Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1

6
| Histoire d’un livre


Vendredi 15 novembre 2019

0123


COMMENT
UN QUADRA­
GÉNAIRE belge
installé à Paris,
issu des classes
moyennes
supérieures,
et dont l’exis­
tence n’a été marquée par
aucun drame majeur, peut­il
raconter sa vie? A­t­il seule­
ment une vie à raconter,
d’ailleurs? Charly Delwart
répond avec humour et intelli­
gence à travers Databiographie,
livre qui mêle écrits et graphes

« Belgiques » rêvées


Fluide et mouvante, l’écriture de Jean
Jauniaux ressemble à une écharpe
de brouillard au­dessus du plat pays.
Tantôt elle nimbe son sujet d’un voile
qui ne le laisse que deviner. Tantôt
elle se déchire et le réel apparaît. Dans
ces treize nouvelles, on glisse ainsi de
la vérité à l’imaginaire, et du songe
d’un narrateur au fantasme d’un
autre. Depuis la Flandre chère à Jau­
niaux – celle de Saint­Idesbald, où
peignirent le surréaliste Paul Delvaux
et l’aquarelliste Walter Vilain – jus­
qu’à Warzipont (ville fantôme ima­
ginée par l’auteur), ce sont des Belgi­
ques rêvées qui s’offrent à nos soifs
d’évasion. Il arrive que les voyages
soient immobiles, comme celui du
faussaire de « Chine », qui bourlingue
clandestinement dans son grenier.
Ou que l’on remonte un passé colo­
nial avec des héros in­
ventés (« Jules Morrel, un
Belge en Chine »). Dans
tous les cas, un charme
opère : l’ouvrage a la fi­
nesse et l’élégance d’une
dentelle gantoise.
florence noiville
Belgiques,
de Jean Jauniaux,
Ker éditions, 124 p., 12 €.

La quarantaine, heure des comptes


Dans « Databiographie », Charly Delwart met à plat les « little data »


de son existence. A mi­chemin entre littérature et art contemporain


représentant ses propres don­
nées personnelles, mises en
perspective avec des moyennes
ou des normes. Des données
qui vont du très anecdotique
(et amusant), voire loufoque,
aux causes les plus probables
de sa future mort (et au nombre
d’heures qui l’en séparent, alors
qu’il est âgé de 44 ans). Les sché­
mas sont élégants, souvent
drôles dans leur mise en scène,
et leur alliance avec les courts
textes peut provoquer des éclats
de rire ou plonger le lecteur dans
d’intenses réflexions quant à sa
propre histoire, ses manies ou
ses sujets d’inquiétude – comme
le font les autobiographies les
plus réussies. Malin, profond
l’air de rien, Databiographie
explore jusqu’au bout son idée
de départ, entre quête d’exhaus­
tivité et sens de la concision,
pour proposer une nouvelle
forme d’antimémoires très
convaincante. r. l.

Mise en scène


databiographie,
de Charly Delwart,
Flammarion,
352 p., 19 €.

raphaëlle leyris

Q


ui a lu Databiographie,
de Charly Delwart, ne
peut s’étonner de voir
arriver à notre rendez­
vous un homme de
44 ans grand et mince – 1,85 mètre
et 73 kilos selon la page 30. Ni que
celui­ci soit chaussé de baskets
(un graphique nous apprend qu’il
en possède huit paires, contre
quatre de boots ou trois de der­
bies) et vêtu d’une chemise bleue
(couleur par lui arborée 52 % du
temps). Databiographie est un
livre dans lequel l’écrivain belge,
né en 1975, installé à Paris,
s’exerce à cerner ses quatre décen­
nies d’existence à travers des gra­
phiques et des ratios, qu’accom­
pagnent des textes venant faire
office de note de bas de page ou de
contrepoint.
L’idée en est venue à Charly
Delwart au printemps 2018, alors
qu’il lisait Homo Deus, de Yuval
Noah Harari (Albin Michel, 2017),
et plus précisément ces chiffres
livrés par l’historien israélien : « Il
y a sur la terre 400 000 lions pour
60 millions de chats domestiques,
200 000 loups sauvages pour
400 millions de chiens. » « D’un
coup, commente Delwart, on pou­
vait mesurer hyper clairement ce
que le monde a perdu en sauvage­
rie. » Ainsi commence à germer le
projet de ce cinquième livre, à
mi­chemin entre la littérature et
l’art contemporain, cette disci­
pline dont il apprécie « le mélange
de joie et de sérieux ».
A l’heure du big data (et de « la
crise de la quarantaine ») il s’agit
pour lui de se saisir des « little
data » de son existence, et de voir
si elles peuvent « donner une lisibi­
lité de la personne qu’[il est]
aujourd’hui ». Personne dont
Charly Delwart n’était « pas vierge
avant de se mettre au livre », ayant
fréquenté avec assiduité, durant sa
trentaine, le divan d’un psychana­
lyste. Selon ses calculs, dûment
répertoriés dans le livre et même
reproduits sur le bandeau de cou­
verture, le budget qu’il y a consa­
cré équivaut à 10 m² à Paris, 55 m² à
Athènes, 7 m² à New York – ce dont
l’écrivain est loin de se plaindre,
estimant que ce travail a permis de
créer en lui un « territoire sain »,

d’où la comparaison avec une sur­
face habitable. Databiographie
vient ainsi « clore quelque chose »,
dans la mesure où « les data per­
mettent de mettre à plat les possibi­
lités qu’on a eues et qu’on a prises
ou pas », d’objectiver de la même
manière ses problèmes de dents et
ses crises d’angoisse.
Charly Delwart commence par
établir la liste des données qu’il
veut livrer et des ratios qu’il veut
calculer dans le cadre de cette
« approche circulaire » de lui­
même. Il y est autant question
des heures qu’il lui reste poten­
tiellement à vivre que du rapport
entre le nombre de poissons qu’il
a pêchés et ceux qu’il a mangés,
ou de statistiques sur ses atta­
ques de panique... Après avoir
déterminé les sujets qui lui sem­
blent significatifs, drôles ou
importants à évoquer dans cette
démarche d’épuisement de lui­
même, celui qui a étudié les let­
tres et l’économie, et exercé
comme auditeur financier (il est
aujourd’hui scénariste) travaille
sur ses modes de calcul et s’y
attelle, avec sérieux. Avant d’en
confier la mise en image à la desi­

gner graphique Alice Clair, qui
travaille dans une agence de data­
visualisation à laquelle l’écrivain
avait présenté son projet – lequel
avait été jugé trop personnel et
particulier pour être traité par
une agence. « Mais moi, dit Alice
Clair, j’ai adoré l’idée de traiter de
la matière intime, plutôt que les
sujets froids habituels. »
Le romancier et la graphiste dis­
cutent, échangent sur la forme
possible des graphes, pour qu’ils
soient en lien avec le thème qu’ils
évoquent. Charly Delwart sou­
met par e­mail « huit pages de
graphes et 120 ratios possibles » à
l’éditrice Alix Penent, chez Flam­

marion, avec laquelle il s’est
engagé sur un tout autre roman
(après quatre textes au Seuil).
Immédiatement, celle­ci lui dit
son enthousiasme. « J’ai tout de
suite trouvé pertinent ce projet qui
apparaît comme autocentré mais
qui met toujours son sujet en pers­
pective avec le monde, qui pose
des questions vertigineuses sur le
sens de la vie, mais qui ne se pré­
sente pas frontalement comme
tel », explique­t­elle au « Monde
des livres ».
Quand Charly Delwart et Alice
Clair partent un peu loin dans
leurs idées de représentation des
données, imaginant des couleurs
claquantes et des formes ludi­

ques, l’éditrice les « recadre », dit
la seconde, leur rappelant qu’il
s’agit d’un ouvrage littéraire. Le
choix est fait de s’en tenir au noir
et blanc – « ce côté fin, élégant et
épuré m’allait très bien », assure la
graphiste. Alix Penent pousse
aussi l’écrivain à se rappeler que
dans « databiographie », il y a
« biographie », et qu’il va falloir
écrire, se livrer aussi par ce
biais­là. « Assez vite, se souvient
Delwart, elle m’a demandé si je me
mouillais assez, et c’était une
vraie bonne question. Il fallait que
je trouve la juste dose entre le
dévoilement de moi­même et la
pudeur. Je n’exposais pas que moi,
mais aussi mes parents, ma
femme et mes enfants, dans cette
entreprise de recension de moi­
même. Il a fallu négocier avec
eux. »
Les textes qui accompagnent
les images racontent « des
moments constitutifs ». Le pas­
sage le plus délicat à écrire a été,
confient auteur et éditrice, le pro­
logue détaillant le projet et ses
enjeux pour l’écrivain. « Dans
l’élaboration du livre, ses intui­
tions étaient naturellement jus­
tes, précises et claires, il n’était
donc pas nécessaire qu’il écrive ce
prologue en amont, explique Alix
Penent. Il fallait le garder pour
la fin, afin de préserver sa vitalité
et sa fraîcheur. Mais, là, je lui ai
demandé de le réécrire un certain
nombre de fois... » Jusqu’à ce que
tous deux en soient satisfaits et
jugent le livre prêt à partir à
l’imprimerie. Puis à atterrir entre
les mains du lecteur, pour que
celui­ci s’y retrouve, peu impor­
tent sa taille, son poids, son âge,
son sexe ou ses habitudes vesti­
mentaires.

Il est autant question
des heures qu’il lui reste
à vivre que du rapport
entre le nombre de
poissons qu’il a pêchés
et ceux qu’il a mangés

EXTRAIT
« Les chances d’être un parent parfait s’amenuisent à mesure que les enfants
grandissent, qu’importe qu’on ait fait une analyse, qu’on soit conscient des
choses à ne pas faire, des schémas à ne pas répéter : statistiquement, à un
moment, on fera une erreur (...). Ma mère m’a prévenu que cela m’arriverait
aussi (sans savoir si c’était pour me préparer au futur ou me faire compren­
dre que tout reproche sur le passé n’était pas fondé). Avec trois enfants entre
un et dix ans, j’ai déjà commencé à faire des erreurs, j’en ferai d’autres.
Il s’agit, sachant cela, de rester dans une catégorie d’erreurs acceptables,
réparables, des dommages collatéraux légers de la volonté de bien édu­
quer ses enfants. L’écart entre l’effet voulu d’une décision et le résultat,
une idée et sa réalisation concrète, permet de mesurer de façon inverse­
ment proportionnelle son aptitude à être un bon parent ou à avoir des
intuitions éducatives. »

databiographie, page 132

Illustration extraite de « Databiographie ». ALICE CLAIR

Une attente amère


Icône controversée de la lutte anti­
apartheid, Winnie Mandela (1936­
2018) se réincarne en Pénélope sous
la plume amusée de Njabulo Ndebele.
L’universitaire et romancier a choisi
comme figure centrale de ce troi­
sième roman l’ex­femme de Nelson
Mandela. Mariée en 1958, celle­ci fut
surtout, de 1962 à 1990, la femme
d’un détenu qui, deux ans après sa
sortie de prison, annonça leur sépara­
tion pour cause d’infidélité de son
épouse. Ndebele s’empare de ce des­
tin hors norme en réunissant les his­
toires de quatre femmes sud­africai­
nes, toutes délaissées par un mari
volage, ou emprisonné, ou parti faire
fortune à l’étranger. Toutes se sentent
coupables de n’avoir pas assez ou trop
attendu. L’originalité de Ndebele con­
siste à mettre en scène leurs échanges
dans le décor rassurant d’un thé à
l’anglaise. Mais tandis que les héroï­
nes dissertent sur l’histoire violente
de leur pays, les malheurs
de Winnie et la condition
des femmes à travers les
siècles, une révolution se
prépare.gladys marivat
Le Lamento de Winnie
Mandela (The Cry of Winnie
Mandela), de Njabulo Ndebele,
traduit de l’anglais (Afrique
du Sud) par Georges Lory,
Actes Sud, 224 p., 22 €.

Huis clos ferroviaire
Historien d’art soviétique, Vsevolod
Petrov (1912­1978) est surtout connu
pour ses travaux sur l’histoire de la
peinture. De son expérience durant
la seconde guerre mondiale, il tira
néanmoins un récit, resté inédit sous
l’ère soviétique, sur la « cristallisa­
tion » (au sens stendhalien) du senti­
ment amoureux. Dans cette Jeune
Vera, Petrov a l’idée audacieuse de
transposer Manon Lescaut (1731), de
l’abbé Prévost, cette histoire d’amour
si française, dans la Russie des années


  1. Et qui plus est à bord d’un train
    sanitaire sillonnant, sous les bombar­
    dements, une région dévastée, pour
    recueillir des blessés. La Jeune Vera
    propose ainsi le récit émouvant d’une
    relation entre un jeune officier de
    l’Armée rouge, un intellectuel pétri de
    culture, et une infirmière d’extraction
    populaire, aussi inculte qu’incons­
    tante, mais possédant un formidable
    don : celui de l’amour. Se déroulant
    au vu de tous dans ce wagon, leur his­
    toire, étonnant huis clos ferroviaire,
    est celle d’une poi­
    gnante déconvenue
    amoureuse.elena
    balzamo
    La Jeune Vera. Une
    Manon Lescaut russe
    (Tourdeïskaïa Manon
    Lescaut), de Vsevolod
    Petrov, traduit du russe
    par Véronique Patte,
    Gallimard, 152 p., 15 €.


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