Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
Cahier du « Monde » No 23280 daté Vendredi 15 novembre 2019 ­ Ne peut être vendu séparément

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L A « U N E » , S U I T E
vPortrait de l’écrivain
roumain Mircea Carta-
rescu, alors que sort
en France « Solénoïde »

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L I T T É R AT U R E
vChristophe Donner,
César Aira,
Nathalie Azoulai,
Alexis Ragougneau,
Philip Kerr,
Percival Everett

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H I S TO I R E
D ’ U N L I V R E
v« Databiographie »,
de Charly Delwart

7
E S S A I S
vPlusieurs parutions
reviennent sur l’affaire
Dreyfus, s’attachant
notamment à la figure
du lieutenant-colonel
Georges Picquart

8
C H R O N I Q U E S
vL E F E U I L L E TO N
Lamia Ziadé raconte
la guerre du Liban
à hauteur d’enfant

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C ’ E S T D ’AC T U
vLauréate du prix
Femina essai pour
« Giono, furioso »,
Emmanuelle Lambert
est aussi la curatrice
de la rétrospective
consacrée à l’écrivain
à Marseille
vLa longue quête des
femmes journalistes

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R E N C O N T R E
vAntoine Prost,
devoir d’histoire

florent georgesco

L’


itinéraire paraît simple.
Vous montez dans le tram­
way 21 en face du siège de la
milice, et vous vous laissez
entraîner jusqu’au termi­
nus, en regardant défiler
« des rues tordues, des égouts percés, des
villas penchées, des écoles inutilisables, des
magasins sur sept étages, difformes et
spectraux », comme si votre vie entière re­
muait et se projetait dans Bucarest endor­
mie, Bucarest en ruine, Bucarest depuis
toujours endormie et en ruine. Puis vous
passez Doamna Ghica, et voilà Colentina,
le quartier le plus lointain, où prend fin
« non pas la ville mais la réalité ».
Là, les souvenirs s’interrompent. Ce
n’est plus votre vie qui se projette sur les
rares maisons, sur le château d’eau, sur
l’école où vous allez, désormais, vous
enfermer chaque jour jusqu’à la fin.
C’est la vie d’un autre, la vie de tout
autre, de chaque être humain quand il
cesse d’être lui­même, de croire être
lui­même. Vous déposez au sol votre

mémoire, vos amours, vos vieux espoirs
inutiles. Le combat va commencer.
Quel combat? Contre quoi? En rêvant
de quelle victoire? En étant défait
comment? Solénoïde réunit la plus for­
midable accumulation de réponses
qu’un roman puisse contenir. Ce n’est
pas un roman­fleuve. C’est un roman­
crue, un torrent qui sort de son lit, em­
porte, submerge, tourbillonne entre les
murs des villes englouties, que Mircea
Cartarescu détruit et ressuscite dans le
même mouvement, comme il le fait de
l’immense matériau autobiographique,
magique, fantastique, logique, scienti­
fique, métaphysique dont son œuvre, qui
trouve ici un accomplissement, est la
constante réinvention.

L’amour en lévitation
Il y a du dernier round dans Solénoïde.
Sur le ring, un narrateur sans nom.
Mircea Cartarescu, comme lui, a pris le
tramway 21 jusqu’à Colentina. Il a vécu,
jeune homme, dans ce « désert » au fond
de la ville, a enseigné le roumain dans
cette petite école. Lui aussi, à la fin des
années 1970, a écrit un poème, La Chute,
le premier qu’il ait lu devant un cénacle
littéraire, à l’université de Bucarest,
suscitant un enthousiasme qui le pous­
sera à persister, à consacrer bientôt sa
vie à la littérature (lire page suivante).

Mais le miracle, pour le narrateur, ne se
produit pas. Son poème ennuie. Demi­
Cartarescu, Cartarescu possible, parmi
des milliers d’autres, il se retrouve piégé
dans ce qui fut la jeunesse incertaine de
l’écrivain et, renonçant à écrire, écrit
Solénoïde. « J’ai lu des milliers de livres,
dit­il, mais je n’en ai trouvé aucun qui soit
un paysage plutôt qu’une carte. » Le nar­
rateur ne fait pas de la littérature : il
habite ce paysage qui, né avec lui d’une
bifurcation et d’une métamorphose, se
modifie à son tour, se distord, espace in­
térieur explosant à la surface, charriant
toute chose dans le mouvement inces­
sant d’un esprit qui se confond avec ce
qu’il perçoit, et n’affronte jamais que ce
qu’il y a en lui, si extraordinaires soient
les événements qui se déchaînent.
Car, dès lors, tout est possible. La « mai­
son en forme de navire » où il vit peut se
démultiplier, être plus vaste à chaque
porte poussée, ouvrant sur des pièces in­
connues, chaque jour nouvelles, et
d’autres derrière. Elle peut être traversée
par le champ magnétique produit par un
solénoïde – une bobine de fils électriques
en spirale – enfoui dans ses fondations,
qui permet au narrateur de dormir un
mètre au­dessus de son lit, ou de faire
l’amour en lévitation, ce qui n’est pas
sans charme, à l’en croire. D’autres solé­
noïdes, ailleurs, peuvent produire des

effets plus spectaculaires encore, soule­
ver des corps autrement lourds que ceux
des amants. Une nuit, au cœur de la
morgue de Bucarest, une statue mons­
trueuse s’élève et retombe, faisant gicler
le sang et la cervelle d’un homme dans
un rituel expiatoire ou salvateur,
comment savoir?

Dans la nuit totalitaire
Cette nuit­là, le narrateur accompagne
un groupe dont il vient de faire la
connaissance, les « piquetistes ». Dans
cette Roumanie communiste où chacun
surveille chacun, où des gens disparais­
sent du jour au lendemain – commen­
taire : « la Securitate sait ce qu’elle fait » –,
où rien ne peut être dit qui ne soit au ser­
vice de l’émancipation des masses et à la
gloire du Guide suprême, des sectes d’un
mysticisme plus ou moins échevelé se
forment en quantités industrielles,
comme autant de trouées dans la nuit
totalitaire. Le piquetisme est l’une d’elles,
dont les adeptes défilent dans les cime­
tières de la ville pour protester contre la
mort, pancartes en main : « Stop à la tra­
gédie humaine! » « Pour la vie éternelle! »
« Boycott de l’agonie! » « Non au massacre
quotidien! » « A bas les milliards de siècles
où nous ne serons plus! »

lire la suite page 2

Le paysage intérieur


de Mircea Cartarescu


Un narrateur anonyme s’égare dans la jeunesse de son auteur. Arpentant une Bucarest en


ruine, l’extraordinaire « Solénoïde » réunit le mystère, le dérisoire, la trivialité hantée de la vie


Usine désaffectée, dans un faubourg de Bucarest, en 2010. AGENCE VU/THOMAS HAUGERSVEEN
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