Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019
15

lisme, qui animait depuis la chute du Mur
la pensée économique réformiste en RDA.
La «thérapie de choc»pensée un demi-
siècleplus tôt s’impose.

Mise sur pied en quelques semaines, la
Treuhand entame ses travaux dans l’impro-
visation. En l’absence de réseau télépho-
nique commun aux deux Allemagnes, ses
employés de Berlin-Estserendentàheure
fixe dans les cabines téléphoniques de
Berlin-Ouest pour échanger avec leurs inter-
locuteursoccidentaux (14). Ce côté artisanal
n’empêche pas qu’accoure au chevet de
l’organisme tout ce que la RFAcompte de
professionnels de la restructuration d’en-
treprises.Son premier président,M. Reiner

Maria Gohlke,ex-directeur général d’IBM,
cède la placeenaoût1990àDetlevKarsten
Rohwedder,président du groupe métallur-
gique Hoesch. La présidence du conseil de
surveillance échoitàM.Jens Odewald,
proche du chancelierKohl et président
d’une chaîne de grands magasins ouest-alle-
mands, Kaufhof,qui acquerra les juteux
commerces de l’Alexanderplatz. Dès
l’été 1990, Bonn superviseles opérations :
le ministère des finances installe auprès de
la présidence de laTreuhand un cabinet
peuplé de cadres issus de sociétés de conseil
comme KPMG,McKinsey,Roland Berger,
quiévalueront sans critères précis les entre-
prises vouées au redressement,àlapriva-
tisation sans délai ouàlaliquidation (15).

En 1998, une commission parlementaire
situe leur montant entre3et6milliards de
marks (16), auxquels on serait tenté
d’ajouter les émoluments somptueux des
liquidateurs (44000 marks de prime par
privatisation, 88000 en cas de dépassement
d’objectif), ainsi que le coût exorbitant des
consultants:enquatre ans d’activité, les
collaborateurs externes de laTreuhand ont
englouti 1,3 milliard de marks, dont
460 millions en conseils pour la seule
année 1992 (17).

«Ceque nous ratons aujourd’hui va nous
poursuivrependant les vingt, trente
prochaines années», avait admis en
juillet 1990 le directeur de laTreuhand (18).
Dans la petite ville de Großdubrau, en Saxe,
la liquidation de l’usine de céramique,
recommandée par le cabinet d’audit KPMG
malgré la candidature de repreneurs sérieux,
demeure dans toutes les mémoires. Aux
élections régionales du 1erseptembre 2019,
plus de 45%des électeurs ont voté pour
l’AfD. MmePetra Köpping,ministre sociale-
démocrate de l’égalité et de l’intégration du
Land de Saxe(lirel’article page 16),yvoit
un lien de causeàeffet.«Ilfaut rendredes
comptes aux gens, sur place,àpropos de
ce qui s’est passé avec laTreuhand»,
recommande-t-elle, et mettre en place«une
commission vérité».

(14)Ibid.
(15)«Beschlußempfehlungund Bericht des 2. Unter-
suchungsausschusses “Treuhandanstalt”», Bundestag,
Berlin, 1994.
(16)Die Welt,Berlin,2octobre 2010.
(17) Ralph Hartmann,Die Liquidatoren, op. cit.
(18) Cité par Marcus Böick,Die Treuhand, op. cit.
(19) Dirk Laabs,Der Deutsche Goldrausch. Die
wahreGeschichte derTreuhand,PantheonVerlag,
Munich, 2012.
(20) Cité par FritzVilmar et Gislaine Guittard,La
Face cachée de l’unification allemande,L’Atelier,
Paris, 1999.
(21) Cité par Vladimiro Giacché,Le Second
Anschluss, op. cit.La «construction de l’Est»(Aufbau
Ost)désigne le programme de financement des
nouveaux Länder.

DE CAPITAL PRODUCTIFENTEMPS DE PAIX»


histoire d’une annexion


P


ARMIles aberrations provoquées par la conversion-éclair d’une économie
planifiée en une économie libérale, celle des«vieilles dettes»décroche
assurément le pompon. En République démocratique allemande (RDA), toutes les
entreprises appartenaientàl’État et luireversaient l’intégralité de leurs bénéfices
éventuels. Lorsque la puissance publique injectait du capital dans une société,
cette subvention était par convention inscrite dans la comptabilité des banques
sous la forme d’un crédit. Lors de l’unification, les hauts fonctionnaires de l’Ouest
décidèrent de convertir ces écritures en véritables dettes que les entreprises, déjà
exsangues, devaientrembourser aux banques. Lesquelles furent privatisées et
venduesàbas prixàdes institutions financières de l’Ouest. Ces dernières purent
témoigner des vertus miraculeuses du capitalisme:laBerliner Bank racheta pour
49 millions de marks la Berliner Stadtbank qui avaitàson actif... 11,5 milliards de
créances bénéficiant d’une garantie d’État, soit plus de 200 fois le prix d’achat!
En tout,«quatregrandes banques de l’Ouest, qui avaient acheté les banques de
RDA pour 824,3 millions de marks, seretrouvèrentàlatête de 40,5 milliards de
marks de créances(1)».L es intérêts, passés en un an de moins de1%àplus de
10 %, ontreprésentéàeux seuls plusieurs fois le prix d’acquisition.

R. K.ETP. R.

(1) FritzVilmar et Gislaine Guittard,La Face cachée de l’unification allemande,L’Atelier,Paris, 1999.

Vieilles dettes


et gros bénéfices


«Zombie mémoriel»


Des entreprises dépecées


manifestentàl’appel d’IG Metall, mais
aussi des Églises évangéliques et d’anciens
opposants ne luttent plus pour la liberté
politique, mais contre le libéralisme écono-
mique. Le 30 mars, un groupe incendie un
bureau de l’agence berlinoise de laTreu-
hand;lel endemain, le directeur de l’insti-
tution, Rohwedder,est abattu. Recrutée par
le cabinet Roland Berger,MmeBirgit
Breuel, membre de la CDU et fanatique des
privatisations, le remplace aussitôt.

Magouilleurs du dimanche, charlatanset
escrocs en bande organisée comprennent
vite que laTreuhand fonctionne comme un
distributeur d’argent public ouvert à
quiconque prétend racheter l’un de ses
actifs. Comme l’organisme néglige de véri-
fier le casier judiciaire et les références de
ses clients, les scandales se multiplient :
détournement de subventions dans le cadre
de la vente de la raffinerie de LeunaàElf-
Aquitaine en 1991;cadrescorrompus
découverts en 1993àl’agence de Halle;
siphonnage de centainesdemillions de
marks accordésàl’ouest-allemand Bremer
Vulkan pour redresser les chantiers navals
de Rostock etWismar–15000 licencie-
mentsàlaclé. Les malversations se succè-
dentàunrythme si soutenu qu’un terme
spécifique apparaît:«criminalité de l’uni-
fication» (Vereinigungskriminalität).

ASCALE MARTHINETAYOU. –«Colonisation », 2017


EN1993-1994 puis en 1998, deux
commissions d’enquête parlementaires ont
exposé la partie émergée de l’iceberg, en
dépit de l’obstruction du ministère des
finances, qui empêche la consultation des
dossiers et des contrats.«Legouverne-
ment et laTreuhandanstalt ont abrogé le
droit de contrôle parlementairecomme
aucun gouvernement démocratique légi-
time n’avait osé le fairedepuis 1945»,
dénonçaient des députés sociaux-démo-
crates en août 1994 (19). Puis le sujet a
disparu du débat public. Qui, après tout,
se soucie desJammerossies–ces «gens
de l’Est pleurnichards», comme on les
appelleàl’Ouest?

Depuis quelques années, le spectre de
la Treuhand resurgit.«Auparavant,les
gens avaient encoredel’espoir,analyse
MmeKöpping.Ils se disaient:“J’essaie
encoreune fois de m’en sortir,encoreune
formation, encoreune reconversion.”
Celaaduré longtemps. Mais, une fois à
la retraite, cette génération qui se perçoit
comme celle de la constructionaprès la
réunification seretrouve avec une pension
de parfois 500 euros. Elle voit bien que
ce qu’elleaaccompli pour changer le
pays n’est pas du toutreconnu.»L’histo-
rien Marcus Böick compare laTreuhand
àun«zombie mémoriel»qui cristallise
toutes les«créances pourries»del’unifi-
cation allemande:l’anéantissementindus-
triel, le dépeuplement des régions, les
inégalités, le chômage de masse dans un
pays où, plus encore qu’ailleurs, le travail
fondaitlestatu tsocial.DieLinkeréclame
une nouvelle commission d’enquête parle-
mentaire qui accéderait aux documents
mis au secret en 1990.Tous les autres
partis du Bundestag s’y opposent,àl’ex-
ception de l’AfD. Pour dépouiller les
45 kilomètres de dossiers, les7archivistes
récemment embauchés jalouseront peut-
être les1400 employés dévolus aux
papiers de la Stasi...

En attendant leurs conclusions,onpeut
déjà tirer deux bilans de l’annexion de la
RDA. Du premier,les dirigeants alle-
mands peuvent se féliciter:dans les
années 1990, leur pays regagne sa posi-
tion centrale;l’Union européenne accé-
lère son intégration politique et monétaire
selon les principes de la rigueur germa-
nique–fruit tardif du traité d’unification
allemand, le traité de Maastricht coûtera
des millions de chômeursàl’Europe.
L’autre bilan porte la couleur de la
désillusion. En échange des libertés poli-
tiques et du développementdes infra-
structures, la population est-allemande
fut jetée dans les flots du capitalisme
avec une pierre autour du cou.«Lepara-
doxe de l’unification,observera en 1998
l’ancien opposantàl’État-partiEdelbert
Richter,c’est que les Allemands de l’Est
ont été intégrés dans la démocratie et
l’économie sociale de marché en même
temps qu’ils étaient en grande partie

exclus de ce qui en constitue la base
essentielle,àsavoir le travail et la
propriété(20).»

Naguèreindustrielle et exportatrice,
l’économiedel’ex-RDA dépend
désormais de la demande intérieure et des
aides sociales octroyées par l’État fédéral.
Pour le patronat, l’annexionaenclenché
un cercle vertueux:les transferts publics
vers les nouveaux Länder financent des
biens et des services produits par des entre-
prises de l’Ouest et se métamorphosent en
profits.«En vérité,aadmis en 1996 l’an-
cien maire de HambourgHenning
Voscherau(SPD),les cinq annéesde
“constructiondel’Est”(21)ont représenté
le plus grand programme d’enrichissement
des Allemands de l’Ouest jamais mis en
œuvre.»C’est aussi cela que commémore,
chaque9novembre, la classe possédante
occidentale.

RACHELKNAEBEL
ETPIERRERIMBERT.

UNEsérie de décisions absurdes ainsi
que la collusion entre laTreuhand, le
gouvernement conservateur et le patronat
ouest-allemand ont nourri la conviction
–jamais démentie–que laTreuhand avait
d’abord agi pour éliminer du marché toute
concurrence susceptible de faire baisser
les marges des groupes ouest-allemands.
Asphyxiéeetpeu performante, l’économie
est-allemande comptait tout de même
quelques fleurons. Le2octobre 1990, la
veille de la réunification, la direction de la
Treuhand décide par exemple de fermer
l’usine de fabrication d’appareils photo-
graphiques Pentacon, àDresde, qui
emploie5700 personnes et exporte son
modèle Praktica vers de nombreux pays
de l’Ouest.

En matière d’écologie, l’une des rares
réalisations de la RDA se nomme Sero, la
société nationale de recyclage et de réuti-
lisation des matériaux. Lorsque les
communes demandent sa métamorphose
en un réseau d’entreprises municipales, la
Treuhand refuse, privilégiant une vente à
la découpe au profit de groupes de l’Ouest.
L’acharnement de l’agenceàdétruire la

compagnie aérienne Interflug, largement
bénéficiaire, pour transférer gratuitement
les droits d’exploitationdeses lignes et
l’usage de son aéroport au concurrentouest-
allemand Lufthansa relève de la caricature.
Dans le village minier de Bischofferode,
en Thuringe, il sera désormais difficile de
vendre aux habitants le principe de la
concurrence libre et non faussée. En 1990,
la Treuhand réunit en une seule entité toutes
les mines de potasse et les cède au concur-
rent de l’Ouest, l’entrepriseK+S,laquelle
décide aussitôt d’arrêter leur activité.
«Bischofferode est un exemple d’entreprise
compétitive fermée en raison de la concur-
rence ouest-allemande,nous explique
M. Dietmar Barstsch, députéduparti de
gauche Die Linke.Il fallait montrer que la
RDA était finie, qu’il n’y avait rien en elle
de valable.»

Aux suppressions d’emplois par
centaines de milliers répondent les protes-
tations. En mars 1991, les 20000 ouvrières
du textile de Chemnitz (Saxe) menacées
de licenciement, les 25000 travailleurs de
la chimie qui occupent leurs usines en
Saxe-Anhalt, les 60000 personnesqui

Repères


1989
2mai.La Hongrie ouvre partiellement
sa frontière avec l’Autriche. En août
et septembre, un afflux de réfugiés
quitte la République démocratique
allemande (RDA) pour la
République fédérale d’Allemagne
(RFA) par cette route.

4septembre.Manifestation étudiante
répriméeàLeipzig, mais réitérée la
semaine suivante, puis chaque lundi,
pour une réforme politique.

7octobre.Quarantième anniversaire
de la RDA.

18 octobre.Démission d’Erich
Honecker,secrétaire général du
Parti socialiste unifié (SED,
communiste).

4novembre.Un million de
manifestantsàBerlin-Est, sur
l’Alexanderplatz,pour un
«socialisme véritablement
démocratique».

8novembre.Démission du bureau
politique du SED.

9novembre.Ouverture de la frontière
interallemande et du mur de Berlin.

13 novembre.Le réformateur Hans
Modrow est élu premier ministre;il
promet de faire de la RDA un État
de droit.

28 novembre.Helmut Kohl propose
un programme en dix points pour un
futur État fédéral des deux
Allemagnes.

1990
6février.Kohl suggère une union
monétaire immédiate.

9février.ÀMoscou, M. Mikhaïl
Gorbatchev accepte l’unification et
reçoit du secrétaire d’État américain
la promesse que l’Organisation du
traité de l’Atlantique nord (OTAN)
«nes’étendra pas d’un pouce vers
l’Est».

18 mars.L’Union chrétienne-
démocrate (CDU) et ses alliés
remportent les élections
législatives en RDA.

17 juin.Loi sur laTreuhandanstalt, qui
prévoit la privatisation de
l’économie est-allemande.

1 erjuillet.Entrée en vigueur du traité
d’union économique, monétaire et
sociale entre la RFAetlaRDA,
signé le 18 mai.

6juillet.M. Gorbatchev accepte
l’entrée de l’Allemagne unifiée dans
l’OTAN.

31 août.Signature du traité
d’unification par adhésion des
Länder de la RDAàlaRFA.

12 septembre.Le traité de paix entre
la RFA, la RDA, les États-Unis,le
Royaume-Uni, l’URSS et la France
clôt diplomatiquement la seconde
guerre mondiale.

3octobre.Unité allemande.
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