Le Monde - 15.11.2019

(coco) #1
0123
Vendredi 15 novembre 2019
C’est d’actualité|

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Prix Femina essai avec « Giono,


furioso », Emmanuelle Lambert


est la curatrice de la rétrospective


Au MuCEM,


Giono exposé


Détail d’un reportage photo publié dans « Signal » en 1943.
ANDRÉ ZUCCA/BHVP/ROGER-VIOLLET/DAVID GIANCATARINA

florence bouchy

F


étichistes des manus­
crits, réjouissez­vous! La
quasi­totalité de ceux de
Jean Giono (1895­1970)
sont réunis pour la première fois,
à Marseille, dans la grande
rétrospective que lui consacre le
MuCEM à l’occasion de l’Année
Giono 2020. Difficile de ne pas
être ému en voyant la première
page d’Un roi sans divertissement
(1947), avec ses propositions de
titres et d’épigraphes raturées
par le grand écrivain de Manos­
que (Alpes­de­Haute­Provence).
Ni amusé, en découvrant la
coquetterie de celui qui, lorsqu’il
cherchait l’inspiration, s’occu­
pait en écrivant son nom de mul­
tiples manières, afin de trouver
la calligraphie mettant le mieux
en valeur sa signature.
Mais la grande réussite de cette
exposition tient surtout au dialo­
gue qu’instaure l’écrivaine Emma­
nuelle Lambert, commissaire de

La longue conquête des femmes journalistes


Plusieurs ouvrages remédient à l’invisibilisation des signatures féminines dans l’histoire de la presse


macha séry

D


epuis plusieurs mois,
l’édition française sem­
ble engagée dans une
session de rattrapage
tous azimuts. Essais et antho­
logies se multiplient, en effet,
pour corriger les injustices liées à
l’invisibilité des femmes dans
l’histoire culturelle et sortir de
l’ombre des artistes oubliées. « J’ai
réalisé cette enquête pour propo­
ser une autre histoire de la presse,
complémentaire à l’histoire tra­
ditionnelle », avertit Marie­Eve
Thérenty dans l’avant­propos de
Femmes de presse, femmes de
lettres. De Delphine de Girardin à
Florence Aubenas. C’est qu’à la
durée éphémère des périodiques
s’est ajoutée « la péremption pour
féminité », estime la professeure
de littérature française à l’univer­
sité Paul­Valéry­Montpellier­III.
Elle a été effarée, dit­elle, par le
complet effacement des contri­
butions des journalistes femmes,
lors même qu’elles étaient « à
l’origine de pratiques, de postures
et de poétiques innovantes, peut­
être pensées sous la contrainte du
genre, mais finalement très sou­

vent adoptées et prolongées
ensuite par l’ensemble de la pro­
fession ». Telles la chronique


  • leur mode d’expression privilé­
    gié au XIXe siècle –, la fiction
    (le conte) et l’enquête en immer­
    sion au service des défavorisés.
    « Subalternes elles­mêmes, elles
    ont par ailleurs souvent choisi
    d’enquêter sur les exclus de la
    société », parfois en se déguisant
    ou en adoptant un nom d’em­
    prunt pour dénoncer, par exem­
    ple, les éprouvantes conditions
    de vie faites aux ouvrières. Vivre
    une situation de l’intérieur afin
    d’en témoigner le plus fidèle­
    ment possible, l’idée fera florès.


Les Frondeuses
Jusqu’à la seconde guerre mon­
diale, les femmes rédactrices
ne représentent en France que
5 % des effectifs de la profession.
A de rares exceptions (parmi
lesquelles figurent Colette, qui
signa en un demi­siècle 1 200 ar­
ticles, Séverine, la première
journaliste à vivre de sa plume,
les aventurières et voyageuses
Titaÿna, Isabelle Eberhardt,
Alexandra David­Néel ou Ella
Maillart), les analyses politiques,
la chronique judiciaire, la cor­
respondance de guerre, les
comptes rendus sportifs ou le
grand reportage leur sont encore
inaccessibles.

Investir ces bastions masculins
a été le résultat d’une longue
conquête que promurent notam­
ment les Frondeuses, emmenées
par Marguerite Durand, qui fonda
un quotidien, La Fronde, avec une
rédaction et une administration
exclusivement féminines en 1897.
Soit de « longs et consciencieux
articles, très informés et souvent
fort instructifs », fut obligé de
reconnaître un confrère du
Temps passablement perplexe.
Cette expérience, qui dura quatre
ans, fut toutefois insuffisante
pour combattre les préjugés.

« La femme doit­elle écrire dans
les journaux? », s’interroge Paris­
Midi en 1922. L’auteur de l’article
détient évidemment la réponse :
non, faute d’instruction solide.
Va pour des causeries de salon,
pas pour tricoter des articles sur
la politique ou l’histoire. C’est
l’une des anecdotes significati­
ves que rapporte Bertrand Matot
dans sa Petite anthologie des
premières femmes journalistes

parue en septembre (L’Eveilleur,
288 pages, 17 euros). Il s’agit d’un
recueil de vingt portraits assor­
tis de la reproduction d’un arti­
cle in extenso de chacune d’en­
tre elles (Violette Leduc, Marcelle
Auclair, Jane Misme, Andrée
Viollis, etc.).

Asile d’aliénées
Cette mise en bouche a son plat
de résistance : Les Fabuleuses
Aventures de Nellie Bly (traduit de
l’anglais par Hélène Cohen,
Points, 592 pages, 8,90 euros), qui
rassemble les reportages les plus
emblématiques de la
reporter américaine
(1864­1922), inventrice
du journalisme d’infil­
tration. Simulant une
maladie mentale, l’in­
trépide se fit interner
dans un asile d’alié­
nées de New York. Son
récit publié en feuille­
ton fit grand bruit et entraîna une
profonde réforme de l’institution
hospitalière. Nellie Bly s’est égale­
ment glissée dans la peau d’une
domestique en quête d’un em­
ploi. Elle a voyagé six mois au
Mexique, réalisé un tour du
monde en soixante­douze jours
et rallié les fronts russe et serbe en
septembre 1914. A sa mort, la
presse pleura la « meilleure jour­
naliste d’Amérique ».

l’exposition, entre ces manuscrits
et près de 300 œuvres et docu­
ments, archives familiales ou
administratives, reportages pho­
tographiques, entretiens filmés,
tableaux de ses amis peintres (Ber­
nard Buffet notamment) ou en­
core extraits des adaptations ciné­
matographiques de ses romans.
Pour composer un parcours à tra­
vers sa vie et son œuvre qui rende
justice à la complexité et aux
ambiguïtés d’un auteur prolifique
et rien moins que monolithique.
Comme Emmanuelle Lambert
l’écrit dans Giono, furioso (Stock,
280 pages, 18,50 euros), le beau
portrait réflexif qu’elle consacre à
l’écrivain, pour lequel elle vient de
recevoir le prix Femina essai, il
s’agit évidemment de « rendre
intelligible le sujet Giono, mettre
un ordre dans le désordre de l’écri­
ture, les contradictions des décla­
rations, les images successives, les
témoignages ». Mais, surtout, de
dissiper ce qu’elle nomme le
« malentendu provençal ». « On dit
de lui, c’est un solaire. Un amou­
reux des hommes, des bêtes et de la
nature, aux jambes plantées droit
dans la terre. » Mais pour Emma­
nuelle Lambert, Giono « écrivain

de la Provence » est « une image
d’Epinal peinte à la hâte et à
laquelle on croit sans précaution ».

Art brut
Une certitude la guide dans sa
lecture, qu’elle donne à voir de
manière saisissante : l’écrivain
Jean Giono est né dans les tran­
chées. « Il a été cassé, dès le début
de sa vie d’adulte, comme tant de
garçons de sa génération qui
eurent 20 ans en 1915. » Elle souli­
gne : « La Provence écrite par
Giono provient de tout ce qui l’a

construit lui, (...) qui a connu la
dureté des êtres et des paysages
arides, puis s’est trempé dans le
métal fondu de la guerre avant
d’en revenir tout raide, tout
coléreux, et ne plus bouger. »
L’exposition du MuCEM s’ouvre
ainsi par une œuvre qui n’est pas
de lui : une installation de Jean­
Jacques Lebel, dans laquelle le
visiteur perçoit l’effroi de la
guerre, et s’émeut des produc­
tions d’art brut réalisées par les
soldats dans les tranchées pour
tuer le temps et défier la mort.

E X P O S I T I O N

H I S T O I R E

Le goût de la discrétion


Parmi les éditions collectors, en poche ou en grand
format, qui paraissent en prévision des fêtes de fin
d’année, figure Le Parfum de Patrick Süskind,
republié par Fayard (360 pages, 22 euros). Ce roman,
initialement sorti en Allemagne le 26 février 1985,
détiendra le record de longévité – neuf ans sur la
liste des meilleures ventes – du Spiegel. A l’étranger
aussi, il fait un carton. Il est publié dans 54 pays et
s’écoule à plus de 20 millions d’exemplaires. L’auteur
de ce best-seller est resté discret. De Patrick Süskind
n’existe, en effet, qu’une seule interview et une
unique photo officielle.

Et je fus plein alors


de cette Vérité/Que le meilleur


trésor que Dieu garde au Génie/


Est de connaître à fond la terrestre


Beauté/Pour en faire jaillir


le Rythme et l’harmonie »


charles baudelaire

Cette strophe inédite du poème « Les Bijoux » fut ajoutée
à la main par le poète sur un volume des Fleurs du mal (1857)
qui sera mis aux enchères chez Drouot le 22 novembre.

Ici et maintenant


L’observatoire Motamorphoz a réalisé une étude
sémiologique et statistique à partir des 107 ro-
mans de la rentrée littéraire sélectionnés pour
les prix d’automne. Où il appert que le Goncourt
de Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habi-
tent pas le monde de la même façon, porte le ti-
tre le plus long du corpus, que 76 % des histoi-
res se situent de nos jours, 41,5 % d’entre elles
se passent en France, dont 6,5 % exclusivement
à Paris. Plus significative est la part des récits de
vie (41 %), et le thème de la filiation est au cœur
des résumés : 12 % des livres lèvent en effet le
voile sur des secrets de famille.

Toujours La Différence


Liquidées par décision du tribunal de commerce
de Paris en juin 2017, les éditions de La Différence
ressuscitent. Ce mois-ci, elles rééditent Impossible ici
(2016) de Sinclair Lewis et R. U. R. (2011) de Karel
Capek, et font paraître deux nouveautés dans la col-
lection « Orphée », dorénavant dirigée par Thierry
Gillybœuf : une anthologie sur l’érotisme, préfacée
et illustrée par Adonis, la seconde sur le vin, imagée
par Abdellatif Laâbi. A venir, en février 2020, L’Ecrit de
l’éternité d’or de Jack Kerouac et les Poésies
complètes de Mario de Sa-Carneiro.

À 90 ANS, Jürgen Habermas n’a
rien perdu de son style énergique
ni de son goût pour la discussion.
Le philosophe le montre de façon
éclatante, en publiant chez son
éditeur berlinois, Suhrkamp, un
ouvrage imposant en deux tomes,
fruit de dix années de travail, inti­
tulé Auch eine Geschichte der
Philosophie (« encore une histoire
de la philosophie »). Il étonne par
sa dimension – 1 752 pages! – et
son ambition : une relecture de
toute l’histoire de la philosophie
occidentale au prisme des rela­
tions mouvementées entre foi et
savoir. Parue le 11 novembre et
saluée par la presse d’outre­Rhin,
cette somme devrait, d’après son
éditeur français, Eric Vigne, chez
Gallimard, sortir en France au
deuxième semestre 2021.
Habermas, très impliqué dans
les questions éthiques qu’ont sou­
levées les progrès de la génétique,
a depuis longtemps estimé pres­
sante la nécessité de traduire les
notions religieuses en notions
philosophiques, et ce afin d’établir
des normes rationnelles dans une
société où le « retour du religieux »
n’a pas, à ses yeux, inversé la ten­
dance à la sécularisation. Non
croyant, il demeure convaincu
que la philosophie moderne doit
suivre un cours « postmétaphysi­
que » et non théologique, mais
juge que les traditions religieuses
peuvent rayonner au­delà du
cercle de leurs adeptes.

La foi et le savoir
Le premier volume étudie
l’émergence de cet entrelace­
ment. Habermas remet pour cela
à l’honneur la théorie de l’« âge
axial », déjà soutenue par le phi­
losophe Karl Jaspers dans Origine
et sens de l’histoire (Plon, 1954).
Celle­ci veut que, dans une pé­
riode comprise entre 800 et
200 av. J.­C., une révolution spi­
rituelle se soit produite, simulta­
nément et de façon autonome,
dans diverses parties du monde :
l’invention du monothéisme, du
bouddhisme, de la philosophie
présocratique, etc. Ce terreau
commun, suivi par l’adoption du
platonisme par le christianisme,
noue les liens entre la croyance et
la raison, lesquels ne commen­
cent à se desserrer qu’à partir du
XVIIe siècle. Dans la seconde
partie, Habermas s’attache aux
« traces » laissées par le compa­
gnonnage de la foi et du savoir
dans la philosophie moderne, de
Hume, Kant, Hegel et les « jeunes
hégéliens » (Feuerbach, Marx, Kie­
rkegaard, qui rejette l’exigence
d’absolu) jusqu’aux problémati­
ques les plus contemporaines.
Plus qu’une histoire, Habermas
met ici en place une « généa­
logie ». Les concepts philosophi­
ques sont replacés dans le con­
texte sociohistorique où ils appa­
raissent, mettant en évidence que
le processus d’apprentissage de la
matière se confond avec celui de
la société elle­même. La généa­
logie ne se réduit pas ici à une
dénonciation des illusions, mais
devient un outil d’élucidation aux
mains d’un philosophe, certes
conscient de la faillibilité de son
discours mais qui entend ainsi
rendre leurs lettres de noblesse
à deux notions malmenées, la
raison et le progrès.

Habermas


relit tout


VERSION
ORIGINALE
D’une salle à l’autre, l’exposition
alterne l’ombre et la lumière,
comme a pu le faire l’œuvre de
Giono – même si la scénographie,
déjouant le cliché provençal de
l’écrivain uniquement solaire,
donne dans l’ensemble le senti­
ment d’être dominée par le clair­
obscur. Quelle joie alors de décou­
vrir, à mi­parcours, l’installation
facétieuse de la plasticienne
Clémentine Mélois, qui revisite la
bibliothèque de l’écrivain en
détournant ses titres célèbres.
Giono, soudain, se transforme en
lecteur de Proust et de son « Du
côté de Sichuan », en admirateur
du « Rouge et le Noir » de Jeanne
Mas, ou de Michel Foucault et de
son célèbre « Corriger et relire ».
L’installation succède sans
heurt à la salle consacrée à ce
qu’Emmanuelle Lambert nomme
le « dossier Giono ». Elle revient
sur les accusations de collabora­
tionnisme à l’encontre de l’écri­
vain, laissant au visiteur le soin
d’évaluer les éléments à charge et
à décharge.
Dans son essai, en revanche,
l’écrivaine s’autorise ce que la
commissaire s’interdit, et s’inter­
roge sur l’apparent aveuglement
de celui dont la première guerre
mondiale avait pourtant fait
« l’un des plus grands écrivains du
mal de la littérature française ». Né
d’une volonté de tête­à­tête avec
le romancier, plus personnel et
plus engagé que ne pouvait l’être
la conception d’une exposition
répondant à des exigences scien­
tifiques, Giono, furioso sait rendre
merveilleusement sensible l’ex­
périence de lecture, cette « réac­
tion chimique née du frottement
de deux imaginations, celle du
lecteur et celle de l’auteur ».

Giono, au MuCEM, 7, promenade
Robert­Laffont, Marseille 2e,
jusqu’au 17 février 2020.

« La femme doit­elle écrire
dans les journaux? »,
s’interroge « Paris­Midi »
en 1922. Non, évidemment,
faute d’instruction solide

femmes de presse, femmes
de lettres. de delphine
de girardin à florence
aubenas,
de Marie­Eve Thérenty,
CNRS Editions, 400 p., 25 €.

La sociologie
des religions
Une communauté de savoir
Pierre Lassave

http://www.editions.ehess .fr
Diff usion : CDE/SODIS

Voyage au sein
dune tradition intellectuelle

25 ۥISBN 978-2-7132-2807-0
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