Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
0123
Vendredi 15 novembre 2019
Critiques| Littérature|

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Une toile comme un coffre­fort


Percival Everett en maître des secrets et du suspense


zoé courtois

Q


uand Avril, sa fille
adolescente, lui confie
qu’elle est enceinte,
Kevin Pace acquiert
pour son atelier d’ar­
tiste un onéreux « extracteur de
mouches ». Réaction surprenante
car l’endroit en est tout à fait
exempt. Du moins, pour le
moment, car bien plus loin dans
les pages de Tout ce bleu, on
entendra, coincé entre deux
paragraphes, l’horripilant vrom­
bissement de l’insecte. Un bour­
donnement à faire perdre la tête,
en même temps que l’écho sym­
bolique d’un autre secret.

Jeune aquarelliste
Un jour, en effet, dans un autre
temps, un autre lieu (le Salvador,
en 1979), Kevin Pace s’est frotté
les mains de terreur et de dégoût
de lui­même. L’une contre
l’autre. Comme s’il faisait froid,
« alors qu’il ne faisait pas froid du
tout ». Ou plutôt « comme une im­
bécile de mouche ». Depuis, trente
ans se sont écoulés, dont au
moins une décennie d’ivresse
quasi quotidienne de laquelle le
peintre n’est sorti que pour
« camper à l’extérieur, sur une île
non cartographiée, au milieu de
[lui]­même ».

La narration de Tout ce bleu
progresse ainsi, par chapitres
qui s’ébauchent comme des
tableaux rassemblés dans une
collection à première vue
hétéroclite. Le peintre évoque
sa femme, Linda, dont il se dit
épris. Il revit une « escapade
romantique » extraconjugale, à
Paris, avec une jeune aquarel­
liste. Et puis il se souvient : le
Salvador, donc, en temps de
guerre civile, en compagnie
de son ami Richard. Le peintre
lui a fait jurer de détruire la toile
monumentale à laquelle il tra­
vaille depuis lors en cachette.
Car, à côté de tableaux racoleurs
qui ont leur petit succès (« Il n’y a
vraiment pas grand mal à faire la
pute, si on le fait bien, sans excuse
et sans réserve ») et auxquels sa
dépression donne une certaine
profondeur, il y a une œuvre,
une vraie. « Pas forcément un
chef­d’œuvre », convient­il lui­
même, mais une toile comme
un coffre­fort. Sans titre : en eût­il
été un, celui­ci en aurait fourni
le code.
Dangereux, impensable même,
car le peintre y met sous clé
l’indicible (l’épisode salvadorien,
mais d’autres secrets aussi,
tout aussi terribles). Comment?
Grâce à une couleur. Si pour
Roland Barthes l’écriture du vide
existentiel de l’homme, l’écri­
ture épuisée, est une « écriture
blanche », sur la toile de
« trois mètres soixante­dix par
six mètres quarante­huit » de

Kevin Pace, comme chez Percival
Everett, elle est bleue.
L’écrivain est surtout connu
pour avoir écrit sur une autre
couleur, le noir, explorant de livre
en livre (tels Effacement, Désert
américain ou Blessés – Actes Sud,
2004, 2005 et 2006) le racisme de
la société américaine. C’est donc
non sans espièglerie qu’Everett
déjoue l’attente de ses lecteurs
en se saisissant du bleu.

Bleu Alice
Sa palette ample et précise à la
fois n’est pas là seulement pour
décrire le blues de l’artiste et
réécrire une énième fois le topos
du poète maudit. Dans les bleus
de Perse, cobalt, céruléen, Alice, et
topaze, Everett, fin technicien et
maître du suspense, dissémine à
la manière d’un impressionniste
traces, indices et pistes. Quitte à
exiger de son lecteur le même pe­
tit pas en arrière que celui auquel
est contraint Kevin, à Paris, devant
les toiles d’Eugène Boudin, afin de
restituer la totalité de l’image, ou
en tout cas essayer. Car peut­être
est­il – et c’est là la belle proposi­
tion de ce roman – des choses que
l’on ne peut vraiment représenter
qu’avec de la distance, de la cou­
leur et sans le secours des mots.

tout ce bleu
(So Much Blue),
de Percival Everett,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Anne­Laure Tissut,
Actes Sud, 336 p., 22,50 €.

Adulte et enfant-roi
Juli Zeh manie la mécanique du sus­
pense psychologique en y ajoutant
sa marque de fabrique, qui tient à ce
que ses héros frôlent la catastrophe
sans toujours y sombrer. Tel est,
dans ce livre court, le cas de Hen­
ning, père de famille ayant décidé
de passer le Nouvel An dans le très
artificiel paradis touristique de Lan­
zarote, avec sa femme et ses deux
enfants en bas âge. Le tableau de pa­
rents harassés à l’ère de l’enfant­roi
se craquelle peu à peu pour laisser
place à un souvenir traumatique,
refoulé par Henning et exhumé à
l’occasion d’une promenade à vélo
vers un village situé sur les hau­
teurs de l’île volcanique. L’auteure
porte, en passant, son ironie froide
sur les rites et les ridicules de la
moyenne bourgeoisie allemande et
son obsession pour le confort mo­
derne. La mémoire, pas seulement
historique, reste aux aguets pour en
dénoncer l’illusion, et la fragilité
des couples menace sans cesse les
constructions apparemment les
plus solides. Henning, dans son
anamnèse vélocipédique, va ainsi
éprouver physiquement l’angoisse
et le sentiment d’abandon que peu­
vent ressentir tant d’enfants de ma­
riages désunis. La tension entrete­
nue par la romancière ne se résout
qu’à la dernière page, quand il finit
par congédier ce monde enfantin
qui l’obsède et prend la décision, de
plus en plus rare, de devenir enfin
adulte. Malgré une facture classi­
que, Nouvel An sait ouvrir les abî­
mes discrets dans des
vies trop balisées. A la
manière des nids­de­
poule qui font cahoter
les voitures de location
sur les routes des Cana­
ries.nicolas weill
Nouvel An (Neujahr),
de Juli Zeh, traduit de
l’allemand par Rose Labourie,
Actes Sud, 192 p., 20 €.

Juste avant de s’éteindre, en 2018,


Philip Kerr publiait la treizième


aventure de son attachant héros


Bernie Gunther


traque les nazis


en Grèce


macha séry

P


our diminuer le rythme
cardiaque des futurs
lecteurs de L’Offrande
grecque – bien qu’au
fond cela ne réglera rien –,
divulgâchons d’emblée la fin : si
Bernie Gunther, alias Christof
Ganz (tel est ici son nom d’em­
prunt), s’y fait souvent tenir en
joue, il ne mourra pas au terme
de ce treizième opus qu’a consa­
cré aux aventures de son héros
allemand l’Ecossais Philip Kerr,
disparu le 23 mars 2018, soit dix
jours avant la publication du
livre au Royaume­Uni. L’auteur
laisse même entrevoir un avenir
pour son personnage travaillé
par le passé. Quand on l’inter­
roge sur ses activités pendant la
guerre, l’antinazi répond : « Je
gagnais ma vie et j’essayais de la
protéger. Je ne prêchais pas la
première croisade. » Il ajoute
qu’il a été assez lâche pour survi­
vre, qu’il n’en a pas « fait assez ».
Raison pour laquelle il cherche à
accomplir une bonne action.
Pour l’heure, Bernie Gunther est
toujours dans la police. Préci­
sons : la police d’assurance. Mais
qu’il fût Herr Kommissar en 1933,
puis chargé de la sécurité à l’Hôtel
Adlon à Berlin, missionné,
ensuite, par de hauts dignitaires
nazis pour résoudre, ici et là, des
affaires criminelles, concierge

dans un palace de la Riviera ou
aujourd’hui, en mars 1957, expert
en sinistres pour le compte d’une
firme munichoise, il n’a jamais
cessé d’être enquêteur. Par pas­
sion de la vérité et par foncière
honnêteté.

« Un gros trait sur la guerre »
Après avoir séjourné en Italie,
en Argentine, à Cuba, voyagé à
Prague, à Zagreb, à Katyn, visité
le nid d’aigle d’Hitler et s’être ex­
patrié dans le sud de la France, le
voilà donc à Athènes pour démê­
ler les circonstances troubles
d’un naufrage : un navire préten­
dument coulé lors d’une expédi­
tion archéologique en haute
mer. Optimiste, le détective aux
tempes grisonnantes compare
son nouveau poste à « un banc
tranquille au fond d’une église
déserte ».
Raté! Les fantômes du passé le
rattrapent toujours. Cette fois,
Bernie Gunther va croiser la route
de l’ancien SS Hauptsturmführer
Aloïs Brunner et de Max Merten,
lequel sera reconnu coupable de
crimes de guerre (l’extermination
des juifs de Thessalonique et
le vol de leurs biens) en 1959,
condamné à vingt­cinq ans de
prison, mais relâché huit mois
plus tard et même indemnisé
par l’Etat allemand.
L’intérêt de cette nouvelle aven­
ture ourdie de main de maître par
Philip Kerr réside d’abord dans la
période où est censée se dérouler
l’intrigue, le mois de la fondation
de la Communauté économique
européenne par le traité de Rome

(1957). A l’époque, aucun criminel
de guerre nazi n’a encore été jugé
en Grèce pour les massacres com­
mis dans ce pays. « Et, ailleurs, la
plupart des accusés ont déjà été
libérés, à la demande des Améri­
cains et des Britanniques, qui, au
début de la guerre froide, ont éta­
bli la République fédérale grecque
pour servir de rempart face à
l’invasion soviétique », lit­on dans
L’Offrande grecque. « Vous autres,
les Allemands, vous avez réussi à
tirer un gros trait sur la guerre
pour tout recommencer, observe,
désabusée, une agente du Mos­
sad. Ils appellent ça “le miracle du
Vieux” » – surnom donné au
chancelier (1949­1963) Konrad
Adenauer, partisan d’une politi­
que d’amnistie des anciens nazis.
Dans les coulisses d’une enquête
qui mènera Gunther au port du
Pirée, par lequel transitent trafics
d’armes et d’antiquités, les cal­
culs diplomatiques primeront
sur le souci de justice...

« Humour noir »
Il y a plusieurs manières d’exer­
cer son sens de l’humour. L’une
consiste à user de son pouvoir
pour se moquer des faibles. Une
autre, plus critique et plus coura­
geuse, se définit par le contraire :
la raillerie formulée en position

L’Acropole, dans Athènes occupée, en avril 1941. AKG IMAGES

subalterne, une forme de résis­
tance plus ou moins passive, des
banderilles politiques. Pas de
quoi terrasser le taureau, mais de
quoi l’agacer jusqu’à un cer­
tain point. C’est celui que
pratique Gunther, l’humour
qui le sauve, le sarcasme
« cinglant et amer, et parfois
à peine drôle. Le genre
d’humour noir qui vous
faisait presque toujours
vous esclaffer à Berlin »
(Les Pièges de l’exil, Seuil,
2017). Et l’une des mille et
une raisons pour lesquelles
on affectionne tant le
personnage.
Restera ensuite l’ultime
tome posthume de Philip
Kerr, Metropolis, à paraître l’an
prochain. Soit la genèse du
personnage en 1928. Un retour
aux sources, en somme.

l’offrande grecque.
une aventure
de bernie gunther
(Greeks Bearing Gifts),
de Philip Kerr,
traduit de l’anglais
(Ecosse) par Jean Esch,
Seuil,
474 p., 22,50 €.
Signalons aussi, du même
auteur, par le même
traducteur, la parution en
poche de Bleu de prusse,
Points, 672 p., 8,80 €.

http://www.grasset.fr Grasset


«Il y a du Bolaño
chez Orengo.»
Cécile Dutheil,
EnattendantNadeau

«Ce très beau livre explore
les convulsions, les rêves
et les cauchemars d’une
Asie du Sud-Est devenue
entre-temps le centre
du monde.»
Philippe Garnier,
PhilosophieMagazine

«Un roman d’aventures,
un magnifique hymne
à l’amour.»
Etienne de Montety,
LeFigarolittéraire

«Orengo sent fortement
le romanesque des
guerres et du temps.»
Claude Arnaud,
LePoint

Damien Aubel,Transfuge


BEAU, CRUEL


ET ROMANESQUE.

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