Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1

30 | 0123 VENDREDI 15 NOVEMBRE 2019


0123


C’


est une curieuse
maladie démocrati­
que qui se répand en
Europe. Les élec­
teurs se déplacent – de moins en
moins nombreux – pour aller vo­
ter ; le scrutin a lieu ; un parti est
déclaré vainqueur, mais sans ma­
jorité claire. Et personne n’est en
mesure de véritablement gouver­
ner. L’Europe, où les gouverne­
ments stables deviennent des ex­
ceptions, est­elle entrée dans une
sorte de IVe République continen­
tale, à l’image du régime français
qui a vu se succéder vingt­deux
gouvernements en douze ans, en­
tre 1946 et 1958?
La quatrième élection en quatre
ans, en Espagne, en est la triste il­
lustration. Depuis 2015, les gou­
vernements sans majorité sem­
blent là pour expédier les affaires
courantes, alors que la crise cata­
lane se répand. La Belgique n’a
pas de gouvernement fédéral de­
puis plus de trois cents jours, mi­
née par le poids du parti autono­
miste flamand, la NVA, grand
vainqueur des élections de juin. Il
a fallu plus de deux cents jours à
Mark Rutte pour former son troi­
sième gouvernement aux Pays­
Bas, mais le libéral est à la tête du
pays depuis 2010, une stabilité
rare dans l’Europe d’aujourd’hui.
En Suède, au Danemark, en Fin­
lande, les sociaux­démocrates
sont revenus au pouvoir, mais
dans des gouvernements minori­
taires, à la merci des ruades de l’ex­
trême droite. Au Portugal, Anto­
nio Costa apparaît plus solide
après son succès électoral d’octo­
bre, malgré son absence de majo­
rité. A condition de ne pas se fâ­
cher avec la gauche radicale.
Les scénarios varient d’un pays
à l’autre, mais des constantes se
retrouvent. Les partis de gouver­
nement s’affaiblissent sur fond
de dégagisme, amplifié par les cri­
ses européennes et l’insuffisance
des réponses de Bruxelles. Cela
profite à de nouveaux venus qui
surgissent, au centre, à l’image de
La République en marche, en
France, ou de Ciudadanos, en Es­
pagne ; ou, à gauche, avec Pode­
mos, en Espagne, et Syriza, en
Grèce, même si la formation
d’Alexis Tsipras a finalement pris
la place laissée vacante par les so­
cialistes du Pasok. Mais c’est le
plus souvent l’extrême droite qui
profite du dégagisme général et
dynamite les modèles démocrati­
ques, même s’ils prétendent dé­
sormais au pouvoir, avec des suc­
cès divers, à l’image du FPÖ, en
Autriche, et de la Ligue, en Italie.
Cette fragilité est loin d’être
l’apanage de petits pays. Laissons
de côté le Royaume­Uni, dont les
gouvernements, depuis 2016, ne
savent à quel Brexit se vouer.
Dans la stable Allemagne, la
Groko (grosse Koalition, la
« grande coalition ») entre les con­
servateurs et les sociaux­démo­
crates semble tester ses limites à
chaque scrutin régional. Les deux
grands partis qui ont alterné au
pouvoir forment, depuis 2013,
une coalition en perte de vitesse.
Elle est presque fatale pour le SPD,
désormais dépassé par les Verts,
tandis que l’interminable fin de
règne de la chancelière, Angela
Merkel, au pouvoir depuis 2005,
profite à l’extrême droite d’Alter­
native pour l’Allemagne (AfD).
En Italie, le « tout sauf Salvini » a
conduit au mariage de la carpe so­
ciale­démocrate et du lapin grilli­
niste, mais l’alliance de septem­

bre entre le Parti démocrate et le
Mouvement 5 étoiles paraît cha­
que jour plus fragile. L’Europe y
gagne en apaisement, épargnée
par les attaques quotidiennes du
président de la Ligue, mais le
deuxième gouvernement Conte
navigue à vue, et Matteo Salvini
se renforce et attend son heure.
La plus grande déception vient
d’Espagne. Depuis la crise de la
zone euro et la révolte des « indi­
gnés », au début des années 2010,
le paysage politique avait su se ré­
générer. Les Indignados ont fait
naître un parti, Podemos, et un
chef de file, Pablo Iglesias, pour in­
carner le mouvement de protesta­
tion et bousculer le vénérable
Parti socialiste ouvrier espagnol,
le PSOE. A droite, Ciudadanos, créé
en 2006 par Albert Rivera, dans
l’opposition aux indépendantis­
tes catalans, s’imposait, en 2014,
sur l’échiquier politique entre le
PSOE et le Parti populaire (PP, con­
servateur). Les deux formations
ont mis fin au bipartisme qui sé­
vissait depuis la fin de la dictature.
Pablo Iglesias et Albert Rivera pré­
sentaient une autre façon de faire
de la politique par rapport aux
vieux partis, minés par des affai­
res de corruption. Albert Rivera a
refusé de s’allier avec l’ancien pre­
mier ministre Mariano Rajoy, tan­
dis que Pablo Iglesias avait du mal
à cacher son mépris pour les « so­
ciaux traîtres » du PSOE qu’il pen­
sait pouvoir supplanter.

Macron, une touche d’arrogance
Les élections du 10 novembre
sonnent le glas de ce renouveau
politique espagnol. La sensation a
été créée par le succès du parti
d’extrême droite, Vox, devenu en
moins d’un an la troisième force
du pays, alors qu’on croyait l’Espa­
gne immunisée par quarante ans
de franquisme. L’accord de prin­
cipe pour former un gouverne­
ment, passé, mardi, entre Pedro
Sanchez et Pablo Iglesias, après
un scrutin où chacun a laissé des
plumes, laisse un goût amer.
Emmanuel Macron se déses­
père de cette Europe « devenue
beaucoup moins gouvernable »,
explique­t­il dans The Economist,
en décrivant un continent « au
bord du précipice ». Et il n’exclut
pas la France : « Certes, nous avons
des institutions solides, une majo­
rité jusqu’en 2022. Mais nous
avons aussi une crise sociale très
dure, dont nous ne sommes pas
sortis, qui a été la manière fran­
çaise de vivre cette crise­là. »
Une crise qui fragilise le prési­
dent français, renforce la prési­
dente du Rassemblement natio­
nal, Marine Le Pen, et ternit son
image de rénovateur de l’Europe.
D’autant que ses provocations
énervent. De l’entretien à l’heb­
domadaire britannique, la phrase
sur l’OTAN en état de « mort céré­
brale » fait surgir les critiques et
oublier les propos sur la nécessité
d’une défense européenne ou le
besoin de relance économique.
Cette touche d’arrogance dé­
tourne les leaders européens des
positions de Macron. On salue
toujours sa volonté de réformes,
mais on critique son impatience
pour s’abriter vers une Europe
des petits pas, voire immobile,
symbolisée par la chancelière al­
lemande. Et c’est ainsi que les di­
rigeants européens préfèrent
avoir tort avec Merkel que raison
avec Macron.

L’


élection d’Evo Morales à la tête de la
Bolivie fut, en 2006, un événement
historique sans précédent. Pour la
première fois, un indigène accédait à la
fonction suprême dans un pays jusque­là
dirigé sans partage par une élite minori­
taire. Le nouveau président tint assez rapi­
dement ses promesses, grâce à un certain
nombre de mesures économiques et socia­
les spectaculaires. Sous la présidence Mora­
les, la pauvreté a été divisée par deux,
l’analphabétisme et les inégalités ont re­
culé, le PIB a connu une hausse constante.
Ce président progressiste n’a malheureu­
sement pas résisté à la tentation autoritaire.
C’est cette dérive politique qui lui a valu
d’être chassé de son pays, qu’il a fui mardi
12 novembre pour se réfugier au Mexique.

Le Mouvement vers le socialisme (MAS)
d’Evo Morales avait fini par concentrer tous
les pouvoirs, ignorant la classe moyenne
urbaine et la jeunesse. Le président lui­
même a commis une erreur majeure
en 2016, lorsqu’il a décidé de ne pas tenir
compte du « non » au référendum, pour­
tant organisé de sa propre initiative, pour
pouvoir se présenter à un quatrième man­
dat, interdit par la Constitution.
Les soupçons de fraude qui ont pesé sur le
résultat de l’élection présidentielle du
20 octobre, avant même la tenue du scru­
tin, étaient dès lors inévitables. Face à la ré­
volte citoyenne qui a éclaté, Evo Morales a
redoublé d’arrogance, cherchant à mobili­
ser sa base et s’autoproclamant victorieux.
Le rapport de l’Organisation des Etats amé­
ricains (OEA), qui a confirmé de « graves ir­
régularités », a donné le coup de grâce. C’est
le moment qu’a choisi la hiérarchie mili­
taire pour demander au président de dé­
missionner, afin de « permettre le retour de
la stabilité » en Bolivie, comme aux heures
les plus sombres des coups d’Etat militaires
d’Amérique latine.
La Bolivie court à présent le risque d’un
désastreux retour en arrière. L’extrême
droite, qui n’a jamais admis qu’un indigène
dirige le pays, a pris la tête de l’opposition et
s’efforce de marginaliser le centriste Carlos
Mesa, arrivé deuxième à l’élection du
20 octobre. La façon dont la seconde vice­

présidente du Sénat, Jeanine Añez, s’est
proclamée mardi présidente par intérim,
Bible à la main, après s’être fait remettre
l’écharpe présidentielle par le comman­
dant en chef de l’armée au Parlement sans
le quorum nécessaire, a de quoi inquiéter,
même si elle a reçu l’aval du Tribunal cons­
titutionnel. « La Bible est revenue au palais
[présidentiel] et la Pachamama [la déesse
de la terre, pour les indigènes, dont se récla­
mait Morales] ne reviendra plus jamais »,
s’est réjoui Luis Fernando Camacho, de­
venu ces derniers jours le visage le plus vi­
sible de l’extrême droite, après avoir paradé
dans les rues de La Paz aux côtés de poli­
ciers qui venaient de se mutiner.
Les affrontements et les manifestations
de racisme qui ont suivi le scrutin font
craindre un retour des fractures que l’on
aurait pu espérer révolues. Depuis Mexico,
Evo Morales crie au coup d’Etat dans une
interview publiée jeudi par El Pais, et se dit
prêt à retourner en Bolivie sans être candi­
dat à la prochaine élection. Ce serait une
nouvelle erreur. S’il a vraiment l’intérêt
de ses concitoyens à cœur, M. Morales se­
rait plus avisé de se tenir en retrait, afin
que la violence puisse cesser en Bolivie et
une issue constitutionnelle émerger. Cel­
le­ci passe nécessairement par une nou­
velle élection, qui ne pourra se tenir que si
tous les partis se comportent de manière
responsable.

LES GOUVERNEMENTS 


STABLES DEVIENNENT 


DES EXCEPTIONS,


À L’IMAGE DU RÉGIME 


FRANÇAIS


BOLIVIE : 


LES ERREURS 


D’EVO MORALES


INTERNATIONAL|CHRONIQUE
pa r a l a i n s a l l e s

L’Europe


de la IV


e
République

LES SCÉNARIOS VARIENT


D’UN PAYS À L’AUTRE, 


MAIS DES CONSTANTES 


SE RETROUVENT


Tirage du Monde daté jeudi 14 novembre : 162 693 exemplaires
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