Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1

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Vendredi 15 novembre 2019

0123


A intervalles réguliers, le narra­
teur retrouve ses camarades de
lutte, crie avec eux « à l’aide! »,
mais qui pourrait répondre? Au
bout du compte, il reste seul,
boxeur battant l’air de ses poings
sur un ring désert, et son texte re­
part en tous sens, passé et présent
mêlés, procession désordonnée
de tout ce qui le constitue, de la
mort de son frère jumeau quand
ils avaient un an – « combien de
fois ne me suis­je pas demandé si
Victor n’était pas un enfant imagi­
naire? » – à la rencontre d’Irina, la
professeure de physique, avec qui
il couche épisodiquement, mais
cela aussi se métamorphose,
devient une histoire d’amour, et
un enfant s’apprête à naître.

Derrière une loupe
Il n’y a pas de césure entre
l’ordinaire et l’extraordinaire.
Offrande dérisoire, au bord de
tomber en morceaux, la vie
glisse vers son au­delà, et un
fonctionnaire timide se révèle
soudain grand prêtre d’un culte
énigmatique, et les toits des
lourds immeubles bucarestois se
déchirent, brèche ouverte sur le
scintillement des étoiles. Une
colonie d’acariens, derrière une
loupe, offre le spectacle d’une
vie aussi absurde et passionnée,
ridicule et tragique que la nôtre,
« milliers de créatures [suivant]
leur chemin, en aveugles condui­
tes par d’autres aveugles, vers
on ne sait quelles contrées loin­
taines », « comme les familles
endeuillées qui marchent derrière
le fourgon mortuaire ».
La voix de Cartarescu, magnifi­
quement rendue par la traduc­
tion de Laure Hinckel, donne leur
unité à tous ces mondes enche­
vêtrés. Précise, douce, indignée,
puissante, burlesque, sans limite
dans la capacité à dire le mystère,
le dérisoire, la trivialité hantée de
la vie humaine, elle crée par ses
spirales, solénoïde parmi les
solénoïdes, le champ magnéti­
que d’une attente impossible à
combler. Le combat du narrateur
est perdu d’avance. Il ne s’éva­
dera pas du monde, et sera
détruit, comme vous et moi.
Mais Solénoïde, ce grand roman
des revanches irréelles, l’entraîne
là où la réalité se termine : de
l’autre côté de la loupe, vers
un dieu inconcevable qui, peut­
être, comme nous regardons
avancer les longues files d’aca­
riens, nous observe et prend
pitié de nous. f. go

solénoïde
(Solenoid),
de Mircea Cartarescu,
traduit du roumain
par Laure Hinckel,
Noir sur blanc, 792 p., 27 €.
Signalons aussi, du même auteur,
la parution de Tout, traduit du
roumain par Nicolas Cavaillès,
Caractères, 58 p., 10 €.

Avant d’écrire « La Nostalgie », livre­culte pour toute une génération de Roumains,


Mircea Cartarescu a fréquenté les cénacles littéraires sous Ceausescu


« Le poème était au­dessus de tout »


Mircea Cartarescu, à Paris, le 20 septembre. BRUNO CHAROY/PASCO

florent georgesco

L’


homme qui attend à la récep­
tion d’un hôtel de Montpar­
nasse aurait pu être, ce jour­là,
dans une salle de classe de la
périphérie de Bucarest, comme le narra­
teur de Solénoïde (lire page précédente),
et, au lieu de traverser le boulevard pour
s’asseoir dans un café parisien, rentrer
poursuivre dans une maison biscornue
sa réflexion sur la fin de toute chose.
Mais, de cette uchronie intime, dont il a
fait le moteur de son dernier roman,
Mircea Cartarescu va plutôt raconter
l’autre versant, celui qui l’a vu devenir
l’un des plus importants écrivains
roumains contemporains, plusieurs fois
pressenti pour le prix Nobel.
Un versant qui le ramène à l’histoire
des cénacles littéraires, si importants
dans la Roumanie communiste des
années 1970­1980, et où, pour lui, tout
s’est joué. En particulier un jour
d’automne, en 1978 – il avait 22 ans –,
quand il rejoint ses amis du Cénacle du
lundi avec en main le poème qu’il vient
d’achever : La Chute, celui­là même que
son double romanesque apporte dans
un cénacle semblable, avec un destin
contraire. « J’ai eu plus de chance que lui,
commente­t­il. Mon poème a provoqué
de l’étonnement. Le fondateur du cénacle,
le grand critique littéraire Nicolae Mano­
lescu, était présent. Il m’a encouragé, m’a
poussé à publier. J’ai répondu que je
n’avais aucune intention de le faire. »

Métamorphoses
Si l’on veut s’amuser à déceler les
points de contact entre Mircea Carta­
rescu et son double romanesque, ce
refus hautain s’impose comme une
évidence. « Je voulais être un artiste pur,
explique l’écrivain, un artiste qui n’écrit
que pour lui­même et se nourrit de sa
propre substance. C’était un rêve roman­
tique de martyr de la littérature. » Mais,
dans son cas, cela ne dure pas. Ses
poèmes paraissent. Il est quelques
années instituteur à la périphérie de
Bucarest, mais cela non plus ne dure pas.
Il lit – « tout » –, écrit, tout le temps,
continue de fréquenter les cénacles, que
le pouvoir ne va pas tarder à interdire,
« pour des motifs politiques évidents »,
commente Cartarescu, qui précise :
« Ce n’était pas vraiment de la dissidence
politique. On peut plutôt parler de sectes
littéraires. A nos yeux, un poème était
plus important que tout. Nous voulions
juste faire de la vraie littérature, libérée
du mensonge qui nous entourait. »
C’est le moment où, dans ces creusets,
apparaît ce que l’on nommera bientôt
la « génération 80 » : des poètes et
des romanciers, souvent trentenaires,
influencés, aux antipodes de la littéra­
ture promue par le régime, par la Beat
generation et les avant­gardes euro­
péennes, tels Gabriela Adamesteanu
(née en 1942), Aurel Maria Baros (né
en 1955) ou Gheorghe Craciun (1950­
2007). Quant à Mircea Cartarescu, main­
tenant bien loin de son double, il écrit,
au début des années 1980, son premier
roman, La Nostalgie (P.O.L, 2017), prodi­

gieuse errance, à travers un Bucarest
halluciné, de personnages en proie aux
métamorphoses, qui s’apprête à devenir
l’emblème de cette génération. Mais
comment publier une telle explosion de
liberté dans la Roumanie de Nicolae
Ceausescu (1918­1989)?
Mircea Cartarescu donne le livre à son
éditeur en 1984. Il paraît en 1989, sous
un autre titre. Entre­temps, la censure a
fait son travail avec, semble­t­il, une
certaine perplexité. Il raconte : « Tout
fonctionnait mal à l’époque. Donc la
censure aussi. Les censeurs ne savaient
pas du tout ce qu’ils devaient enlever, et
ils s’en tenaient à des listes de mots.
Je n’ai pas pu donner le prénom Elena
à un personnage, parce que c’était
celui de la femme du dictateur, ni
intituler un chapitre “L’architecte” :
c’était le surnom ironique qu’on donnait

à Ceausescu, qui était en train de détruire
Bucarest. » Le titre du livre, lui, a l’incon­
vénient d’être celui du film qu’Andreï
Tarkovski (1932­1986), définitivement
exilé d’URSS en 1982, vient de sortir :
Nostalghia (1983). Une provocation
intolérable.

Exhumation
Ce qu’il reste de La Nostalgie, devenu
Le Rêve, paraît finalement en 1989, deux
mois avant le renversement de Ceau­
sescu. Personne n’en parle. Cela tombe
bien : mieux valait attendre la version
intégrale, publiée en 1993, avec, cette
fois, un retentissement qui dure tou­
jours. Sans cesse réédité, traduit partout
dans le monde, La Nostalgie fait figure,
dans la jeunesse roumaine d’alors,
d’étendard pour le champ des possibles
qui vient de s’ouvrir, quand bien même,
dit Cartarescu, « l’esprit totalitaire a
continué de conduire le pays jus­
qu’à aujourd’hui à travers le Parti social­
démocrate, héritier des communistes » :
malgré tout, « le changement politique a
été énorme, et on l’a immédiatement
senti », en particulier pour ce qui touche
à la liberté d’expression – les chroniques
politiques incendiaires que Mircea
Cartarescu publie régulièrement dans la
presse roumaine en sont un témoignage
cuisant pour le pouvoir.
Des trois volumes d’Orbitor (« éblouis­
sant » en roumain), immense entreprise
d’exhumation et de réinvention du
passé, au dernier roman, Melancolia,
publié au printemps en Roumanie, la
puissance de déflagration apparue avec
La Nostalgie, après le bouillonnement
des cénacles, embrase toute cette

œuvre, chaos arraché à la glaciation
totalitaire, au silence qui étreint le
narrateur de Solénoïde enfermé pour
toujours dans la Roumanie délirante de
Ceausescu. Les tyrannies tombent. Ce
n’est pas une raison suffisante pour
renoncer à avancer vers l’horizon que
dessine chaque livre de Mircea Carta­
rescu : un soulèvement sans fin.

Parcours


1 ER JUIN 1956 Mircea
Cartarescu naît à Bucarest.

1978 Lit un de ses poèmes,
La Chute, devant un cénacle
littéraire bucarestois.

1989 Premier roman,
Le Rêve (Climats, 1992),
version censurée de
La Nostalgie (P. O. L, 2017).

1993 Parution de La Nostal­
gie, version intégrale.

1996 Orbitor (Denoël, 1999).

1999 Docteur en littérature
roumaine, qu’il enseignera
à l’université de Bucarest
à partir de 2004.

2002 L’Œil en feu (Orbitor II)
(Denoël, 2005).

2007 L’Aile tatouée (Orbi­
tor III) (Denoël, 2009).

EXTRAIT


[A la morgue de Bucarest.] « Nous sommes ensuite passés entre les morts.
Au bout du couloir s’ouvrait une salle avec des dizaines de tables en zinc
où gisaient des cadavres verdâtres d’hommes, de femmes et d’enfants, nus
absolument tous, couchés tous sur le dos, regardant le plafond de leurs
yeux limpides. L’odeur était douceâtre, celle d’une veillée. (...) Cela n’avait
pas compté que ces corps aient vécu cinquante ans ou cinquante milliards
d’années. A présent, ils ne vivaient plus, à présent ils étaient des morceaux
inertes de glaise qui mimaient encore, les tournant en dérision, la chair et
la vie. A présent, ils n’allaient plus être, jamais, indifféremment du nombre
d’éternités qui allaient arriver et qui allaient passer. (...) Tu ne pouvais t’em­
pêcher de penser, avec une sorte de sombre sourire, au ridicule de l’effort
fourni par la matière pour produire, comme en heurtant deux morceaux
de silex l’un contre l’autre, l’étincelle insignifiante de la vie. »

solénoïde, page 369.

suite de la première page

Linvisible
initiation
Daniel Fabre

http://www.editions.ehess .fr
Diff usion : CDE/SODIS

Devenir fi lle ou garçon
au village

9 ۥISBN 978-2-7132-2803-2
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