Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
Il existe bien une variante chinoise du
style de vie contemporain;ouplutôt
desvariantes chinoises, tant les
différences sociales, géo-
graphiques, etc., sont
importantes, de
même qu’il
existe chez

«nous »
aussi des diffé-
rences entre pays, régions
et classes sociales. Mais les repré-
sentations de la bonne vie, du bon goût,
des bonnes manières, des bonnes relations
familiales et même des modes de contes-
tation sociale apparaissent proches de
celles qui existent en Europe (5). Quels
sont les objectifs des Chinoisdelaclasse
moyenne, si ce n’estdetrouverun travail
intéressant, de s’occuperdeleur enfant et
de leurs parents, de gagner de l’argent,
d’acheter un appartement,d’accumuler
un patrimoine, de voyager?

En Chine, les sciences sociales sont
aussi occidentales qu’ailleurs, et les uni-
versités sont graduellement envahies par
des professeurs formés aux méthodes
américaines qui publient dans les revues
anglo-saxonnes. On rétorquera que l’es-
prit critique est plus vif en Europe qu’en
Chine, mais est-on sûr que cet esprit cri-
tique soit universellement répanduàtra-
vers les pays et les catégories sociales?
Est-on sûr que tous les gouvernants occi-
dentaux l’apprécient?

Même dans le domaine politique,
l’influence occidentale est déterminante.

c’est sans nul doute parce que la société
chinoise est plus capitaliste que confu-
céenne. En réalité, le modèle social chi-
nois défendu par le Parti communiste chi-
nois rassemble toutes les utopies de
l’Occident. Le pouvoir veut éradiquer la
pauvreté et créer une société de«petite
prospérité »(xiaokang)dans laquelle,
comme chez Thomas Hobbes,lecitoyen
doit échanger une partie de sa liberté
contre l’assurance de vivre en sécurité :
le vieux rêve d’une société de petits pro-
priétaires-citoyens obsédés par l’ordre.
D’énormes financements sont alloués
aux zones rurales en difficulté pour trans-
former villages et bourgades en (petites)
villes nouvelles possédant tous les traits
sociaux et architecturaux de la modernité
corbuséenne. Cette référenceàlamoder-
nité etàl’ordre conduit le partiàsurveil-
ler sa population dans le moindre détail ;
une ambition panoptiqueàlaJeremy
Bentham (3) que Michel Foucault a
magistralement décrite ilyaune quaran-
taine d’années (4).L’ Occident en rêve,
la Chine veut le faire–mais rien ne
garantit qu’elle réussira.

11


LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019


(3) Jeremy Bentham (1748-1832), inventeur,entre
autres, de la prison panoptique qui permet aux surveil-
lants de voir sans être vus.
(4) Michel Foucault,Surveiller et punir,Gallimard,
Paris, 1975.
(5)Cf. The Making of the Chinese Middle Class.
Small Comfort and Great Expectations,Palgrave
Macmillan, NewYork, 2017.
(6) Lire«EnChine, la démocratie... quand le
peuple sera mûr »,Le Monde diplomatique,mars 2017.

HYBRIDATIONS ET CONFRONTATIONS


en chocdes civilisations


SHEN SHAOMIN.
–«Mona Lisa», 2008

société secrète
et estimeront que
seule une Chine démocra-
tique pourradevenir une grande
puissancerespectée et un membreà
part entièredelacommunauté internatio-
nale ».La démocratisation n’aurait donc
rienàvoir avec une situation politique et
sociale, des conflits, des problèmes écono-
miques, bref, avec l’histoire.


Il s’agit de réduire les valeurs occiden-
talesàdevagues principes, et les Occiden-
tauxàune identité anhistorique et asociale.
En procédant de la sorte, les deux auteurs
oublient que derrière ce«nous»existent
des classes sociales, des entreprises, des
espaces géographiques, dont les«valeurs »
et les«intérêts»divergent grandement. Ils
gomment le fait que les«valeurs occiden-
tales»ont souvent servi d’armesàcertains
Occidentaux pour contester le fonctionne-
ment des institutions politiques censées les
défendre. Du mouvement ouvrier d’hier


aux actions d’aujourd’hui
contre les mesures liberti-
cides, le pillage de la pla-
nète, les violences policières
ou en faveur des droits des
migrants, beaucoup d’individus
refusent d’être assimilésàce
«nous ». En fait, ceux qui pren-
nent le plus au sérieux les droits
humains ou la démocratie considè-
rentque les représentantsdece«nous»ne
les respectent pas.

Cette négation de l’histoire permet de
créer un autre épouvantail idéologique:les
«valeurs chinoises ». En défendant une
vision dichotomique du monde, Bougon
et Cabestan apportent paradoxalement de
l’eau au moulin des dirigeants chinois:ces
derniers s’escrimentàmontrer qu’il existe
une base moraleàleur volonté de tailler
des croupières aux puissances occidentales.

En opposantSocrateàConfucius,nos
auteurs empêchent un vrai travail de
comparaison. Si certaines élites euro-
péennes lorgnent l’autoritarisme chinois,

Le nationalisme chinois n’a rienàenvier
aunationalisme américain, et l’idéologie
technocratiqueaenvahi l’administration
chinoise. En outre, la censure n’est pas
spécifiquement une idée chinoise. Les
«droits humains»font partie des réfé-
rences du gouvernement de Pékin, même
s’il explique benoîtement que le premier
droit de l’homme est de sortir de la pau-
vreté. Quantàl’autoritarisme, ce prin-
cipe selon lequel seul un pouvoir fort,
efficace et compact peut assurer notre
bonheur,est-ce une invention chinoise?
Du fascisme au stalinisme en passant par
le nazisme, n’avons-nous pas théorisé à
peu près tous les modèles autoritaires?
La Chine a-t-elle enfanté le colonia-
lisme, l’impérialisme, le capitalisme?
Le discours du gouvernementchinois
justifiant cet autoritarisme reproduit
d’ailleurs largement celui que tenaient
les dirigeants européens (et que conti-
nuent de tenir beaucoup d’entre eux) afin
de limiter les pratiques démocratiques.
En substance:lapopulace n’est pas
assez sage et instruite pour savoir ce qui
est bon pour elle (6).

Lorsque Bougon et Cabestan opposent
régime démocratique et régime commu-
niste, le message sous-jacent peut se
résumer ainsi:ilfaut accepter la société
occidentalemalgré ses défauts;en
Chine, c’est bien pire. En oubliant le
socle de valeurs communes qui lie
désormais la Chine et l’Occident autour
du capitalisme.

JEAN-LOUISROCCA.

n’est-il pas né en Chine?


(4)Teng T’o,«EnChine, du XVIeau XVIIIesiècle :
les mines de charbon de Men-t’ou-kou »,Annales.
Économies, sociétés, civilisations,no1, 1967.
(5) Geoffrey Lloyd,«Cognition et culture:science
grecque et science chinoise »,Annales. Histoire,
sciences sociales,no6, 1996.
(6) Entre 1405 et 1433, l’amiral Zheng He (1371-
1433)aconduit une série de sept grandes expéditions
maritimes, abordant différentes côtes de l’Asie du
Sud-Est, de Ceylan et du Malabar,avant d’atteindre
le golfe Arabo-Persique, puis la mer Rouge et les
côtes africaines jusqu’au Mozambique.

possession héréditaire d’un lignage, reste
en dernière instance la propriété émi-
nente du seul empereur,donc, en défini-
tive, de l’État. Il n’est pas rare de voir le
pouvoir et ses agents procéderàdes
réquisitions, justifiées pour les unes
(pourvoir aux besoins des forces armées,
par exemple), arbitraires pour bien d’au-
tres (pots-de-vin exigés ou exactions
exercées par des fonctionnaires);mon-
nayer leur statut de propriétaire foncier,
de haut fonctionnaire ou tout simplement
de personnage éminent pour exiger et
obtenir des participations au capital d’en-


treprises commerciales ou indus-
trielles (4);frapper les familles estimées
trop riches, et par conséquent trop puis-
santes(notammentles familles mar-
chandes), de lourdes contributions fis-
cales, les contraindreàdes prêts forcés
qui ne seront pas nécessairement rem-
boursés, voire les exproprier purement
et simplement. Cela explique l’empres-
sementdupatriciat marchandàmettre
une partie de sa fortuneàl’abriàtravers
des donationsàdes monastères;mais
celaasans doute aussi refroidi sa passion
pour l’accumulation du capital.

que, jusque sous les Ming (1368-1644)
et les Qing (1644-1911), le principal
moteur auquel continuerontàrecourir
l’agricultureetl’industrie chinoises res-
tera encore l’homme. C’est souvent
l’homme (ou la femme) qui tracte l’araire
ou la charrue dans la rizière, de même
que c’est souvent l’homme qui porte les
gens (cf.les fameuses chaisesàporteurs
chinoises qui transportent les marchands
ou les mandarins entre des villes distantes
de centaines de kilomètres), qui pousse
ou tire les véhicules (le long des chemins
de halage tout comme sur les routes). On
est encore plus surpris par la sous-utili-
sationdes moteurs mécaniques(moulins
àeau,moulinsàvent) par une Chine qui,
pourtant, possède souvent une avance
considérable sur l’Europe en la matière.

De plus, la société des Ming et des
Qing restera dépourvue de ces réseaux de
sociétés savantes et de correspondances
interpersonnellesàtravers lesquels les
intellectuels européens,delaRenaissance
aux Lumières, confronteront leurs résul-
tats, leurs hypothèses, leurs théories, par-
tie intégrante d’une discussion publique
plus large. Ce qui fait ici défaut, ce sont
(une nouvelle fois) l’autonomie de la
société civile, étouffée par le conserva-
tisme et l’autoritarisme du mandarinat
lettré, répétant incessammentses clas-
siques, hostileaprioriàtoute innovation,
tout comme, plus largement, l’existence
en Chine d’une tradition délibérative au
sein d’un espace public (5).

Enfin manquait la capacité de la
science chinoiseàs’ouvrirspontanément
àl’apport de la science occidentale, alors
même que l’occasion lui en est offerte par
l’arrivée, dès la fin du XVIesiècle, d’in-
tellectuels occidentaux, sous la forme de
missionnaires jésuites. Il est probable
aussi que ce peu de curiositéàl’égard de

la science européennes’expliquepour
partie par la conviction de la supériorité
chinoise, en dépit des multiples preuves
du contraire administrées sous le règne
des grands empereurs Qing.

On peut finalementavancer l’hypothèse
globale suivante:ensefermant au com-
merce extérieur maritime dans la première
moitié du XVesiècle, la Chine impériale
alaissé passer sa chance historique de voir
se parachever en elle les rapportscapita-
listes de production qui avaient commencé
às’y former.C’est là sans doute le grand
tournant de son histoire, la décision qui va
conduireàstériliser bon nombre de ses
acquis antérieurs etàlui faire progressi-
vement perdre son avance historique. Car
il ne fait pas de doute que son expansion
commerciale et éventuellement coloniale
autour des deux mers de Chine (vers la
Corée, le Japon, les Philippines, l’Indo-
chine) et vers l’océan Indien (les Indes et

l’Afrique)–tous phénomènes qui ont com-
mencéàsedévelopper entre la seconde
partie de l’époque Song et les premiers
temps de l’époque Ming (par exemple les
expéditions de Zheng He [6]), soit entre
deux et quatre siècles avant l’extraversion
européenne–aurait eu des«vertus»iden-
tiquesàcelles qu’une semblable expansion
va produire en Europe au cours des siècles
suivants.

ALAINBIHR.

Pas d’autonomie de la société civile


confucianisme, qui redouble le maillage
étatique ainsi que l’encadrement familial
et lignager en érigeant l’obéissance des
individus en vertu majeure.

La formation du capital industriel va se
heurteràdeux obstacles spécifiques sup-
plémentaires. Le premier concerne le statut
juridico-économique de la force de travail
–qui n’est jamais que le pendant de celui
de la propriété des moyens de production.
La main-d’œuvre est en principeàlalibre
disposition des gouvernants, de leurs offi-
ciers et des titulaires de possessions ou de
bénéfices fonciers (ce sont bien souvent
les mêmes). Le second tientàson
abondance, voireàsasurabondance. Elle
va donc entreprendre toute une série de
travaux collectifs d’une envergure
exceptionnelle:laconstruction et l’entre-
tien d’un immense réseau des canaux de
régulation des eaux et de navigation inté-
rieure, des fortifications (comme la Grande
Muraille), des palais impériaux,des ponts
et des chaussées,etc.

La conséquence en est qu’on n’est
guère portéàl’économiser.D’où le fait

CETTEabsence de véritable propriété
privée explique que la Chine impériale
n’ait pas connu de droit civil, même si
des relations contractuelles entre«pro-
priétaires»(propriétaires fonciers,
capitalistes marchands ou industriels,etc.)
se sont développées. Codifiésous les
Tang (entre 624 et 657), le droit est resté
uniquement pénal, la hiérarchie des
infractions étant définie par celle des
peines, proportionnéesàlagravité de
l’acte, mais aussiàlapersonnedeson
auteur,àrebours du principe d’égalité
entre l’ensemble des sujets de droit.


Il existe une restriction plus radicale
encore:celle de l’autonomie individuelle.
L’ individu tout entier reste prisonnier de
ses obligations familiales et lignagères,
tout comme, bien évidemment, de ses
devoirs envers l’État impérial, strictement
codifiés et contrôlés. Ces restrictions s’ex-
pliquent moins par le contrôle policier
(depuis lesTang, toutes les dynasties ont
entretenu une police politique) et par la
réglementation tatillonne de l’État que
par l’extrême ritualisation de la vie
sociale, notamment sous l’influencedu


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