Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
0123
Vendredi 15 novembre 2019
Critiques| Essais|

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Répondre à la colère des peuples


Connu pour ses notions d’« écologie sociale » ou de « munici­
palisme libertaire », le sociologue américain Murray Bookchin
(1921­2006) observe que, partout où s’est développée la mé­
fiance à l’égard de l’Etat, « le mécontentement s’est trouvé capté
par des hommes politiques réactionnaires... ». Si les anarchistes
peinent à construire une réponse à la colère des peuples, dé­
plore­t­il dans cet essai d’abord paru en 1995, c’est que le mou­
vement révolutionnaire a abandonné ses préoccupations so­
ciales pour se concentrer sur des revendications liées au mode
de vie, ce qu’il appelle « anarchisme existentiel ». Ce glissement,
il le décortique à travers une lecture critique des textes fonda­
teurs de l’anarchisme. Il analyse les mouvements qui émer­
gent autour des Black Panthers, de la mobilisation contre la
guerre du Vietnam, des revendications axées sur le genre, la
race ou l’écologie. Bookchin en est sûr : si les anarchistes s’éloi­
gnent de la question sociale et d’une approche
universaliste, ils ne pourront peser pour amélio­
rer le sort des opprimés. Une réflexion qui vaut
encore aujourd’hui, bien au­delà de cette chapelle
politique. sylvain peirani
Changer sa vie sans changer le monde.
L’anarchisme contemporain entre émancipation
individuelle et révolution sociale (Social Anarchism or
Lifestyle Anarchism. An Unbridgeable Chasm), de Murray
Bookchin, traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Xavier Crépin,
Agone, « Contre­feux », 160 p., 14 €.

Les cendres de l’Empire
Une allégorie de la chute. Le tableau a été peint par Paul Dela­
roche en 1840, l’année du retour des cendres de Napoléon en
France. Il représente l’empereur au château de Fontainebleau,
le soir du 31 mars 1814. Affalé sur une chaise, la redingote
ouverte, les bottes salies par la boue des chemins, l’homme
semble épuisé. Presque hagard, s’il ne gardait dans les yeux
une lueur farouche de dépit, de rage. Il n’a pas encore 45 ans,
mais en paraît bien davantage. Dans quelques jours, il va abdi­
quer. Michel Bernard, dans un étonnant récit, érudit, et tout
autant emporté par un souffle épique, retrace la campagne
que mena Napoléon sur le sol de France à partir de jan­
vier 1814. Trois mois de canonnades, de charges, de replis. De
trahisons, de signes du destin, de bons et de mauvais présages.
De dévastations, de morts. De rêves de gloire, encore. Depuis
la retraite de Russie (1812), il doit faire face à une sixième coali­
tion regroupant la Grande­Bretagne, la Russie, la Prusse,
l’Autriche et la Suède. Il a perdu l’Allemagne après la bataille de
Leipzig. La France est envahie. Mais lorsque à Châlons­sur­
Marne, le 26 janvier, alors que l’écrasement, à un contre cinq,
paraît inévitable, il prend la tête de son armée, tous repren­
nent courage. De fait, il y aura des victoires. A Montmirail,
Vauchamps, Nangis ou Montereau. Elles feront croire à l’im­
possible. La logique du nombre, les hasards, les intérêts, et l’or­
gueil impérial aussi, balaieront cet étrange espoir. « On venait
de gagner, c’était sûr. On venait surtout de gagner le
droit de se battre encore. » Des terres crayeuses de
Champagne jusqu’à Paris, où les coalisés entrent le
31 mars, c’est une épopée exaltante, pathétique, que
nous fait revivre Michel Bernard. Auteur du remar­
quable Le Bon Cœur (Editions de La Table ronde,
2018) sur Jeanne d’Arc, il rassemble ici une histoire
et une géographie françaises. Que, pour un peu, le
temps nous aurait fait oublier. xavier houssin
Hiver 1814. Campagne de France, de Michel Bernard,
Perrin, 260 p., 19 €.

La critique, « hein, c’est quelque chose »


On peut tout dire. La provocation à deux balles, la vulgarité,
la mauvaise foi, les idées générales les plus sottes peuvent
donner de bons livres. Elles en donnent, de fait, depuis que la
littérature existe, et Eric Neuhoff, qui s’est mis en tête de dé­
noncer l’insignifiance supposée du cinéma français actuel, à
de rares exceptions près – tel un film de Frédéric Beigbeder,
lequel, avec ses confrères du jury Renaudot, vient de remet­
tre le prix de l’essai à son livre, dans un beau témoignage
d’admiration mutuelle –, avait matière à un de ces pam­
phlets absurdes et brillants qui réjouissent autant qu’ils aga­
cent. Il n’y avait qu’une
condition : le style, dont
l’écrivain et critique au
Figaro se montre ici
dépourvu à un point
étonnant. Il n’aime pas
Isabelle Huppert. Bien.
Mais n’avait­il rien
d’autre à lui servir qu’un
« elle est sexy comme une
biscotte »? Les formules
ne pouvaient­elles cla­
quer davantage que « les
actrices, hein, c’était quel­
que chose »? Neuhoff,
sans arracher un sourire
à son lecteur malgré
toute la gaudriole dé­
ployée, déroule sa dia­
tribe, patchwork balourd
d’opinions sans forme
qui peu à peu s’affaisse
sur lui­même ou


  • comme une biscotte,
    cela va de soi – lente­
    ment s’effrite. florent
    georgesco
    (Très) Cher cinéma
    français, d’Eric Neuhoff,
    Albin Michel, 144 p., 14 €.


L’architectonique du contrôle social


Pour le philosophe Ludger Schwarte, l’architecture ne consiste pas à bâtir


david zerbib

A


lors qu’on célèbre l’an­
niversaire de la chute
du mur de Berlin, la
Philosophie de l’archi­
tecture de Ludger Schwarte se
détache, comme un morceau
théorique précieux, de nos
conceptions souvent rigides de
l’art d’édifier autant que de
démolir.
Pour le philosophe allemand,
l’architecture ne consiste pas à
bâtir, ni à planifier des circula­
tions et des activités, ni à projeter
des contraintes physiques (un
mur selon certaines dimensions
et composé de certains maté­
riaux, par exemple) afin d’accom­
plir des fonctions déterminées.
Qu’est­ce donc que l’architec­
ture? « Une configuration de cho­
ses qui rend des événements possi­
bles », écrit Schwarte. Cette « in­
tuition », comme il la présente,
rompt radicalement avec les

théories qui, de Vitruve (Ier siècle
av. J.­C.) à un moderne comme
Le Corbusier (1887­1965), définis­
sent cet art à partir des questions
d’utilité, de beauté et de dura­
bilité, ou encore à travers la mise
en forme d’un langage essentiel­
lement spatial.
Or l’architecture ne doit pas être
réduite à « l’espace construit par
les architectes ». Car elle est aussi
« produite par les choses qui
s’assemblent, résistent ou dispa­
raissent ». Elle est à ce titre tout
aussi bien la « négation collective
des édifices », défend l’auteur. De
produit esthétique ou prouesse
d’ingénierie sociale, l’architec­
ture se transforme alors, dans
cette étude très dense et ambi­
tieuse, en une dynamique propre
à l’espace public, où se construi­
sent moins des bâtiments que
des « possibilités ».

Espace d’indétermination
Soutenant l’existence d’un lien
fort entre des configurations de
l’espace urbain et des modalités
politiques de représentation et
d’action, Schwarte étudie un cas
historique privilégié, celui de

la Révolution française. Jardin
du Palais­Royal, Champ­de­Mars,
boulevards, restaurants... les lieux
où elle s’est déroulée n’existaient
pas un siècle avant. Dès lors, dans
quelle mesure l’espace public a­
t­il non pas causé la Révolution,
mais « donné forme aux événe­
ments révolutionnaires »? Il fallait
en effet que la première masse
politique en marche de l’histoire
pût s’assembler quelque part, se
voir, se mouvoir et s’émouvoir.
Comme ces 6 000 personnes qui,
le 12 juillet 1789, répondirent à
l’exhortation de Camille Des­
moulins, debout sur une table
de café du Palais­Royal – « Aux
armes! » – avant de partir en
procession dans Paris.
Etymologiquement, « architec­
ture » signifie « construction
d’un commencement, d’un fond
ou d’un principe », ce que les
Grecs appelaient arkhè. Reve­
nant à l’idée d’un fond premier,
d’un espace d’indétermination
qui serait lié à la liberté, Ludger
Schwarte pense l’espace public
comme une scène des commen­
cements qu’il faut maintenir
ouverte. Les phénomènes de

rassemblement sur les places,
de Nuit debout à Tahrir, vien­
nent à l’esprit.
L’architecture n’est donc pas
seulement une « technologie de
pouvoir », selon la théorie de
Michel Foucault (1926­1984),
dont l’auteur s’inspire avant de
s’en détacher. S’il y a bien une
« police de l’espace » dans le tra­
vail d’aménagement qui définit
l’architectonique du contrôle
social, et si la forme d’un édifice
peut se révéler plus contrai­
gnante qu’une loi pour distribuer
le pouvoir et la parole, l’archi­
tecture peut aussi se concevoir
comme un théâtre des souhaits,
une situation performative et
expérimentale. Autant de com­
mencements politiques qui
requièrent moins l’exécution
d’un plan que l’épreuve sensible
du vide et de l’inconstruit.

philosophie
de l’architecture
(Philosophie der Architektur),
de Ludger Schwarte,
traduit de l’allemand
par Olivier Mannoni,
Zones, 576 p., 25 €.

Plusieurs parutions reviennent sur l’affaire Dreyfus, notamment


à travers la figure complexe du général Georges Picquart


Picquart, héros sous réserve


Autour de l’année 1900, le futur général Picquart est encore lieutenant­colonel. ROGER VIOLLET

nicolas weill

E


n rouvrant, le 21 juillet, la possi­
bilité de nommer général à titre
posthume l’homme demeuré
dans les mémoires comme le
« capitaine Dreyfus », la ministre des
armées, Florence Parly, a enfoncé un
coin dans la statue héroïque du général
Georges Picquart (1854­1914). Le J’accuse
de Roman Polanski voudrait dresser le
portrait de cet officier, qui recueillit les
preuves de l’innocence de Dreyfus, en
ancêtre des lanceurs d’alerte. Pourtant,
après avoir lutté pour un Alfred Dreyfus
(1859­1935) accusé d’espionnage au
profit de l’Allemagne, et avoir trouvé le
véritable traître en la personne de
Walsin Esterhazy (1847­1923), le même
Picquart, devenu ministre de la guerre
dans le gouvernement Clemenceau,
refusera d’achever la réhabilitation de
l’ancien détenu à l’île du Diable en le
réintégrant au grade que son ancienneté
lui aurait acquis.
Depuis quelques décennies déjà, la ten­
dance à accorder sans réserve la palme du
héros au seul Picquart, abandonnant
Dreyfus au destin de victime passive,
avait pourtant été mise en question par
les historiens. Tel était l’objet de la monu­
mentale biographie signée Vincent
Duclert, Alfred Dreyfus. L’honneur d’un
patriote (Fayard, 2006). A cet égard, la cor­
respondance entre Lucie Dreyfus et son
mari, enrichie d’une vingtaine de lettres
inédites (Ecrire c’est résister, Folio, « His­
toire », 304 pages, 7,90 euros), fait fonc­
tion de piqûre en rappelant le rôle essen­
tiel que jouèrent Dreyfus et les siens, de
l’arrestation à la cassation (1894­1906).
Pour contrer un nouvel effacement de
Dreyfus au profit de Picquart, que
pourrait notamment susciter le film de
Polanski, l’historien Philippe Oriol, l’un
des meilleurs connaisseurs de l’Affaire,
propose un essai au titre programmati­
que : Le Faux Ami du capitaine Dreyfus. Il
introduit un sérieux bémol aux péans
qui ont été entonnés, des fondateurs de la
Ligue des droits de l’homme, Ferdinand
Buisson et Francis de Pressensé, auteurs
d’écrits enthousiastes sur Picquart,
jusqu’à la biographie due à Christian
Vigouroux (2008, rééditée pour l’occa­
sion). Celle­ci, il est vrai, ne gommait pas

la complexité de cet officier. Polyglotte,
brave, honnête mais ombrageux, elle
évoquait son antisémitisme.

Inexpiable hostilité
Mais Christian Vigouroux jugeait que
Picquart avait su combattre la force du
préjugé et « penser contre lui­même ».
Philippe Oriol, au contraire, estime que ce
préjugé, doublé d’un certain carriérisme, a
eu des conséquences sur le cours même
de l’Affaire. La plus lourde consisterait à
avoir prolongé l’incarcération de Dreyfus
de plusieurs mois, par des atermoiements
à rendre publiques les preuves de la culpa­
bilité d’Esterhazy – que Picquart détenait.
L’un des autres « héros » de l’Affaire,
l’Alsacien Auguste Scheurer­Kestner, vice­
président du Sénat, convaincu par l’écri­
vain anarchiste Bernard Lazare de l’erreur
judiciaire, se verra ainsi empêché, en 1897,
de produire les pièces qui auraient permis
plus tôt la révision du procès ayant
condamné Dreyfus en 1894 – Picquart, qui
les avait confiées à son ami l’avocat Louis
Leblois, s’opposant à ce qu’elles lui soient
transmises (l’arrêt de révision n’intervien­
dra que le 3 juin 1898).
Ce n’est qu’à la suite de la condamna­
tion d’Emile Zola et de sa propre incarcé­

ration que Picquart, ayant eu la confirma­
tion de l’hostilité inexpiable de
ses chefs, s’engage sans faille
dans le combat dreyfusard,
dont il ne tarde pas à devenir
l’une des figures principales.
Brouillé avec le frère d’Alfred,
Mathieu Dreyfus, et reprochant
au capitaine d’avoir accepté sa
grâce, il est ensuite, avec l’avocat
Fernand Labori, parmi les res­
ponsables de l’éclatement du
camp dreyfusiste après le retour
du capitaine. Un des facteurs,
peut­être, qui permettront au
nationalisme et à l’antisémi­
tisme antidreyfusard de survi­
vre à leur défaite et de relever la
tête au cours des générations
suivantes, comme le montre
l’éloge dithyrambique adressé
au publiciste militant et anti­
sémite Edouard Drumont par
Georges Bernanos dans sa
Grande Peur des bien­pensants
de 1931. Avec le recul, la lutte
pour la vérité menée par
Picquart peut rester emblémati­
que pourvu qu’on se montre
lucide sur ses limites.

le faux ami
du capitaine
dreyfus. picquart,
l’affaire
et ses mythes,
de Philippe Oriol,
Grasset, 248 p., 19 €.

georges picquart.
biographie,
de Christian
Vigouroux,
Dalloz, 535 p., 29 €.

Signalons aussi les
parutions de L’Affaire
Dreyfus. Vérités
et légendes, d’Alain
Pagès, Perrin, « Vérités
et légendes », 288 p.,
13 €, et de La Vérité en
marche. L’affaire
Dreyfus, d’Emile Zola,
textes présentés par
Vincent Duclert, Texto,
« XXe », 412 p., 10,5 €.

Archiv er
la mémoire
De lhistoire orale
au patrimoine immatériel
Florence Descamps

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Diff usion : CDE/SODIS

Les secrets dela source orale

14 ۥISBN 978-2-7132-2805-6
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