogne­
Franche­Comté, où on assiste de­
puis deux ans quasiment à une
guerre ouverte entre Besançon et
Dijon dont l’antagonisme est an­
cré dans l’histoire. Côté bourgui­
gnon : un FRAC modeste (une de­
mi­douzaine de salariés) mais
historique, adossé au Consor­
tium, ce centre d’art privé qui,
sous la houlette de Xavier Dou­
roux, a mis il y a trente ans Dijon
sur la carte mondiale de l’art con­
temporain avec une politique
d’acquisitions avant­gardiste – le­
dit Xavier Douroux siège égale­
ment au FRAC. Or, depuis la mort
de Xavier Douroux il y a deux ans,
la ville se cherche une boussole,
et le FRAC somnole.
Côté Besançon, un FRAC flam­
bant neuf, avec un bâtiment si­
gné Kengo Kuma ouvert en 2013
et une équipe de vingt person­
nes. « Il y a un renversement des
choses », se borne à constater Syl­
vie Zavatta, sa directrice. Alors,
forcément, on imagine un rap­
prochement. « Il vaut mieux un
FRAC fort que deux petits, plaide le

bisontin Patrick Ayache, son pré­
sident, qui siège également à la
région. Ma collègue de Norman­
die propose la même chose : un
FRAC augmenté. Parce que la cul­
ture est un élément de l’aménage­
ment du territoire. »

Calmer les esprits
« La culture, c’est d’abord de la
création », rétorque François Reb­
samen, socialiste lui aussi, et
maire de Dijon. « C’est facile de dire
que notre FRAC ne fait plus rien. La
région alloue 1 350 000 euros à Be­
sançon, et 350 000 pour Dijon,
s’agace l’édile. Vous trouvez ça
normal? » Guerres de position,
manœuvres politiques, grosse ar­
tillerie. La vérité, c’est que per­
sonne n’a vraiment la réponse
quant au bien­fondé d’un rappro­
chement. Il n’y a pas d’économie

Baptiste Trotignon,


« le cul entre


deux tabourets »


Le pianiste et compositeur multipiste sort
« You’ve Changed », un nouvel album en solo

MUSIQUE


P


ianiste brillant, composi­
teur multipiste, physique
de cinéma, énergie de feu
et concentration de perchiste,
Baptiste Trotignon, 44 ans, ou l’art
de se multiplier : You’ve Changed
est son dix­septième album per­
sonnel (ajoutons une trentaine en
tant qu’accompagnateur) ; il as­
sure la coordination musicale de
Pianomania, du 14 au 20 novem­
bre, dans divers lieux de Paris
dont les Bouffes du Nord – « la
meilleure acoustique de Paris » –,
où il se produit en solo le 17 no­
vembre ; plus surprenant, le parte­
naire de Jacques Schwarz­Bart ou
Minino Garay est responsable de
la chanson­titre du dernier album
de Maxime Le Forestier, Paraître
ou ne pas être.
Rien ne saurait surprendre de la
part de Trotignon : « Maxime Le
Forestier? Magnifique artiste.
C’est Jean­Philippe Allard, produc­
teur de goût (rare !), qui nous a mis
en contact. Grand plaisir d’écrire
cette musique sur ces paroles de
Maxime, plaisir simple et gour­
mand à la fois. C’est la première
fois qu’une chanson que j’écris est
“prise” (vilain mot, mais c’est
comme ça qu’on dit) par un inter­
prète, j’en suis très fier! »
You’ve Changed? En quoi
aurait­il changé? Certainement
pas dans son être, encore moins
dans sa vitalité. Il suffit d’écouter
son accompagnement aussi na­
turel que stupéfiant, dès le pre­
mier accord, de la première chan­
son qui ouvre l’album, I’m a Fool
to Want You, chantée par Camélia
Jordana. Elle n’est pas à propre­
ment parler une chanteuse de
« jazz ». Lui vient de la « musique
européenne » (expression qu’il
préfère à « musique classique »).
Leur interprétation est un pro­
dige de musicalité, d’invention et
d’élégance. Un peu plus loin, dans
l’album, le pianiste seul, mixe
main gauche une gamme de do
majeur en boucle athlétique ; et
main droite une petite improvi­
sation à la Lennie Tristano. Excel­
lent, paraît­il, comme échauffe­
ment au réveil.

Fougue, entrain, rire
Virtuosité, maîtrise, soit, elles
sont là, incontestables. Mais la
vraie singularité, c’est ce déchaî­
nement déluré où l’exploit se fait
musique. Le titre? Do qui flotte.
Titre à la Solal (Don Quichotte)?
On a oublié de lui demander. On
improvise. En 2002, Baptiste
Trotignon remporte le concours
international Martial Solal. Une
quinzaine d’albums suivent chez
Naïve, « en toute liberté artistique,
ce n’est pas si fréquent ».
Il aime aimer. Il a autant aimé
l’apprentissage paradoxal que lui
a donné sa première professeure
que la vie nocturne qu’il décou­
vre dix ans plus tard, à Paris :
« Toute la nuit, les clubs étaient en­

core des lieux de transmission. » Le
solo? « Rien d’étonnant. A la mai­
son, je suis comme les autres : bien
plus souvent seul devant mon cla­
vier que disposant d’une
rythmique à la demande... »
Fougue, entrain, rire, ses éclatan­
tes vertus. Plus rare, l’extrême lu­
cidité qui en est la doublure. Versa­
tilité? Le mot latin aux connota­
tions plutôt fâcheuses en français
s’applique très positivement aux
grands musiciens de jazz (leur
versatility est volontiers louée) :
« Oui, en français, c’est pas terri­
ble... Ça supposerait que je change
d’opinion comme de chemise. Je
suis gourmand de plein de couleurs
musicales et créatives, certes, mais
toujours fidèle à une certaine idée
de la musique : limpidité mélodi­
que, puissance rythmique, richesse
harmonique. Avant tout, liberté
d’esprit. Sans contraintes. C’est à ça
que sert la “technique”, le savoir­
faire, l’acquisition des langages : ne
jamais se limiter. Je n’aime ni les li­
mites ni les frontières, encore
moins l’œcuménisme. »

Casser le cadre
Une face rock and roll, l’autre très
sage? Plus « le cul entre deux ta­
bourets » que quelque bipolarité :
« Ne jouons pas avec les mots. La
bipolarité est une souffrance, un
handicap et, même si les doutes
qui peuvent me ronger sont par­
fois douloureux, je ne vis pas ma
double identité comme une souf­
france. Une chance, plutôt, une ri­
chesse que je me dois de savoir né­
gocier. Savoir négocier ses parts
d’ombre. En fait, au­delà du “sage
versus dirty”, je dirais que j’ai be­
soin d’un côté d’avoir un cadre, et
de régulièrement le casser. C’est le
propre de l’art, non? »
Depuis l’adolescence, un apho­
risme de Nietzsche lui sert de re­
père : « Des sages et des fous la
rencontre/Tout cela je le suis et le
veux être/Colombe, serpent et co­
chon... » Soliste qui aime le duo, le
trio et l’écriture symphonique,
partenaire très recherché, Bap­
tiste Trotignon se permet une
authentique transgression : « J’ai­
me les gens différents, et j’aime la
vie. » Sa pratique vaut analyse : se
former pendant des milliers
d’heures d’accompagnement ; ré­
gler la question de la légitimité du
musicien européen face à la musi­
que afro­américaine ; « rester fi­
dèle au son, à la maîtrise de l’ins­
trument chez Cecil Taylor, à la puis­
sance de Richter, dès qu’il pose ses
mains sur un clavier ». Richter,
inoubliable, il l’a entendu à Nan­
tes, il se souvient du son, comme
nous d’une image ou d’un octosyl­
labe, il était alors au Conserva­
toire. Et tout à trac, contre­pied :
« Quand on est un vrai artiste, on
ne sait pas ce qu’on fait... »
francis marmande

You’ve Changed, 1 CD Sony.
Concert le 17 novembre aux
Bouffes du Nord, Paris 10e.

Entre Rouen,
l’industrielle,
et Caen,
l’universitaire, le
vieil antagonisme
entre Haute et
Basse-Normandie
a ressurgi

C I N É M A
Bon démarrage pour
le film de Roman Polanski
Bien que la promotion du
film de Roman Polanski
J’accuse ait été bousculée par
les nouvelles accusations de
viol visant le cinéaste – faits
qu’il nie –, le long­métrage a
connu un bon démarrage.
Sorti mercredi 13 novembre
dans 520 salles à travers la
France, le film a enregistré
à 14 heures, selon Le Film fran­
çais, 13 777 entrées. A Paris,
où J’accuse est visible cette se­
maine dans 32 salles, 3 115 tic­

kets avaient été vendus, chif­
fre considéré comme bon par
les professionnels du secteur.

A R T
Le Musée d’Orsay
acquiert une toile
de Gauguin
Le Chapeau rouge, tableau de
Paul Gauguin réalisé en 1886,
a été acheté mardi 12 novem­
bre par le Musée d’Orsay
lors d’une vente publique
consacrée à l’artiste. Une
acquisition qui vient enrichir
le fonds impressionniste
de l’établissement public.

à en attendre. Sa logistique sem­
ble compliquée. « Mais la question
mérite d’être posée : “Est­ce qu’on
fait mieux à 2 plutôt qu’à 1 + 1 ?”, in­
terroge Patrick Ayache. Je pense
qu’ici les collections sont au cœur
du sujet. François Rebsamen a dit
sa volonté de créer un musée d’art
contemporain à Dijon, sans doute
avec les œuvres du Consortium et
celles du FRAC, moyennant des
conventions de prêts. » Le maire de
Dijon n’a­t­il pas demandé une
étude de faisabilité pour la surélé­
vation du bâtiment aux architec­
tes qui ont réalisé le Consortium
(Jean de Gastines et Shigeru Ban)?
Il ne s’en cache pas : « Entre le FRAC
et le Consortium, précise­t­il, il y a
une belle complémentarité. Après
tout, les deux collections ont été
constituées par les mêmes. Et
même si je suis pour que les
œuvres circulent, il n’y a aucune
raison que cela passe sous com­
mandement bisontin. »
Pour régler le conflit en Bourgo­
gne­Franche­Comté, l’Etat a fait
appel à la médiation de Thierry
Raspail, l’ancien directeur de la
Biennale d’art contemporain de
Lyon. « En matière culturelle, les
rapprochements sont toujours
très compliqués, notamment en
termes d’équipes, nous confiait­il
en mars. Mon travail, c’est de trou­
ver des cohérences. Mais pour
l’instant cela ne converge pas vrai­
ment. »
Rendu au début de l’été, son
rapport, sans repousser une pos­
sible fusion dans l’avenir, a plu­
tôt été dans le sens de calmer les
esprits et de garder les FRAC in­
dépendants. A six mois des mu­
nicipales, on retient les chevaux.
Mais chacun sait le statu quo fra­
gile. « D’abord on ne dit plus fu­
sion mais recoupement », re­
prend, ironique, Anne Cartel,
responsable du pôle expositions,
événements/mécénats au FRAC
de Caen. Véronique Souben, qui
dirige celui de Rouen, sourit : « Il
vaut mieux avoir le sens de
l’humour. »
emmanuelle lequeux
et laurent carpentier

« WE FRAC », 23 propositions insolites


On aimerait parfois faire le tour de France en quarante-huit
heures. Qui serait doté d’une fusée, ou du don d’ubiquité, pour-
rait ainsi profiter au mieux de toutes les propositions imaginées
par les 23 Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) de France,
tout au long du week-end « WE FRAC ». Autant d’invites à
réconcilier corps et esprit tout en faisant vaciller ses préjugés
sur l’art d’aujourd’hui. A Dunkerque, c’est enquête en famille
et yoga, à Caen atelier pixel et cirque, à Rouen doublage cinéma.
Le FRAC de Reims convie une des maître thé les plus aguerries
au monde pour une dégustation au pays du Champagne, censée
éclairer d’un jour nouveau l’exposition de la jeune Evelyn Tao-
cheng Wang. Les Alsaciens las du numérique pourront s’initier à
l’argentique auprès du photographe Arno Gisinger, les Auver-
gnats voir danser Rosalba Torres Guerrero en longue robe de
cheveux, et les Bretons se travestir en kouign-amann!
Week-end des FRAC, les 16 et 17 novembre.
Renseignements sur Wefrac.fr.

ANNA BOGHIGUIAN LE CARRÉ, LA LIGNE ET LA RÈGLE


FESTIVAL D’AUTOMNE À PARIS


© Martin Argyroglo

Avec le soutien deWomen In Motion, un programme deKering
qui met en lumière la place desfemmes dans les artset la culture.

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Beaux-Arts deParis
11 oc tobre – 1erdécembre
Entrée libre
festival-automne.com
Free download pdf