28 |idées VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019
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Louis Gautier
Défense et sécurité
de l’Europe : il faut davantage
de coordination au sein de l’UE
L’Union européenne, qui peine à contrôler ses frontières
et dont l’action diplomatique est « inaudible », doit « assumer
pleinement » la responsabilité de sa sécurité. Pour ce faire, les
Etats membres devraient travailler ensemble, estime l’ancien
secrétaire général pour la défense et la sécurité nationale
C
ommencée sous de mauvais auspi
ces pour l’Union européenne (UE),
l’année 2019 s’achève après qu’un
cap difficile a été franchi. Toutes les
attentes convergent maintenant vers
Bruxelles où les nouvelles instances diri
geantes de l’Union sont à pied d’œuvre. Le
programme tient en un mot : protection.
Comment convaincre en effet de la réalité
d’une Union qui protège quand son action
diplomatique est inaudible, ses opérations
extérieures si peu efficaces, et qu’elle
contrôle mal ses frontières? Vingt ans après
l’initialisation de la Politique de sécurité et
de défense commune (PSDC), cette incurie
est inacceptable, d’autant que la situation se
dégrade : multiplication des conflits aux
portes de l’Europe, menace terroriste, provo
cations russes, délabrement des accords de
désarmement. Les motifs de préoccupation
s’amplifient, au moment où le doute s’insi
nue sur la garantie militaire américaine.
Alors que l’horloge transatlantique se dé
traque, pour les Européens, l’heure est iden
tique à Mons et à Bruxelles. L’UE et l’OTAN
sont, en matière de sécurité, deux organisa
tions complémentaires. Et dans ces deux ca
dres, les questions auxquelles il est urgent de
répondre sont les mêmes : par quelle volonté
et avec quels moyens? La mission historique
de l’OTAN est de répondre à une agression
militaire. Les pays européens auraient tout
intérêt à affermir, en consistance et unité,
leur contribution à cette mission de défense
collective au lieu de se défausser systémati
quement sur des équipements américains
pour assurer la cohérence opérationnelle de
leurs forces. On ne peut prétendre à l’affir
mation stratégique sans se donner d’abord
les moyens de la confiance en soi.
Au demeurant, les Européens sont au jour
le jour confrontés à des défis de sécurité qui
se situent bien en deçà du seuil de déclen
chement d’une riposte militaire. Il peut
s’agir de menées agressives mais discrètes
dans les dimensions spatiale, de l’Internet,
voire sousmarine, d’actions d’intimida
tion, d’intrusions sur nos réseaux, d’atten
tats, de troubles ou de violences débordant
à nos frontières. Face à ces mises en cause de
leur sécurité et de leur souveraineté, les
Européens ne doivent compter que sur eux
mêmes. Or, en dépit des alertes dues, entre
2015 et 2017, au choc migratoire, à des atten
tats terroristes et à des cyberattaques, l’UE
est incapable de coordonner la gestion
d’une crise majeure de sécurité.
En outre, faute de convergence des pro
grammations militaires et d’une consolida
tion suffisante du secteur de l’armement, la
recherche de défense est sousfinancée, la re
lève des grands équipements est problémati
que. Le renforcement de la PSDC passe par la
rédaction d’une feuille de route calée sur le
mandat de la Commission, avec un échéan
cier dont les premiers jalons pourraient être
les présidences allemande et française de
l’UE. Celleci devrait comporter trois volets.
Le premier volet est industriel et capaci
taire. Depuis 2016, c’est dans ce domaine
que la dynamique de relance de la PSDC est
la plus prometteuse avec la création du
Fonds européen de défense (FED), le déve
loppement de coopérations structurées
permanentes ou le lancement du Système de
combat aérien du futur. La désignation d’un
commissaire avec, dans son portefeuille, les
questions industrielles de défense et la créa
tion d’une direction générale spécialisée
vont dans le bon sens. Il reste à transformer
l’essai en affectant au FED les 13 milliards
d’euros prévus de 2021 à 2027. Il convient
aussi d’adopter des règles claires quant à
l’utilisation de ce fonds. Les crédits du FED
sont destinés à financer des programmes
européens d’armement ou de recherche, et
par ce biais, à pousser nos industriels à se
rapprocher. L’attribution de financements
communautaires aux entreprises doit con
forter leur compétitivité à l’international et
non stimuler des concurrences fratricides.
Surveillance, prévention et stabilisation
Le deuxième volet concerne l’aspect opéra
tionnel de la PSDC. Que ce soit pour la ges
tion de crises civiles ou les opérations mili
taires, les instruments de planification, de
conduite et de commandement de la PSDC
sont inadaptés. Les Européens pourraient
renégocier les accords dits de « Berlin plus »
[adoptés à Washington en 1999] afin d’avoir
accès, pour leurs opérations, à certains
moyens de l’OTAN. Mais il est surtout indis
pensable d’associer plus étroitement des ca
pacités de planification et de conduite opé
rationnelles encore embryonnaires. L’UE a
besoin d’une tour de pilotage des crises. Il
conviendrait aussi de recentrer le Corps
européen sur les seules missions de l’UE, de
façon à en avoir la pleine disponibilité tout
en envisageant son interarmisation pro
gressive. Il serait enfin nécessaire de fixer le
volume de forces rapidement disponibles
pour des missions robustes de surveillance,
de prévention et de stabilisation dans notre
voisinage.
Le troisième volet concerne le domaine
de la sécurité. Cette problématique prise en
charge dans de multiples instances de l’UE
reste paradoxalement mal appréhendée. La
dispersion actuelle souligne un manque
d’approche globale. Les questions de sé
curité au sein de l’UE sont traitées par la
Commission sous l’angle de la « sécurité in
térieure » (lutte contre la criminalité, tra
fics...) et très peu sous celui de « la sécurité
nationale » (terrorisme, cyberdéfense, sé
curité des infrastructures critiques, contre
ingérence, catastrophe...) qui reste l’affaire
des Etats, alors qu’un traitement coor
donné de ces enjeux à l’échelle européenne
devrait s’imposer. Cela nécessite plus de
transversalité au sein de l’UE et plus de
coordination entre l’UE et les Etatsmem
bres, en particulier pour préparer des ré
ponses conjointes en temps de crise. Ce
chantier est à peine ouvert.
Une Europe qui protège a besoin de
moyens propres. Il lui faut aussi assumer
pleinement la responsabilité de sa propre
sécurité. C’est maintenant.
Louis Gautier a été secrétaire général
pour la défense et la sécurité nationale
(2014-2018), il est professeur associé
à l’université Paris-I Panthéon Sorbonne,
auteur d’un rapport « Défendre notre
Europe » remis en mars au président
de la République. Il est membre du conseil
de surveillance du « Monde »
L’
incursion militaire turque dans le nord
est de la Syrie a créé un choc au sein de
l’OTAN, choc qui pour les membres
européens de l’alliance s’est ajouté aux
décisions de Donald Trump de retirer sans
consultations les forces spéciales américaines
de ce territoire stratégique dans la lutte contre
l’organisation Etat islamique. De surcroît, la
Turquie a commencé à renvoyer les djihadis
tes européens qu’elle détient sur son sol ou en
Syrie vers leurs pays d’origine. Le président
Trump, quant à lui, a déclaré que les djihadis
tes n’étaient pas le problème des EtatsUnis.
La réaction du monde occidental à l’opéra
tion turque a été unanimement négative, y
compris, chose rare, au sein de l’Union euro
péenne (UE). De plus, sept gouvernements
européens ont mis l’embargo sur les livraisons
d’armes. Mais la question fondamentale est
tout autre : les membres européens de l’Al
liance atlantique peuventils encore compter
sur la Turquie dans les situations où la sécurité
régionale de l’Europe serait en jeu?
Dans le discours du secrétaire général de
l’OTAN, le 7 novembre à Berlin, la réponse est
parfaitement lissée : la Turquie au sud, comme
la Norvège au nord, et les EtatsUnis, le Canada
et le RoyaumeUni à l’ouest, sont « tous essen
tiels pour garantir la sécurité de l’Europe ». De
fait, les officiers et diplomates turcs sont pré
sents dans les instances de l’Alliance, tandis
que les soldats d’Ankara sont engagés dans les
opérations en Afghanistan comme le sont ses
navires en Méditerranée.
Toujours estil que l’atmosphère s’est alour
die depuis le coup d’état militaire avorté de
juillet 2016 et la rotation accélérée des officiers
turcs dans les instances de l’OTAN qui s’ensui
vit, puis après les incursions turques dans le
nordouest syrien, et plus substantiellement
depuis les livraisons cet été de batteries de
missiles russes S400 sur une base aérienne
voisine d’Ankara.
Le cœur du sujet se situe dans l’ambition pro
clamée d’Ankara d’être une puissance du mi
lieu, à équidistance politique des grandes puis
sances. L’appartenance au camp occidental, en
racinée dans l’adhésion au Conseil de l’Europe
en 1950, à l’ OTAN en 1952, et dans des relations
multiformes avec l’UE, ne correspond plus à
l’idée que se fait Recep Tayyip Erdogan de la
place de son pays dans le monde. Le président
turc y est sans doute porté par ses références
fréquentes à l’Empire ottoman, mais plus pro
saïquement par son alliance avec le parti ultra
nationaliste MHP, indispensable pour compen
ser le déclin de son parti, l’AKP. Qui plus est,
dans un pays où, entre 1926 et 2012, la « classe
de sécurité nationale » a enseigné à des généra
tions de lycéens la méfiance envers l’étranger,
un sursaut nationaliste et une posture antioc
cidentale sont des instruments tout indiqués
pour dissimuler les difficultés politiques.
Audelà des ficelles populistes, les élites na
tionalistes turques théorisent volontiers que
l’ordre issu de la seconde guerre mondiale et
de la fin de la guerre froide ne convient pas à
une puissance émergente comme la Turquie.
Dès lors, il suffit que le maître du Kremlin
flatte habilement l’ego du chef de l’Etat turc
pour qu’une convergence, moitié réelle, moi
tié fictive, émerge entre Ankara et Moscou.
Cette inflexion politique serait aussi flatteuse
que légitime si elle ne reposait sur deux ambi
guïtés fondamentales.
L’une réside dans le fait que le traité de l’At
lantique nord est un pacte de défense collec
tive et mutuelle, comme Jens Stoltenberg l’a
rappelé à Berlin le 7 novembre dans les termes
consacrés : « Un pour tous et tous pour un. »
Autrement dit, la Turquie peutelle rester un
allié fiable dans l’OTAN si quelques centaines
de militaires russes mettent en œuvre un sys
tème de missiles antimissiles (et les radars so
phistiqués qui l’accompagnent) sur des bases
aériennes voisines de celles où sont déployés
les équipements de l’OTAN?
L’autre est que le Kremlin, qui depuis des an
nées harcèle en permanence le système de dé
fense de l’OTAN sur et sous les mers, dans les
airs et dans le cyberespace, utilise désormais
ouvertement Ankara pour miner l’Alliance at
lantique de l’intérieur. Que ferait la Turquie en
cas de conflit ouvert en mer Noire, au Donbass
ou dans la Baltique?
Un pied dans chaque camp
Plus encore que la prétention d’avoir un pied
dans chaque camp, ce qui irrite les membres
européens de l’OTAN, c’est la posture person
nelle du chef de l’Etat turc, qui oscille entre le
çons magistrales de géopolitique et âpres mar
chandages. La perte de confiance qui en résulte
est telle que, dans certaines capitales de l’OTAN,
on parle désormais d’exclure la Turquie de l’Al
liance (ce qui n’est pas prévu dans le traité) ou à
tout le moins de la mettre en quarantaine de
certaines opérations sensibles. Supputation ex
trême : le président Erdogan, dans un moment
d’ire nationaliste, pourrait imiter la geste gaul
lienne de 1966 et retirer ses armées du com
mandement intégré de l’OTAN, tout en restant
partie prenante des mécanismes politiques.
Ajoutant à la trajectoire historique dans la
quelle le président Erdogan s’emploie à enga
ger son pays, la position ambiguë de Donald
Trump renforce le trouble chez les membres
européens de l’OTAN, même si ses secrétaires
d’Etat à la défense successifs se sont efforcés
depuis le début de son mandat de rassurer les
alliés sur l’engagement américain en faveur de
la sécurité de l’Europe.
Le sommet de l’OTAN des 34 décembre à
Londres s’annonce donc tendu. Le débat entre
simple crise existentielle et « état de mort cé
rébrale » n’y sera probablement pas tranché.
Les paroles de Donald Trump continueront de
semer la perplexité chez ses interlocuteurs. En
revanche, l’engagement pérenne de la Turquie
dans le camp occidental, ou au contraire son
basculement vers une position de puissance
autonome (qui serait, sauf revirement, en par
tie ancrée à la Russie) constituera l’une des
questions les plus épineuses que l’Alliance
aura jamais eue à se poser.
Marc Pierini est un ancien ambassadeur
de l’UE, notamment en Turquie
et en Syrie. Il est professeur invité
au groupe de réflexion Carnegie Endowment
for International Peace à Bruxelles
IL SUFFIT QUE LE
MAÎTRE DU KREMLIN
FLATTE HABILEMENT
L’EGO DU CHEF
DE L’ÉTAT TURC
POUR QU’UNE
CONVERGENCE,
MOITIÉ RÉELLE,
MOITIÉ FICTIVE,
ÉMERGE ENTRE
ANKARA ET MOSCOU
Marc Pierini
Appartenir au camp
occidental ne correspond
plus à l’idée que se fait
M. Erdogan de la Turquie
L’OTAN et tout particulièrement ses membres européens
s’interrogent de plus en plus sur la fiabilité d’Ankara, notamment
depuis que le gouvernement turc a lancé une opération militaire
chez son voisin syrien, souligne l’ancien ambassadeur de l’UE
EN DÉPIT DES ATTENTATS
TERRORISTES ET
DES CYBERATTAQUES,
L’UE EST INCAPABLE
DE COORDONNER
LA GESTION
D’UNE CRISE MAJEURE
DE SÉCURITÉ