Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
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| Littérature| Critiques

Vendredi 15 novembre 2019

0123


« Allô, Place Beauvau »


Le 4 décembre 2018, le journaliste David Dufresne a commencé
à tenir par Tweet, sur un mode clinique et méticuleux, le
compte des blessures provoquées par les lanceurs de balles de
défense et de grenades lors des manifestations des « gilets jau­
nes ». Un an plus tard, voici le prolongement romanesque de
cette entreprise. Si Dernière sommation ne dissimule pas la
sympathie de l’auteur pour le protéiforme mouvement, celui­ci
n’en est pas le sujet. Ce que le spécialiste du maintien de l’ordre
veut raconter, ce sont les violences policières. Ainsi que son
effarement à lui, représenté par le personnage Etienne Dardel,
devant ce changement dans la doctrine et les prati­
ques de l’Etat. De la rue à la Préfecture, des ronds­
points aux plateaux télévisés, le roman se faufile
auprès des acteurs de ces mois fiévreux, comme il
passe de la narration classique aux posts Facebook,
Tweet ou extraits d’allocutions présidentielles. Da­
vid Dufresne instille une énergie remarquable à ce
(premier) roman qui veut croire encore à une por­
tée politique de la littérature. raphaëlle leyris
Dernière sommation, de David Dufresne,
Grasset, 230 p., 18 €.

L’envol du père
Elle avait envoyé à son père la carte postale du célèbre tableau
de Magritte L’Homme au chapeau melon. Cette toile où le visage
du personnage est presque entièrement caché par une colombe
qui prend son envol. Et puis son père était mort. Cendres dis­
persées. Peu à peu, il avait disparu, son image effacée, au point
qu’elle craignait de ne plus bien savoir à quoi il ressemblait vrai­
ment. « Comment nommer l’absence du visage? Par la parole
qui, sous la figure, désigne la transitivité, qui transfigure, traverse
la figure, jusqu’au vertige de la ressemblance », écrivait, en 1976,
Jacques Sojcher (Le Professeur de philosophie, Fata Morgana).
Pour son premier livre, Céline Huyghebaert est allée aux con­
fins du deuil, où les souvenirs s’égarent. Où les pas s’évanouis­
sent. Pour son père, elle a bâti un tombeau, une œuvre poéti­
que, littéraire, un monument dressé face à l’oubli. Le drap blanc
est un mausolée à la Facteur Cheval, une construction de frag­
ments, de moments hétéroclites. Les gestes, les pa­
roles manquées, les odeurs, les rêves et les rêveries.
Les témoignages, les dialogues de famille comme
joués dans un théâtre d’ombres. Elle a tout recueilli.
Artiste attentive aux voix du silence, dont une
récente exposition s’appelait « Inventaire des cho­
ses qui ne laissent pas de trace », Céline Huyghe­
baert a écrit ici un livre dont on garde étonnam­
ment la marque. Et la mémoire. xavier houssin
Le Drap blanc, de Céline Huyghebaert,
Le Quartanier, 336 p., 19 €.

Douloureux miroir


Puisant l’inspiration dans la naissance de sa première fille,
Amie, Thierry Vimal avait écrit un roman drôle et cru sur la
paternité et ses angoisses. 7 millimètres (L’Olivier, 2005) possède
désormais un miroir douloureux. Un tombeau littéraire inti­
tulé 19 tonnes parce que Amie, 12 ans, compta parmi les 86 vic­
times de l’attentat de Nice par camion­bélier, le 14 juillet 2016.
Dans les quelque mille pages où Thierry Vimal raconte l’événe­
ment et les jours qui ont suivi, il s’essaie à « coudre du mot bien
serré, une trame assez stable pour ne pas se désagréger aussitôt
en éboulis de lettres à contresens, tisser de la phrase antidéra­
pante et la lancer en amont à mesure de l’ascension », bref, à
écrire pour survivre. Et peut­être opposer aux gouffres de la
mort et de l’oubli la possibilité pour la petite fille d’un séjour
dans ses phrases. Le résultat, c’est un cri, monumental, honnête
et juste, et d’une puissance remarquable. zoé courtois
19 tonnes, de Thierry Vimal, Cherche­Midi, 1 008 p., 25 €.

Un amour inquiet


Ce serait un peu comme cette image de soi qu’on surprend
un instant dans le reflet d’une vitrine, sur le trottoir d’en
face. Se souvenir, c’est se regarder passer et faire un petit si­
gne à cet autre­là. Celui d’autrefois. Plus jeune, différent.
Mais qu’on reconnaît quand même. Le temps a filé. Déjà.
Lola Nicolle, pour Après la fête, son premier roman, vient
d’écrire la brève chroni­
que des années de sa
« prime jeunesse ». Et elle
le dédie « à eux ». Eux,
c’est­à­dire cette fille et
ce garçon, Raphaëlle et
Antoine, qui se sont ren­
contrés sur les bancs
d’une fac de banlieue et
qui ont vécu une histoire
d’amour tendre et in­
quiète. Deux petits en­
fants du siècle que le
passage à l’âge adulte va
séparer. Les parents, les
amis. Le quartier de la
Goutte­d’Or à Paris et les
barres HLM de Vitry. Le
bord de mer, une mai­
son en Touraine. Quand
on quitte ce qu’on aime,
c’est soi­même qu’on
quitte. Lola Nicolle ra­
conte cela avec distance,
douceur. Et un rien de
nostalgie. Elle est poète
et elle a 27 ans. x. h.
Après la fête,
de Lola Nicolle,
Les Escales, 158 p., 17,90 €.

Chostakovitch, le tyran et le cri d’Ariane


Dans « Opus 77 », Alexis Ragougneau dépeint une fresque familiale funeste


philippe­jean catinchi

A


ujourd’hui, comme sou­
vent désormais, Ariane
est en pleine lumière.
Au piano, bien sûr, offi­
ciant aux funérailles de son père,
le maestro Claessens, chef d’or­
chestre mondialement reconnu.
Mais au lieu d’entamer une prévi­
sible marche funèbre, elle se lance
dans la terrifiante réduction pour
clavier du Concerto pour violon
n° 1 de Dmitri Chostakovitch. Et ne
lâchera rien. Dans la froide basili­
que genevoise, devant un public
de musiciens, de critiques et de
« connaisseurs » réunis, la jeune
prodige offre un lamento des plus
poignants.
Confessant au fil des cinq
mouvements de l’« Opus 77 »


  • nocturne, scherzo, passacaille,
    cadence et burlesque – le drame
    familial qui a broyé sa mère, Yaël,
    soprano réduite au silence, son
    frère David, violoniste de génie
    que leur père a châtré et dont la


vengeance n’a sauvé personne,
elle enfin, dont la rousseur incan­
descente et la froideur marmo­
réenne peinent à masquer la bles­
sure intime. Tout au plus en tire­
t­elle sa livrée d’artiste indocile
qui « refuse obstinément de [s]e
soumettre au jugement des hom­
mes » : « Jamais ils n’auront de
droits sur moi. Je me façonne
seule ; je prends sans jamais me

laisser prendre ; je choisis sans
jamais me laisser choisir. »
C’est à elle, Ariane, de dévider le
fil de ce canevas cruel comme
l’antique, où la famille joue une
autre réduction : celle du carcan
totalitaire dont Staline a usé pour
tenter de broyer Chostakovitch,
alors interdit de composition,
quand il osa, clandestinement,
lancer ce cri de résistance sublime
et glaçant. Le violoniste David

Oïstrakh, ami du compositeur, ne
pourra le créer sous la direction
d’Ievgueni Mravinski que deux
ans après la mort du tyran.
Elle qui a assisté, à 3 ans, cachée
sous le piano, à la faillite d’un père
virtuose qui ne contrôle plus ses
doigts et va condamner les siens à
partager sa chute, s’est construite
seule, face à la tragédie en mar­
che, et contre le « Commandeur »,
comme on surnomme
celui qui règne sur
l’Orchestre de la Suisse
romande. En alliée pré­
cieuse du frère rebelle ;
mais sans éclats, elle qui
sait que l’ombre est
l’arme la plus sûre pour
contrer les tyrans.
Ariane comprend seule
le panache suicidaire de son frère,
lecteur de Kafka et de Melville, qui,
comme Bartleby, « préférerai[t] ne
pas... » avant de se laisser sombrer
dans le mutisme le plus complet.
D’une innocence terrible, David,
fragile et farouche, refuse même
le secours de son instrument.
Pourtant, « le violon est le meilleur
ami du violoniste, sa boussole, sa
part d’enfance aussi », et l’étui qui
le protège « une véritable maison

en miniature » où se réfugier, voire
disparaître, pour échapper à la
noirceur du monde.
Le pianiste n’a pas cette chance,
et le spectre de Vladimir Horowitz
hante Ariane. Comme David, ce
génie hors pair a trébuché devant
l’obstacle d’une pression inhu­
maine : pour lui un retrait de la
scène qu’il ne parvient pas à effa­
cer avec éclat, pour le fils Claes­
sens le défi de satisfaire le projet
paternel – sa seule arme pour le
blesser en retour de sa funeste
tyrannie. N’avait­il pas déjà choisi,
enfant, et publiquement, le violon
contre le piano, l’instrument du
père, comme on refuse un legs?
Et si Ariane assiste seule à l’ultime
reprise du dialogue, sur le lit
d’hôpital du maestro, le ton a le
grinçant du « burlesque » final.
Alexis Ragougneau signe là une
partition d’une profondeur tragi­
que dont la leçon dit plus que les
affres des dictatures modernes.

opus 77,
d’Alexis Ragougneau,
Viviane Hamy, 256 p., 19 €.
Signalons aussi, du même auteur,
la parution en poche de Niels,
Points, 360 p., 7,80 €.

La romancière publie « Clic­Clac », fort roman


à tiroirs, et « En découdre », un vif monologue


Les prises de vues


de Nathalie Azoulai


Nathalie Azoulai, à Paris, en 2015. OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE

fabrice gabriel

U


n livre peut­il en cacher un
autre? Si on se pose la ques­
tion, c’est moins parce que
Nathalie Azoulai fait paraître
simultanément deux romans, Clic­Clac
et En découdre, qu’en raison de sa façon
très personnelle de jouer avec le double
fond de sa bibliothèque – ou de sa vidéo­
thèque, en l’occurrence – pour dissimu­
ler quelque chose comme une obses­
sion, presque une honte ancienne, le
« rosebud » enseveli d’une blessure,
peut­être, enrubanné des détours de la
culture, des bandeaux et bandelettes
de références nombreuses, mais en
trompe­l’œil.
La romancière avait obtenu le prix
Médicis en 2015 pour Titus n’aimait pas
Bérénice (P.O.L) : un livre construit déjà
dans le creuset d’une tradition détour­
née, sur une forme de kidnapping
contemporain de ce Racine qu’on
croyait trop bien connaître. Clic­Clac
fonctionne en apparence selon un
principe similaire, puisqu’il se fonde de
nouveau sur une référence partagée,
cette fois un film qui hante l’héroïne,
elle­même cinéaste de renom : Nos plus
belles années, de Sydney Pollack (1973),
avec Barbra Steisand et Robert Redford,
qu’elle a vu et revu avec sa mère, rituelle­
ment, chaque année, en pleurant. Pour
son dixième long­métrage, elle se pro­
pose donc de revisiter cette espèce de
mélo culte, en particulier sa séquence
finale, archétype de la « scène d’extinc­
tion du grand amour », qu’elle entend
d’abord vider de ses larmes.

Cruauté géométrique
Dans son film – d’où le cut drôle et
cinglant de son titre, Clic­Clac –, pas de
sentimentalité ni d’effusions, mais quel­
que chose comme la cruauté géométri­
que d’une scène de rupture, sèche et
définitive... Le défi est d’obtenir ce résul­
tat de comédiens inexpérimentés et un
peu snobs, qui n’y comprennent pas
grand­chose et voudraient seulement
jouer « dans un film élitiste ». La réalisa­
trice s’engage dans une sorte d’odyssée
obsessionnelle, volontiers comique,
pour atteindre la vérité d’une prise, qui
l’obligera fatalement à se remettre en
question. Ce faisant, elle nous entraîne
aussi dans une réjouissante enquête à
tiroirs, la référence à Pollack conduisant
successivement sur la piste de deux
autres films : La Fièvre dans le sang
(1961), d’Elia Kazan, et Les Parapluies de
Cherbourg (1964), de Jacques Demy.
L’ensemble, très finement documenté,
ne saurait cependant se réduire à un jeu
de références emboîtées, dans le but
d’interroger l’authenticité possible d’une
inspiration artistique. A travers les tribu­
lations d’une cinéaste aux prises avec son

projet, la matière vive et parfois rebelle
des comédiens contrariant l’idéal de
l’œuvre rêvée, c’est quelque chose
comme une identité qui se révèle : celle
d’une femme inconsolable d’avoir perdu
sa mère, au fond, ironique mais tour­
mentée, d’une sentimentalité qui n’ose
se dire, comme si une forme de honte
sociale la tenait encore, sourdement.
N’était­ce pas déjà, d’une certaine façon,
le sujet de Nos plus belles années : l’amour
finalement impossible entre Redford
et Streisand, le pur WASP et la petite
communiste?

Miroir inerte
Le personnage de la cinéaste s’appelle
Claire Ganz : son nom fait entrer quelque
écho germanique dans cette histoire, et
on se dit que Nathalie Azoulai n’est pas
pour rien lectrice de Kafka, comme sans
doute de Thomas Bernhard. On y pense
en tout cas en passant de Clic­Clac à
En découdre, ce monologue très vif
d’une femme qui visite chaque après­
midi un petit musée de province et se
montre de plus en plus obsédée par le

gardien, figure muette, miroir inerte de
sa mauvaise conscience (de classe),
auquel elle s’adresse dans une sorte
de ressassement solitaire, impi­
toyable pour elle­même, presque
déviant vers le délire, voué au seul
et hypothétique salut d’un aveu


  • celui du sentiment.
    Cet aveu – d’un manque, d’un
    besoin – fait le lien entre les livres
    de Nathalie Azoulai, dont l’intelli­
    gence narrative, avec sa sécheresse
    calculée et ses détours un peu
    retors, semble travaillée par le
    remords d’une simplicité perdue :
    celle de l’amour, tout bêtement,
    des gestes premiers du désir, du
    corps érotisé ou maternel... Qu’il
    faille en passer par les cliques et les
    claques de la culture, ou l’aveu à
    peine voilé des violences sociales,
    ne fait que renforcer cette puis­
    sance de retour de sa littérature,
    qui dit très subtilement, et d’une voix
    non dépourvue de malice, l’exigence
    d’un certain renouement. C’est là, aussi,
    sa drôle de beauté.


clic­clac,
de Nathalie
Azoulai,
P.O.L,
192 p., 17 €.

en découdre,
de Nathalie
Azoulai,
P.O.L,
96 p., 13 €.

Signalons, de
la même auteure,
la parution
en poche des
Spectateurs, Folio,
288 p., 7,90 €.

« Jamais ils n’auront
de droits sur moi. Je me
façonne seule ; je prends
sans jamais me laisser
prendre »

Sociologie et
action politique
CélestinBouglé

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Des combats
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