Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
0123
VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019 idées| 29

L’


écriture de cette chronique a
débuté par une longue hésita­
tion sur le choix des mots.
Faut­il rester politiquement correct en
parlant de « femmes mûres » ou
« d’expérience »? Utiliser le terme un
peu fourre­tout de « seniors »? Lui pré­
férer le désuet « aînées », voire l’illus­
tré « grisonnantes »? Ou mieux vaut­il
y aller franchement, comme Anne­
Marie Slaughter? Dans une tribune au
Financial Times du 7 novembre, la pa­
tronne du think tank centriste New
America évoque sans détour les « fem­
mes âgées », les « vieilles » qui, bien
après leur ménopause, essaient
aujourd’hui de « changer le monde ».
Peu importe l’adjectif, le constat est
là : ces derniers mois, des femmes de
plus de 60 ans ont conquis de hauts
postes ou obtenu une influence ma­
jeure au sein de la sphère politico­éco­
nomique. L’Allemande Ursula von der
Leyen, 61 ans, est la nouvelle prési­
dente de la Commission européenne.
Christine Lagarde, 63 ans, a pris la tête
de la Banque centrale européenne. La
Bulgare Kristalina Georgieva, 66 ans,
l’a remplacée à la direction générale
du Fonds monétaire international
(FMI) – il a même fallu modifier les sta­
tuts de l’institution relatifs à la limite
d’âge pour valider sa nomination.
Outre­Atlantique, la candidate à l’in­
vestiture démocrate, Elizabeth Warren
(70 ans), sénatrice du Massachusetts,
secoue la gauche américaine. L’élue de
Californie Nancy Pelosi (79 ans) est cé­
lébrée comme la démocrate qui pour­
rait faire tomber Donald Trump...
A l’heure où la parole décomplexée
des dirigeants misogynes scandalise
régulièrement les réseaux sociaux


  • en août, le président brésilien, Jair
    Bolsonaro, avait publié sur Facebook
    un sous­entendu grossier à propos de
    l’âge de Brigitte Macron –, la montée
    en puissance de ces femmes a comme
    un goût de revanche. Mais comment
    l’interpréter, en évitant les schémas de
    pensée faciles? Certains soulignent
    que l’on fait souvent appel aux fem­
    mes en période de crise, les hommes


reprenant la main lorsque la situation
est redressée. D’autres estiment que
leur présence est avant tout le reflet de
l’évolution de nos sociétés – et pas seu­
lement depuis l’affaire Weinstein.
Il est vrai que les choses changent.
Doucement. Ces dernières années,
nombre de gouvernements ont légi­
féré pour favoriser la parité au sein
des Parlements et des conseils d’ad­
ministration de grands groupes.
Même s’il reste inférieur à celui des
hommes, le taux d’emploi féminin re­
monte progressivement, y compris
pour les plus âgées. Dans l’Union
européenne, il est passé de 29 % pour
les salariées de 55 à 64 ans en 1997
(51,5 % pour les hommes) à 55,2 %
en 2018 (69,1 %). Le mouvement paraît
inéluctable. L’est­il vraiment?

Progrès et régressions
Gail Collins, éditorialiste au New York
Times, vient de publier l’ouvrage No
Stopping Us Now. The Adventures of
Older Women in American History
(« rien ne nous arrêtera désormais.
Les aventures des femmes âgées dans
l’histoire américaine », non traduit).
Elle y décrit l’évolution du statut des
« vieilles femmes » outre­Atlantique,
alternant progrès et régressions : valo­
risées dans la société agraire de 1700
pour leur travail aux champs, elles
sont reléguées dans les foyers après
1800, puis reviennent sur le devant de
la scène avec les suffragettes... avant
d’être de nouveau écrasées, dans les
années 1920, puis 1960, par le culte
érotisant de la nymphette libérée et
désirable. Si les retours en arrière sont
toujours possibles, la figure de la
femme mûre s’imposera sans doute
plus facilement ces prochaines an­
nées, dans une société en plein bas­
culement démographique – dans les
économies développées, la part des
plus de 65 ans dans la population
(19,3 % selon l’ONU) est désormais
supérieure à celle des 15­24 ans (11 %).
Dans un récent article, l’économiste
Robert Johnson, de l’Institute for New
Economic Thinking, s’en réjouit. Etu­
des à l’appui, il assure que la finance et
l’économie seront régulées bien plus
finement si les femmes d’expérience
sont plus nombreuses à la manœuvre.
Bien sûr, l’argument des supposées
qualités féminines est à manipuler
avec précaution. Mais une chose est
sûre : la diversité des profils – de genre,
mais aussi de cursus et d’origine – au
sommet reste le meilleur vaccin
contre la pensée unique.

RUE  D’AUBAGNE 
RÉCIT 
D’UNE  RUPTURE
de Karine Bonjour
Parenthèses,
216 pages, 16 euros

L’union fait la force | par serguei


CES DERNIERS MOIS, DES 


FEMMES DE PLUS DE 60  ANS 


ONT OBTENU UNE INFLUENCE 


MAJEURE DANS LA SPHÈRE 


POLITICO­ÉCONOMIQUE 


LE JOURNAL DE L’APRÈS-RUE D’AUBAGNE


LE LIVRE


C


e livre raconte une défla­
gration. Celle qui frappe
Marseille depuis ce matin
du 5 novembre 2018 où deux im­
meubles du centre­ville se sont ef­
fondrés. Les chiffres de la catastro­
phe sont connus. Huit morts, plus
de 3 500 habitants délogés pour
cause de danger imminent ; plus
de 350 immeubles bouclés par des
arrêtés de péril et des dizaines de
rues fermées par principe de pré­
caution. L’alignement comptable
reste sidérant, mais il ne peut ré­
sumer la crise sanitaire, sociale et
humaine que les effondrements
des numéros 63 et 65 de la rue
d’Aubagne ont révélée.
Récit d’une rupture donne un
plus juste sentiment de l’impact
de la catastrophe. Semaine après
semaine depuis ce triste 5 novem­
bre, la documentariste marseil­
laise Karine Bonjour a choisi et
compilé textes, articles de presse,
photographies, créations graphi­
ques sur les murs, mots lancés sur
les réseaux sociaux. Un corpus
puissant, livré sans quête de pa­
thos mais finement mis en scène,

qui permet, soudain, d’appréhen­
der la réalité de la déflagration. Ses
grands effets et ses petits à­côtés,
ses magnifiques solidarités et ses
bassesses, la douleur qu’elle char­
rie et la colère qui l’accompagne
encore. On y croise les mots de la
rappeuse Keny Arkana, fille de ces
quartiers du centre­ville, les textes
à l’amertume cinglante de Valérie
Manteau, Prix Renaudot 2018
pour Le Sillon (Le Tripode), qui ha­
bite Noailles, le quartier que tra­
verse la rue d’Aubagne, les chroni­
ques de Nicole Ferroni, Thomas
Legrand, sur France Inter, ou, sur
Europe 1, de Jean­Michel Aphatie,
appelant à la démission du maire
LR, Jean­Claude Gaudin.
On y retrouve le formidable tra­
vail d’enquête et de témoignages
des médias locaux, Marsactu et La
Marseillaise en tête, et des jour­
naux nationaux. Les places des
concerts de soutien et les tracts
d’appels aux dons qui ont financé
la solidarité. Les cris du cœur de
délogés, abandonnés dans des hô­
tels, qui fustigent la municipalité :
« Nous ne pardonnerons jamais les
fautes meurtrières commises dans
le passé. Vous êtes responsables des

mauvais traitements que nous su­
bissons à l’heure actuelle. »
Ce livre raconte également les
multiples mesquineries adminis­
tratives et l’indigne communica­
tion de l’équipe municipale aux­
quelles les victimes ont été
confrontées. Ce communiqué de
presse évoquant, dans un premier
temps, les « fortes pluies » comme
cause potentielle des effondre­
ments. Ce Tweet du compte offi­
ciel du maire, Jean­Claude Gau­
din, se disant, lui et son équipe,
« effondrés » après le drame, mais
aussi ces courriers d’assureurs
imposant le retrait de la garantie
« effondrement » aux habitants de
la rue d’Aubagne, sous peine de ré­
siliation de leurs contrats.
En introduction, Karine Bonjour
assure que les « reproches » de
Noailles « ne cesseront plus de [la]
harceler ». Mais ce travail, pour le­
quel journalistes, photographes,
auteurs, illustrateurs ont accepté
de céder leurs droits, lui vaudra la
reconnaissance de celles et ceux
dont elle a préservé, de son propre
chef, la mémoire collective.
gilles rof
(marseille, correspondant)

ANALYSE


L


e climat social a beau être lourd
de menaces, la Confédération fran­
çaise des travailleurs chrétiens
(CFTC) n’a pas l’intention de se met­
tre en ordre de bataille en vue des grèves du
5 décembre contre la réforme des retraites
auxquelles elle ne participera pas. Lors de
son 53e congrès confédéral, du 5 au 8 novem­
bre à Marseille, il n’a à aucun moment été
question de mobilisation. L’objet était de cé­
lébrer le centenaire de la centrale née en 1919
et d’élire un nouveau président pour succé­
der à Philippe Louis, en poste depuis 2011.
Statisticien, diplômé d’une maîtrise en
sciences économiques, président de la fé­
dération protection sociale et emploi, Cyril
Chabanier, âgé de 46 ans, a eu une élection
de maréchal. Elu au conseil confédéral avec
89,38 % des votes des délégués, il a été
porté par cette instance à la présidence
avec 42 voix sur 47. « Nous entrons dans une
nouvelle ère, a­t­il souligné le 8 novembre
dans son discours de clôture, et il importe
(...) de donner un nouveau souffle à la CFTC
pour qu’elle attire vers elle une nouvelle gé­
nération de militants qui, à leur tour, cons­
truiront la CFTC de demain. »
A Marseille, la centrale avait choisi
comme emblème un arbre de vie – pour
rappeler qu’elle « a eu une existence tumul­
tueuse, et pour n’être pas coupé, [l’arbre] a dû
affronter de nombreux adversaires » – et a
centré les débats autour du triptyque « se

réinventer, coopérer et se transformer ». « Se
développer, a expliqué Eric Heitz, nouveau
secrétaire général, c’est savoir se réinventer
pour attirer les nouveaux actifs, sous toutes
leurs formes, et continuer de protéger et dé­
fendre les droits des travailleurs salariés. »
Président du collectif des livreurs autono­
mes parisiens (CLAP), Jean­Daniel Zemor a
décrit la situation de ce « secteur très ato­
misé » où il y a, à côté des étudiants, de plus
en plus de précaires. En l’absence de syndi­
cats, son association « a pour but de défen­
dre les travailleurs numérisés et de les fédérer
par les réseaux sociaux ». La CFTC revendi­
que une protection sociale complémentaire
pour ces travailleurs des plates­formes. « On
ne veut plus attacher une personne au syndi­
cat, a proclamé M. Chabanier. On veut atta­
cher le syndicat à la personne. »
S’il a les coudées franches pour « réinven­
ter » le syndicalisme chrétien, M. Chaba­
nier veut « rester fidèle à l’héritage » de ses
prédécesseurs et « tenir le cap – la défense
des travailleurs et de leur famille, la justice
et la paix sociales, l’accomplissement de la
personne – et [se] référer à la même bous­
sole, les valeurs sociales­chrétiennes ». Mais
il a réaffirmé que l’« enseignement social­
chrétien ne [devait] pas être une fin en soi,
mais une boussole ». « Cette boussole nous
permet donc de fixer un cap quand d’autres,
qui en sont dépourvus ou ont perdu la leur,
se voient contraintes de voguer au fil des
modes, a­t­il ajouté. Une boussole qui peut
être partagée par tous, croyants ou non, ce

n’est pas le problème. » L’ancien délégué
syndical de la Caisse nationale des alloca­
tions familiales a énuméré ces valeurs for­
tes : « Le respect de la dignité de chaque per­
sonne, mais aussi la solidarité, la liberté, la
responsabilité, la justice sociale, la partici­
pation démocratique, l’exigence d’un déve­
loppement durable. »

Discours identitaire
Une « petite musique » différente de celle
qu’a fait entendre Alain Deleu, président
de la CFTC de 1993 à 2002, lors de la célébra­
tion du centenaire de la centrale chré­
tienne. « Comment faire vivre un syndica­
lisme d’inspiration chrétienne dans une so­
ciété qui se tient largement en dehors de
cette inspiration? », a­t­il interrogé dans un
discours très identitaire. « Cette référence
chrétienne est notre seule raison d’exister,
notre seule chance », a martelé M. Deleu. Et,
a­t­il poursuivi, en se défendant ensuite de
faire la leçon à ses successeurs, « il y a des
militants qui préfèrent rester discrets sur
cette inspiration. La tentation de la discré­
tion ouvre un risque, celui de l’effacement ».
Interrogé, lors d’un point de presse, sur
ces propos, M. Chabanier a expliqué : « “La
seule raison d’exister”, je n’aurais pas dit
cela. Les valeurs chrétiennes, c’est notre dif­
férence par rapport aux autres syndicats. Je
suis très attaché aux fondements, mais il
faut les expliquer avec les mots de 2020. On
peut être extrêmement moderne tout en
ayant des valeurs fortes. »

Homme de synthèse, et ancien arbitre
des matchs de tennis à Roland­Garros,
M. Chabanier a invité ses syndicats à « met­
tre le temps et l’énergie gaspillés dans de
vaines querelles au développement de la
CFTC ». Voulant promouvoir « non plus un
syndicat de service mais un syndicat au ser­
vice », le nouveau président entend tirer
des leçons de la crise des « gilets jaunes »,
avec l’ambition que « la CFTC soit en com­
munion avec son temps », communique da­
vantage, et soit plus visible dans l’entre­
prise et dans la société. Dans ce but, un
poste de porte­parole va être créé.
M. Chabanier s’inscrit dans la continuité
de M. Louis en prônant un « statut du tra­
vailleur » et un « nouveau contrat social ».
La centrale réclame toujours la « tenue d’un
Grenelle du numérique pour penser la pro­
tection sociale du futur ». En 2017, Muriel
Pénicaud s’était déclarée « très preneuse »
d’une négociation interprofessionnelle sur
ce sujet. Mais le 7 novembre, devant le con­
grès, la ministre du travail n’en a pas souf­
flé mot. La CFTC prépare déjà les élections
dans les très petites entreprises à la fin de


  1. Et au printemps, elle quittera son
    siège de l’avenue Jean­Jaurès, à Pantin (Sei­
    ne­Saint­Denis) pour s’installer... rue de la
    Procession, à Paris. On pourrait voir dans
    ce déménagement le symbole d’un recen­
    trage confessionnel... Illusion d’optique, la
    priorité est bien de « se réinventer ».
    michel noblecourt
    (éditorialiste)


« LES VALEURS 


SOCIALES­


CHRÉTIENNES 


[SONT] UNE 


BOUSSOLE 


QUI PEUT ÊTRE 


PARTAGÉE PAR TOUS, 


CROYANTS OU NON »
CYRIL CHABANIER
nouveau président
de la CFTC

Le syndicalisme chrétien cherche à se réinventer


CHRONIQUE |PAR MARIE CHARREL 


La revanche


de la « femme mûre »

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