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| Chroniques
Vendredi 15 novembre 2019
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LA CATALOGNE N’A PAS TRÈS BONNE PRESSE
EN CE MOMENT. On l’accuse facilement de
tous les maux, séparatisme, sédition, hysté
rie nationaliste, émeutes, et on reproche
même à sa capitale, Barcelone, à la fois son
injustice envers les touristes qui contribuent
à sa richesse et d’être le miroir aux alouettes
de la contestation. Sans doute. Mais la Cata
logne et sa langue, le catalan, sont aussi des
patries d’histoire et de littérature depuis le
Moyen Age : il n’y a qu’à lire Le Livre des faits,
l’autobiographie de Jaume Ier le Conquérant
(12081276), qui vient d’être traduite en fran
çais par Agnès et Robert
Vinas, pour s’en convaincre.
Le roi d’Aragon et comte de
Barcelone, Jaume Ier, nous
y raconte luimême ses
succès, et notamment les
conquêtes de Majorque
(1229) et de Valence (1238) au
détriment des Sarrazins. Le
roi Jaume Ier a grandi otage
à la cour des ennemis de
son père, Pierre le Catholi
que, tué à la bataille de Muret contre Phi
lippe Auguste et son âme damnée, Simon
de Montfort, au moment de la croisade
contre les Albigeois. Ce Livre des faits est la
statue que le grand roi sculpte pour lui
même et ses partisans – une façon de mon
trer qu’il est choisi par Dieu pour régner. Il
est si célèbre audelà des Pyrénées que le
nom de ses possessions rythme aujourd’hui
(de bas en haut) les rues de Barcelone :
Mallorca, Valencia, Provença, Rossello, ces
mêmes rues qu’arpente le détective de
Manuel Vazquez Montalban, José Carvalho
dit « Pepe » – lui aussi comte de Barcelone, au
moins autant que Jaume Ier ou Pere IV.
DANS « MEURTRE AU COMITÉ CENTRAL »,
Carvalho quitte Barcelone, les Ramblas et les
haricots blancs de son factotum Biscuter
pour se rendre à Madrid – cocido et churros.
On se demande ce qu’il penserait de la situa
tion actuelle, Pepe Carvalho. Le détective
anarchiste à tendance mélancolique s’attris
terait sans doute de savoir qu’on ne trouve
plus grandchose de bon au
marché de la Boqueria... Bis
cuter devrait parcourir des
kilomètres pour acheter ses
saucisses. Il est même proba
ble que Carvalho déménage
rait son bureau pour être
plus proche du marché de
Sant Antoni, récemment
rouvert après travaux, et
nouveau cœur gastronomi
que de la ville. Meurtre au
comité central est le cinquième volume des
aventures du détective le plus célèbre d’Espa
gne, et une enquête furieusement ironique
dans les territoires de la « transition démo
cratique » après le franquisme : passionnant,
d’autant plus que c’est dans cette transition
démocratique qu’il faut chercher les causes
des difficultés actuelles, dans les inégalités
entre communautés autonomes inscrites
dans la Constitution de 1978. Gageons que
Vazquez Montalban, s’il n’était pas mort pré
maturément en 2003, aurait sans doute écrit
des enquêtes de Carvalho mordantes et hila
rantes dans les territoires de l’indépendan
tisme catalan d’aujourd’hui...
LE HASARD VEUT D’AILLEURS QU’UN
OUVRAGE FONDAMENTAL pour ces indé
pendantistes paraisse en poche ces joursci :
Du devoir de désobéissance
civile de Gandhi (1869
1948), qui rassemble les
textes du Mahatma sur le
satyagraha, littéralement
« la force de l’âme » ou « la
puissance de la vérité »,
c’estàdire l’action non
violente. Les « cognes »
espagnols n’ayant pas l’air
de taper moins dur que
leurs confrères français, il
va effectivement falloir beaucoup de livres
aux indépendantistes pour se protéger. Pas
de chance, celuici est tout fin.
« Le Livre des faits » (Libre dels feits),
de Jaume Ier le Conquérant, traduit du catalan
par Agnès et Robert Vinas, Livre de poche,
« Lettres gothiques », 544 p., 9,90 €.
« Meurtre au comité central »
(Asesinato en el comité central), de Manuel
Vazquez Montalban, traduit de l’espagnol
par Michèle Gazier, Points, 352 p., 7,30 €.
« Du devoir de désobéissance civile »,
de Gandhi, traduit de l’anglais (Inde) et préfacé
par Vivien Garcia, Rivages poche,
« Petite Bibliothèque », 128 p., 7,50 €.
2 500 ans
et 60 secondes
LES ŒUVRES DE L’ANTIQUITÉ,
DE QUOI PARLENTELLES DONC?
De leur temps, et de rien d’autre,
diront les uns. Leur horizon est
tellement lointain qu’il en
devient exotique, voire incom
préhensible. Décrivant unique
ment leur époque, révolue depuis
des siècles, textes grecs et
romains n’auraient pas grand
chose à nous dire, aussi périmés
que les combats à la lance, les
trajets en char, les amphores pour
conserver l’huile d’olive.
Pas du tout, diront les autres, ces
œuvres parlent de tous les temps,
universellement. Elles expriment
les dilemmes de l’humaine condi
tion et demeurent donc éternelle
ment actuelles. La fureur d’Ajax,
les ruses d’Ulysse, les mali
ces de Socrate sont contem
poraines de toutes les géné
rations, parce qu’elles illus
trent des émotions, attitu
des et comportements qui
se retrouvent, à l’identique,
au fil des siècles.
Cette querelle n’est pas
neuve. Les deux points de
vue sont solides, dans la
mesure où les Anciens se
montrent si différents de
nous et pourtant si sembla
bles qu’on ne sait jamais, en
fin de compte, sur quel pied
danser. Ils sont à la fois
déconcertants et familiers,
proches et lointains. L’im
pression de retrouver notre
monde, mais différemment
orienté, sous une lumière tout
autre, provoque un trouble
étrange, et des effets souvent
inattendus. Ces télescopages et
courtscircuits sont explorés, avec
allégresse, par La Minute antique.
De flash en flash
Une minute chaque fois, à peine
plus, pour entrechoquer des faits
présents et des textes antiques,
voilà qui est peu. Mais c’est assez
pour éclairer, de flash en flash,
Jupiter à l’Elysée avec Macron, les
sirènes de l’Odyssée dans les rêves
de Google, les traits de Catilina
dans le visage de Mélenchon, ou
encore les mésaventures actuel
les de l’Europe grâce à l’histoire de
la jeune Phénicienne qui portait
ce nom, enlevée et violée. Ce tour
billon, ces feux d’artifice font le
charme du nouveau livre de
Christophe OnoditBiot.
Comme son nom, l’auteur a
trois facettes, ici rassemblées et
entrelacées. Normalien agrégé de
lettres, il lit Homère en grec, et
Virgile, Cicéron ou Suétone en
latin. Romancier, il sait tenir
l’attention, comme l’ont montré
notamment Birmane (Plon, 2007)
et Plonger (Gallimard, 2013). Jour
naliste, il traque les détails de
l’actualité, de l’audiovisuel à la
presse écrite, entre politique et
culture. Il va direct, en vitesse, à
l’essentiel. Le tout se retrouve
dans cette « Minute antique »,
publiée chaque semaine par
Le Point, dont Christophe Ono
ditBiot est directeur adjoint.
Les textes, réordonnés, rema
niés, augmentés de nombreux
inédits, gagnent à être lus ensem
ble, de manière suivie. Car on per
çoit mieux la singularité du pro
jet, où l’anachronisme malicieux
n’a qu’une faible part. Le devin
Tirésias – qui fut tour à tour
homme puis femme, sept fois,
précise Ovide, et put ainsi compa
rer leurs jouissances – estil le
premier des gender fluids? Cela
importe moins que l’interroga
tion sans fin, des Grecs à nous, sur
la frontière masculinféminin.
Les Anciens ne sont plus des
modèles ni des géants nous
offrant leurs épaules. Ils se révè
lent et frères et sauvages en même
temps, tantôt nous éclairant, tan
tôt nous égarant, toujours nous
éberluant. Voilà ce que rappellent,
avec éclat, les étincelles multi
colores provoquées par cette bras
sée de brèves rencontres.
À PROPOS DES MANIFESTATIONS qui
ont mobilisé récemment une grande
partie du peuple libanais, Le Monde du
21 octobre notait : « Jamais la population
n’a ressenti de manière aussi douloureuse
le décalage entre l’image glamour du
Liban et la réalité du quotidien, marquée
par un taux de pauvreté de 35 %, des pénu
ries à répétition d’eau et d’électricité et
des infrastructures en déliquescence. » Ce
« jamais » n’inclut évidemment pas la
guerre dont a souffert le pays pendant
plus de quinze ans après que, le 13 avril
1975, un accrochage entre Palestiniens et
conservateurs chrétiens a déclenché les
hostilités. Pour les Libanais qui, jus
quelà, voyaient leur pays
comme « à la fois la Suisse, le
Paris, le Las Vegas, le Monaco et
l’Acapulco du MoyenOrient »,
le manque de tout s’est fait si
cruel que prendre une douche
est devenu « un luxe » et qu’à l’HôtelDieu
de Beyrouth, parmi des violences sans
répit, on opérait à la lueur d’une bougie.
Lamia Ziadé raconte les premiers actes
de cette tragédie dans Bye Bye Babylone,
Beyrouth 19751979, souvent présenté
comme un roman graphique lors de sa
parution en 2010, mais qui, par la préci
sion des souvenirs personnels et de la
chronologie historique, s’apparente bien
plutôt à un récit autobiographique
- autobiographique, si l’on veut –, ici
réédité dans sa version longue, enrichie
d’une cinquantaine de dessins. Le carac
tère hybride de cet ouvrage original
vient de ce qu’il mêle non seulement
texte et dessins, mais aussi deux points
de vue différents formant un seul
regard, celui de l’auteure, artiste franco
libanaise née en 1968 à Beyrouth, ville
que ses parents, « des Orientaux suicidai
res », n’ont pas voulu quitter. L’avancée
de l’horreur nous apparaît donc à travers
les yeux, les sensations et les frayeurs
d’une petite fille de 7 ans qui grandit au
milieu des bombardements, et simulta
nément la complexité du conflit socio
politique nous est expliquée et com
mentée par Lamia Ziadé adulte, forte
d’une documentation exceptionnelle
parmi laquelle les livres de Joseph
Chami, « le fantastique site Facebook
“La guerre du Liban au jour le jour” » et
divers reportages écrits ou filmés.
Ce dispositif narratif à deux entrées
permet au lecteur tantôt de s’identifier à
la sensibilité enfantine en partageant ses
émotions, tantôt de s’en éloigner grâce à
un récit plus factuel ou volontiers ironi
que. Encore n’estce pas si binaire, puis
que la fillette fait souvent preuve d’un
détachement teinté d’humour ou d’une
puissance vitale que bien des adultes
pourraient lui envier. Les dessins nous
invitent à adopter essentiellement sa
perception : les couleurs très vives, le
trait enfantin donnent au livre sa tona
lité majeure, même si le gris et le noir
nous montrent aussi la mort, telles ces
armes guerrières – la kalachnikov AK47,
le tokarev, le G3, le FAL, le MAT... –
comme sorties d’un catalogue de vente
ou d’un inventaire funèbre, avec référen
ces précises en bas de page. En ouverture,
le premier dessin représente déjà un
Bazooka, mais c’est le nom d’un « bub
blegum » qu’apprécie beaucoup la petite
fille. Tout son univers d’enfant, l’atmos
phère heureuse de Riviera consumériste
avec lunettes de soleil, est confronté,
souvent sur la même page ou en visà
vis, à la destruction et à la barbarie : les
couleurs d’un treillis militaire sur un
homme armé se retrouvent sur une affi
che de publicité pour la limonade 7Up ;
la dégustation d’un sirop d’eau de rose
voisine avec des images ensanglantées
de têtes et de bras coupés à la hache ; le
rouge des ballons et des balançoires est
aussi celui du sang, des explosions et des
incendies qui ravagent la ville.
Le livre, dans son génie de la juxtaposi
tion, dans l’énumération des joies per
dues et des malheurs féroces, des noms
propres et des microsouvenirs, a quelque
chose, en plus violent, du Je me souviens
de Perec ou du poème Il y a d’Apollinaire,
écrit pendant la première guerre mon
diale. « Dans ce livre, (...) il y a des croix et
des turbans, des chemises hawaïennes et
des sahariennes. Il y a les néons de Hamra
et le hamburger du Holiday Inn, la bataille
des hôtels et le massacre des camps,
l’incendie des souks et le pillage de la rue
des Banques (...). Il y a des bulles de savon,
une panoplie d’Indienne et ma collection
d’éclats d’obus. Il y a le magasin de mon
grandpère et le foulard en soie de ma
grandmère, la Nivea de ma nounou et le
Petzi de Walid. » L’efficacité de l’illustra
tion l’emporte souvent sur celle du texte.
Ainsi, quand l’auteure écrit que tous les
protagonistes politiques du conflit lui
« font peur, très très peur » et « hantent
[s]es nuits », le lecteur comprend plus
concrètement son effroi grâce aux des
sins de chimères monstrueuses qui, grif
fes sanglantes et langues fourchues, ont
les têtes de Yasser Arafat, chef de l’Orga
nisation de libération de la Palestine, de
Bachir Gemayel, chef maronite des mili
ciens des Kataëb, ou d’Hafez AlAssad, le
président syrien de l’époque.
Les autres récits illustrés de Lamia
Ziadé, O nuit, ô mes yeux et Ma très
grande mélancolie arabe (P.O.L, 2015
et 2017), ont par la suite confirmé la force
active d’une forme artistique au succès
mérité, où mots, dessins et peintures
créent l’album des cauchemars et des
jours qui font à la fois son histoire et celle
du monde.
ALINE BUREAU
Le livre de Lamia
Ziadé, dans son génie
de la juxtaposition,
a quelque chose,
en plus violent,
du poème « Il y a »
d’Apollinaire
bye bye babylone.
beyrouth 19751979,
de Lamia Ziadé,
P.O.L, 384 p., 36,90 €.
la minute
antique. quand
les grecs et les
romains nous
racontent
notre époque,
de Christophe
OnoditBiot,
L’Observatoire,
236 p., 18,50 €.
Signalons aussi, du
même auteur, avec
Adel Abessemed,
la parution de
Nuit espagnole,
Stock, « Ma nuit
au musée »,
200 p., 19,50 €.
Des obus et des ballons
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS DES POCHES
SOUS LES YEUX
MATHIAS ÉNARD
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY