Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
PEUT-ÊTREl’absence de réponseàces
questions tient-elleàlaréticence des
auteursàparler du colonialisme et de l’im-
périalisme, qui, l’un et l’autre, ont été des
tentatives d’universaliser«nos »valeurs.
Ils auraient alors dû préciser que l’idéal
démocratique est né en Europe, mais qu’il
aété repris ailleurs par de nombreux indi-
vidus, groupes sociaux et penseurs pour
servir d’armescontre«nos»pratiques
politiques.«Nos »valeurs, ce sont parfois
«eux »qui les défendent contre une partie
de «nous ». Remarquons par exemple que
beaucoup de dissidents chinois reprochent
auxgouvernementsoccidentauxdenepas
les soutenir.

De ces réflexions ressort l’impression
que les Chinois ont peut-être des pratiques
moins vertueuses que les Occidentaux,
mais que ce n’est certainement pas grâce
àl’analyse de ces«valeurs»qu’on pourra
le prouver.Pourquoi les auteurs ne

comparent-ils jamais les agissements chi-
nois en Afrique avec ceux de la«França-
frique?»Ils défendent une vision reli-
gieuse de la démocratie,comme si la
démocratisation dépendait d’une sorte de
conversion.Onsesouvient des références
àlafoi chez Bougon. Cabestan renchérit,
cherchantà«montrer qu’à long terme le
régime chinois actuel est condamné, pas
tant pour des raisonséconomiques que
pour des motifs politiques et humains,
c’est-à-direquand les élites et la société
chinoises trouveront inacceptable d’em-
prisonner les gens pour leurs idées, en
auront assez d’êtregouvernées par une

(1) François Bougon,La Chine sous contrôle.
Tiananmen 1989-2019,Seuil, Paris, 2019. Alors
journaliste auMonde,Bougonarejoint Mediapart en
septembre 2019.
(2) Jean-Pierre Cabestan,Demain la Chine :
démocratie ou dictature?,Gallimard, coll.«Ledébat »,
Paris, 2018.

cratie et des libertés?»Ou encore :«Le
PC[Parti communiste]chinois est en
guerrecontrenous, nos valeurs et nos
idéaux.»

On attend avec impatience que ces
valeurs ou ces idéaux soient précisés. Il
n’en est rien. Ils se résumentàdes mots
–démocratie,liberté d’expression, droits
humains, liberté...–jamais clairement
définis. Or,del’extrême gaucheàl’ex-
trême droite, des classes populairesàla
bourgeoisie, chacunaune conception
bien particulière de ces notions.

De même,pour les auteurs, les
«valeurs chinoises»que Pékin est censé
propager sont simplement l’inverse de
leurs homologues«occidentales»:auto-
ritarisme, absence de liberté, non-respect
des droits humains, etc. Les quelques ten-
tatives de clarification tournent court.
Pour Bougon, la Chine imposerait ses
concepts de«communauté de destin par-
tagée pour l’humanité»,de«diversité
des civilisations»,de«coopération
gagnant-gagnant»ou de«tolérance
mutuelle».Mais ces concepts n’ont-ils
pas été mobilisés tout autant par l’Occi-
dent pour justifier hier le colonialisme et
aujourd’hui la mondialisation?

Lorsque les deux auteurs donnent des
exemples des valeurs chinoises en
action, les imprécisions s’accumulent.
Pour Bougon, les patrons des grandes
entreprises américaines sont«réguliè-
rement conviés aux leçons de maîtreXi
[le président Xi Jinping],aussi étran-
gèresàcette idéologie que soient leurs
convictions ».Mais«uncynisme mer-
cantiliste pointe chez les dirigeants de
la SiliconValley »,et«onsous-estime
la fascination que peut susciter sur les
ingénieurs branchés de la Côte ouest
cette société urbaine, dynamique, jeune
et surtout particulièrement geek ».Pour-
quoi les«valeurs occidentales»neper-
mettent-elles pasàces vaillants patrons

de résister?Une hypothèse:etsiles
valeurs occidentales dont il est question
étaient en fait des valeurs capitalistes?

De son côté,Cabestan note que«Pékin
aprofité des tensions entreAthènes et ses
créanciers,dont l’Union européenne, pour
proposer des financements dans des sec-
teur svitaux comme les infrastructures de
transport ou l’énergie».«Nos»valeurs
communes n’auraient-elles pas dû obliger
les Européensàlasolidarité, les empêcher
de privilégier certains bas intérêts et de lais-
ser ainsi les Chinoisprofiter de la concur-
rence?Unarmateur grec déclareàBougon
que ces derniers«font du beau travail».
Et l’auteur ajoute :«Ilseréjouit de l’ab-
sence de grèvesetdes salaires payés en
temps et en heure.»Les Chinois sont donc
de bons capitalistes, de bons hommes d’af-
faires et, en plus, plutôt honnêtes, non?

Cabestan révèle le pot aux roses
quand il souligne qu’il est«impossible
d’ignorer que la multiplication des
assauts contreladémocratie telle que
nous la comprenons est étroitement cor-
réléeàunaffaiblissementrelatif de
l’Occident sur la scène internationale ».
Et de préciser qu’il existe des«diffé-
rences de valeurs et d’intérêts »entre la
Chine et l’Occident.Il s’agitdonc bien,
sous couvert de valeurs, de défendre des
intérêts–affaiblis –, puisque, finale-
ment, les Chinois fontàpeu près ce que
les autres font, ont fait ou voudraient
faire. Il est frappant de constater que les
auteurs maintiennent tout au long de
leur ouvrage une ambiguïté sur la généa-
logie de ces«valeurs ». Sont-elles
«occidentales »,«universelles »,«euro-
péennes »,«françaises »?Onnele
saura jamais.

LEtraitement médiatique des mani-
festationsàHongkong confirme que le
thèmedela«guerre des civilisations »
s’étend désormaisàlaChine.Depuis
plusieurs mois, déjà, des documentaires,
des livres, des articles s’efforcent d’op-
poser de supposées«valeurs occiden-
tales»àdetout aussi supposées«valeurs
chinoises ». Cette construction de deux
idéologies radicalement étrangères l’une
àl’autre rappelle les grandes heures de
la guerre froide, où chacun mettait en
exergue ses principes.


Dans le camp occidental, on assiste à
la renaissance d’une forme de nationa-
lisme,àlaconstruction d’une identité
censée se fonder sur des valeurs spéci-
fiques. En témoignent deux publications
récentes:l’une du journaliste François
Bougon (1), l’autre d’un chercheur de
renom, Jean-Pierre Cabestan (2).


Chaque livre se présente comme une
tentative de comprendrelatrajectoire poli-
tique de la Chine. Mais,àlafin, tout
s’éclaire.EnvoyageàAthènesetsetrou-


*ProfesseuràSciences Po, chercheur au Centre
de recherches internationales(CERI), auteur deThe
Making of the Chinese Middle Class. Small Comfort
and Great Expectations,Palgrave Macmillan,
NewYo rk, 2017.


vant sur l’Agora, Bougon explique que
son imagination l’entraîne«dans ce qu’a
pu être, ilyavingt-cinq siècles, le cœur
de la cité, alliant commerce et politique,
devenu pour nous Européens le berceau
de la démocratie. Certes, la démocratie
des Grecs de l’Antiquité n’a que peuàvoir
avec l’idée que nous en avons, mais c’est
pourtant de cette agora que provient notre
foi toujours présente dans la confrontation
des idées, dans celle de[sic]la puissance
de la délibération ou de[sic]la beauté de
l’art de discourir et de convaincre... En
parcourant le lieu, je pense, avec émotion,
que c’est de mon passage en Chine, des
cinq ans que j’ai vécus là-bas entre
et 2010, que date ma prise de conscience
d’êtreeuropéen et, donc, dépositaired’un
héritage précieux».

Cabestan n’est guère moins empha-
tique et partisan :«LaRépublique popu-
lairedeChine poursuivra son combat
contrecequ’elle appelle “la démocratie
occidentale”, c’est-à-direcontrenous»
(c’est lui qui souligne). Plus loin :
«Quelle stratégie commune devrions-
nous adopter,nous autres Européens et
Français, pour défendrenos intérêts,
contenir leretour et lerenforcement de
l’autoritarisme politique et inverser la
tendance mondiale en faveur de la démo-

10


ENTREPÉKIN ET L’OCCIDENT,


Maquiller uneguerrecommerciale


NOVEMBRE 2019 –LEMONDEdiplomatique


PARJEAN-LOUISROCCA*


Quand, en janvier 2017, M. Xi Jinping prononce unhymne
au libre-échangeetvante les performances de la Chine,

dirigeants politiques,sinologues et journalistesapplau-
dissent, en l’opposant au protectionniste DonaldTrump.

Près de trois ans plus tard, les mêmes dénoncent sa poli-
tique au nom des«valeursoccidentales », comme au plus

beau temps de la guerrefroide.Curieusevolte-face...

Une vision religieuse de la démocratie


Pourquoilecapitalisme


ALORSque certaines conditions
favorablesàlaformation et au dévelop-
pement des rapports capitalistes de pro-
duction ont commencéàs’accumuler en
Chine plusieurs siècles, souvent, avant
qu’elles n’apparaissent en Europe occi-
dentale, alors que«les Chinois ont joui,
pendant l’Antiquité et jusqu’au Moyen
Âge, d’une avance technologique(1)»,
pourquoi l’empire du Milieu n’a-t-il pas
donné naissance au capitalisme?


C’est du côté des rapports de production
et de leurs spécificités au sein de la Chine
impériale qu’il faut regarder pour déter-
miner les obstacles qu’a puyrencontrer
le (proto)capitalisme. Ainsi en va-t-il, en
premier lieu, du régime de la propriété
foncière. Que ce soit sous les Han (
av.J.-C.-220 ap. J.-C.), les premiers


Tang (618-755) ou au début de la période
Song (960-1279), le monopoleimpérial
est clairement affirmé. Par la suite, l’ap-
propriation privative de la terre s’est certes
développée, sous la double forme de la
possession domaniale«aristocratique »
(entre les mains de la famille impériale et
des familles alliées, des eunuques de la
Cour impériale,des hauts fonctionnaires
civils et militaires, du patriciat marchand)
et de la possession parcellaire paysanne,
sans que pour autant apparaisseune véri-
table propriété privée. Car,dans le premier
cas, celle-ci ne déroge en rien au mono-
pole impérial de la terre.L’entrée en pos-
session d’un domaine, d’un ensemble de
lots fonciers ou de redevances fiscales par
les fonctionnaires est la contrepartie de
leur service de l’État;ils’agit donc d’un
bénéfice (foncier ou fiscal), et non pas
d’une appropriation privativeàpropre-
ment parler.Les possessions foncières des
eunuquesoudes hauts fonctionnaires sont
des gratifications impérialespar définition
précaires:l’empereurqui lesaconcédées,
ou son successeur,peut parfaitement les
annuler du jour au lendemain. Si celles
des membres des familles princières sont
en principe plus stables (théoriquement
héréditaires), c’est malgré toutàleur posi-
tion ouàleurs relations au sommet de
l’appareil d’État qu’ils en doivent le pri-
vilège:une révolution de palais etafor-
tiori une rupture dynastique peuvent les
leur faire perdre.

Quantaux familles paysannes,elles
ne sont pas davantage propriétaires de
leur parcelle, dont elles ont l’usufruit,
garanti par l’État impérial qui la
concède–undroitàenuser etàlafaire
fructifier,qui peut se transmettre de
génération en génération, qui peut
même éventuellement s’aliéner.Lapro-
priété éminente du sol demeure cepen-
dant entre les mains de l’État seul, qui

exige en contrepartie l’acquittement de
redevances en travail (corvées, service
militaire), en nature (sous la forme
d’une partie des récoltes) ou en espèces,
et qui, seul, peut en principe exproprier
la famille paysannedès lors qu’elle ne
remplit plus ses devoirs.

Une deuxième série d’obstacles est à
chercher du côté des entravesàl’accu-
mulation du capital marchand, ainsi qu’à
la formation de la bourgeoisie mar-
chande en classe sociale. La Chine impé-
riale n’aura rien connu de semblable aux

chartes urbaines affranchissant les muni-
cipalités européennes de la tutelle des
pouvoirs féodaux ou monarchiques,
souvent conquises de haute luttecontre
ces derniers. Les villesysont restées
placées sous la tutelle du pouvoir impé-
rial et de son mandarinat:elles ont été
administrées par des agents du pouvoir
central, leur fonction première étant
d’être le siège des autorités, n’accordant
aucun droit de se mêler de leur gouver-
nement aux guildes des marchands ou
aux corporations des artisans qui ont pu
s’y former.

de puissants courants d’échanges, tant
internes qu’externes, ceux-ci ne sont pas
absolument indispensablesàson équilibre
socio-économique. D’où l’autarcierela-
tive caractérisant la commune rurale chi-
noise, qui n’a que très marginalement
besoin d’échanges avec l’extérieur,même
si ceux-cipeuventlui être bénéfiques.

Au plus fort de l’ouverture de la Chine
sur l’Asie maritime,sous les Song du
Sud, dans le Fujian, l’une des régions les
plus polarisées par cette ouverture, l’in-
dustrie céramique produisant exclusive-
ment pour l’exportation ne faisait vivre
que2%des familles (3).

Tout cela forme évidemment contraste
avec le développement précoce, sous les
Tang, d’une diaspora marchande chinoise
tout autour des mers de Chine et même
de l’océan Indien, qui prendraàpartir des
Song une placeprédominantedans le
commerce de l’Asie maritime orientale.
Mais il est symptomatique que ce soit
hors de la Chine impériale que les talents
marchands et les tropismes capitalistes
chinois aient trouvé l’occasion et les
moyens de s’exprimer pleinement.

Une troisième série d’obstacles entrave
plus largement le développement du
capital. D’abord,lemonopole impérial
de la propriété.Tout bien, quelle qu’en
soit la nature(foncier,immobilier ou
mobilier), même s’il peut être la

(1) RobertTemple,Le Génie de la Chine.Trois
mill eans de découvertesetd’inventions,Éditions
Picquier, Arles, 2000.
(2) Lire«Une autre histoire du mercantilisme »,
Le Monde diplomatique,mai 2019.
(3) Billy Kee Long So,«Logiques de marché dans
la Chine maritime. Espace et institutions dans deux
régions préindustrielles »,Annales. Histoire, sciences
sociales,no6, Paris, 2006.

Le négoce,une activitédéshonorante


Enfin, la culture impériale chinoise est
restée résolument hostileàlapratiquedu
commerce (de marchandises ou d’argent),
àl’enrichissement par son biais et, par
conséquent,àl’accumulation de capital
marchand. Le confucianisme enseigne
en effet que le commerce est une activité
déshonorante, même si elle peut être
nécessaire au ravitaillement des grandes
villes et des armées en produits de pre-
mière nécessité. Dans la hiérarchie des
ordres qu’il établit, les commerçants
occupent la dernière des quatre positions,
derrière les lettrés, les agriculteurs et les
artisans. Et, de tous les commerces, le
commerce extérieur est le plus
méprisable, puisqu’il revient à
reconnaître que la Chine n’est pas auto-
suffisante, ce qui constitue un affront
pour la dignité impériale.

L’ensemble des éléments précédents
renvoie au caractère finalement secon-
daire de l’échange marchand dans l’éco-
nomie de la Chine impériale.Silacrois-
sancedes forces productives agricoles et
industriellesest susceptible d’alimenter

PARALAIN BIHR*


*Professeur honoraire de sociologieàl’université
de Franche-Comté. Ce texte est extrait du tome3de
son ouvrageLe Premier Âge du capitalisme (1415-
1763). Un premier monde capitaliste,Page2-Éditions
Syllepse,Lausanne-Paris, 2019.

Plusieurssièclesavant l’Europe,


l’empireduMilieuavait accumulé


un capital marchand;ilconnais-


sait des innovations techno-


logiques et un essor du commerce.


Pourtant, ilaraté la révolution


scientifique et industrielle qui a


fait décoller l’Occident.


DEPLUS,contrairement, là encore,à
ce qui va se passer dans l’Europe des
Temps modernes, le capital marchand et
la bourgeoisie n’ont bénéficié d’aucun
soutiendupouvoirimpérial,bien au
contraire. Celui-cialimité leur champ
d’action par ses propres monopoles com-
merciaux et industriels (portant selon les
époques sur le sel, l’alcool, le thé, les
mines, le commerce extérieur) ainsi que
par des interdictions périodiques faites
aux commerçants et négociants d’acqué-
rir des propriétés foncières ou d’occuper
des emplois publics–même si les détour-
nements et contournements de ces limi-
tations ont été fréquents.Lepouvoir
impérial s’est constamment méfié du
commerce, intérieur et plus encore exté-
rieur;ilasurveillé et contrôlé de près
l’activité des commerçants chinois, et
plus encore étrangers. Aussi n’a-t-on
jamais vu s’esquisser en Chine l’équi-
valent de politiques mercantilistes des-
tinéesàfavoriserlaformation et l’accu-
mulation de capital marchand ou
industriel, comme ce sera le cas en
Europeàpartir du XVIesiècle (2).
Free download pdf