Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
(1) Petra Köpping,Integriert doch erst mal uns!
Eine Streitschrift für den Osten,Ch. LinksVerlag,
Berlin, 2018.
(2) Michael Bluhm et Olaf Jacobs,«Wer beherrscht
den Osten?Ostdeutsche Eliten einVierteljahrhundert
nach der deutschenWiedervereinigung», université
de Leipzig, en collaboration avec la chaîne de télévision
Mitteldeutscher Rundfunk, 2016.
(3)Ibid.
(4)Manager Magazin,Hambourg, automne2018.
(5) Stefan Braun,«“Dieses Land wird vomWesten
dominiert”», Süddeutsche Zeitung, Munich,
2mars 2018.
(6) Michael Bluhm et Olaf Jacobs,op. cit.
(7)Cf.Béatrice von Hirschhausen et Boris Grésillon,
«Lapermanence de la partition allemande»,Hérodote,
numéro«Géopolitique de l’Allemagne», qui paraît
ce mois-ci.
(8)Anne-Marie Le Gloannec,«Lanation retrouvée.
De la RDAàl’Allemagne»,Politique étrangère,Paris,
no55-1, 1990.
(9) «Verhilft sie Ostendeutschen zu mehr Chancen-
gleichheit?»,Die Zeit,Hambourg, 21 mars 2019.
(10)Cf.Sonia Combe,D’Est en Ouest,retour à
l’archive,Éditions de la Sorbonne, Paris, 2013, et
NicolasOffenstadt,Le Pays disparu. Sur les traces
de la RDA,Stock, Paris, 2018.

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ENEX-RDA,DES CITOYENSDESECONDE ZONE


Un mur peutencacher un autre


ÀL’ÉCHELLEdes formations poli-
tiques, le constat est plus sévère encore.
Les partis de gouvernementn’ont que
des Ouest-Allemandsàleur tête, qu’il
s’agisse de la CDU (MmeMerkel mise à
part), du SPD, du Parti libéral-démocrate
(FDP) ou desVerts. Même l’AfD, très
bien implantée dans l’est du pays, est
dirigée par desWessis. Seul le parti de
gauche Die Linke maintient peu ou prou
une parité Est-Ouest au sein de sa direc-
tion pour des raisons historiques–ila
été fondé sur les ruines de l’ancien Parti
du socialisme démocratique de RDA
(PDS). Cependant, depuis le retrait de
son chef emblématique, M. Gregor Gysi,
puis, en mars 2019, de MmeSahra
Wagenknecht, ilaperdu ses deux prin-
cipaux ténors est-allemands.


originaires de l’Est aux plus hautes fonc-
tions politiques, économiques et cultu-
relles du pays. La disproportion frappe
dès lors qu’on tente de la mesurer.Onne
trouve ainsi au sommet de l’État qu’une
petite poignée de personnes nées ou
socialiséesdans la partieorientale de l’Al-
lemagne. Certes, MmeAngela Merkel,
chancelière depuis 2005 et cheffe de
l’Union chrétienne-démocrate (CDU)
de 2000à2018, agrandi en RDA. Mais,
pour accéderàces deux postes de pouvoir
et s’y maintenir,elle ajustement dû gom-
mer ses origines. Longtemps, MmeMer-
kel, M.Wolfgang Thierse–président du
Bundestag de 1998à2005 –ouencore
M. JoachimGauck–ancien pasteur et
président de la République fédérale
de 2012à2017 –ont incarné aux yeux
de leurs compatriotesetdes Européens
la réussite politique des Ossis (les habi-
tants de l’Est) dans l’Allemagne réunifiée.
Toutefois, sans disciples, protégés ni suc-
cesseurs dans les rangs est-allemands, ils
n’étaient que les arbres cachant la forêt,
laquelle paraît aujourd’hui bien dénudée.

Au tournantdes années 2017-2018, à
l’heure de former son cabinet, MmeMerkel
n’a choisi dans un premier temps que des
ministres ouest-allemands. C’est le SPD,
partenaire de la CDU au sein de la«grande
coalition»issue des élections fédérales du
24 septembre 2017, qui est intervenu in
extremis pour trouver parmi ses membres
unefemmeoriginaire de l’Est, MmeFran-
ziska Giffey,quasi inconnue, et la proposer
comme ministre de la famille. Certains
commentateurs ont ironisé sur cetOst-
quote,ce «quota de l’Est»(et de femmes)
aux relents néocolonialistes remis au goût
du jour par le gouvernement.

Les secteurs que l’on aurait pu penser
plus ouverts au brassage ne le sont en
réalité pas davantage. Pratiquement
toutes les grandes institutions culturelles
du pays ontàleur tête des Allemands de
l’Ouest,ycompris...àl’Est. Il existe
quelques exceptions, comme les Berliner
Festspiele, un festival dirigépar M. Tho-
mas Oberender,lequel constate avec une
certaine amertume que«les élites des
nouveaux Länder sont dominées de
manièreéclatante par l’Ouest(5)».
Ainsi, les quinzeuniversitéssituées à
l’Est sont toutes présidées par des Alle-
mands de l’Ouest. La plupart des chaires
ysont occupées par des professeurs
ouest-allemands–jusqu’à 80%en
sciences sociales.

Dans le monde des médias, le compte
n’y est pas non plus.Tous les grands
groupes (Springer,Funke, Burda, Ber-
telsmann, Gruner+Jahr...), les princi-
paux quotidiensàdiffusion fédérale
(Frankfurter Allgemeine Zeitung, Süd-
deutsche Zeitung, DieWelt, Frankfurter
Rundschau, DieTageszeitung, Der
Tagesspiegel),ainsi que les grands
magazines hebdomadaires(Der Spiegel,
Die Zeit, Stern, Focus),proviennent de
l’ex-République fédérale. Seuls subsis-
tent –sil’on excepte la presse quoti-
dienne régionale–laBerliner Zeitung
et leBerliner Kurier,qui s’adressent
plutôtàunlectorat est-berlinois vieil-
lissant. Même l’hebdomadaireDer Frei-
tag,clairement orientéàgauche et qui
se fait volontiers l’écho des probléma-
tiques est-allemandes,n’emploie plus
que deux journalistes permanents origi-
naires de l’Est.

Cette situation prend sa source dans
les conditions de ce que les médias et les
dirigeants occidentaux ont appelé la
«réunification», au lendemain de la
chute du Mur.Leprocessus fut vécu par
les Allemands de l’Est comme un grand
bouleversement et, pour certains, une
annexion(lirel’article pages 1, 14 et 15).
Sitôt les institutions de la RDA dissoutes,
le 3octobre 1990,acommencé un mou-
vement de purge visantàdébarrasser
l’élite est-allemande des adhérents du
Parti socialiste unifié(SED) et des par-
tisansdugouvernement déchu.Dans les
domaines administratif, économique,
politique, culturel, universitaire, une nou-
velle classe dirigeante s’est installée.
Venue de l’Ouest, plutôt jeune, bien for-
mée, elle étaitravie d’occuperd’emblée
des postes importants dans les Länder
orientaux fraîchement annexésàlaRépu-
blique fédérale. Un million de fonction-
naires ont ainsi perdu leur emploi, dont
70000 enseignants du supérieur et la
totalité des magistrats pénalistes (juges
et procureurs), chassés des tribunaux. Le
jeu de la reproduction sociale, des
réseaux d’influence et de connaissances
aperpétué la prédominance de ce groupe
dans les générations suivantes. S’il n’y
apas eu de volonté explicite d’écarter
les Allemands de l’Est, il n’yapas eu
non plus d’effort pour leur faire une
place. En 2016, sur les 202 généraux et

amiraux, on n’en trouvait que deux ori-
ginaires de l’Est. C’était le cas de seule-
ment trois des 336 juges siégeant dans
les cours suprêmes fédérales et de 13 %
des juges officiant sur le territoire de
l’ex-RDA(6).

La rareté des Allemands de l’Est aux
postesdepouvoirtient aussiàdes rai-
sons économiques. Après l’unification
de 1990, ces derniers ont subi un séisme
socialqui lesadurablement éloignés de
toute ambition de carrière–une dispo-
sitiond’ailleurs peu encouragée en
régime socialiste. Comme l’explique
Frauke Hildebrandt,professeure en
sciences de l’éducationàl’universitéde
Potsdam et présidente de la commission

de l’Est du SPD en Brandebourg(com-
mission chargée des problèmes structu-
rels rencontrés en Allemagne de l’Est),
toutes les familles est-allemandes ont
connu la perte brutale d’un emploi, le
chômage de longue durée, la fermeture
des usines, entreprises d’État, services
administratifs.Toutes ont vécu le déclas-
sement, les petits boulotsprécaires, la
rupture des liens professionnels et ami-
caux, mais aussi la séparation des cou-
ples du fait de l’émigration vers l’Ouest.
Toutes ont fait l’expérience de la dispa-
rition d’un monde qui ne se résumait pas
àlaStasi, au Mur ni au Parti. Dans les
années 1990, décennie de tous les dan-
gers, il s’agissait de sauver sa peau avant
d’envisager de faire carrière.

NOVEMBRE 2019 –LEMONDEdiplomatique


En Allemagne, les scores importants de l’extrême droite

dans plusieursLänder de l’Est et le malaise de la popu-
lation ravivent un débat sur les échecs de l’unification.

Trente ans plus tard, la plupartdes institutions écono-
miques,juridiques ou intellectuelles sont dirigées par des

personnalités de l’Ouest.

ENseptembre 2018aparu en Alle-
magne un livre quiabeaucoup fait parler.
Écrit par MmePetra Köpping, ministre de
l’égalité et de l’intégration du Land de
Saxe, il traite du manque de reconnais-
sance des Allemands de l’Est envers l’Al-
lemagne réunifiée et porte un titre pro-
vocateur :Integriert doch erst mal uns!,
soit «Commencez donc par nous inté-
grer!» (1). «Nous», sous-entendu les
Allemands de l’Est,opposésà«eux», les
réfugiés que l’Allemagneaaccueillis en
nombre sur son solàpartir de l’été 2015
et auxquels elle s’efforce, depuis, de trou-
ver une place. Ce cri du cœur n’émane
pas de la ministre elle-même, qui n’ap-
partient pas aux rangs du parti d’extrême
droite Alternative pour l’Allemagne
(AfD), maisàceux du Parti social-démo-
crate (SPD). Il dérive des innombrables
doléances que MmeKöpping, de par sa
fonction, entend et recueille quotidien-
nement dans sa permanence ou sur le ter-
rain. Ce sont elles qui l’ont finalement
décidéeàécrir ecet essa iincisifautant
qu’informé.


Publié un an avant les cérémonies du
trentième anniversaire de la chute du mur
de Berlin, ce livre, sous-titréEine Streit-
schriftfür den Osten(«Un plaidoyer pour
l’Est») et rédigé par une femme originaire
de l’ex-République démocratique alle-
mande (RDA),est une pierre dans le jar-
din bien ordonné de la réunification alle-
mande. Comment comprendre cette
revendication d’intégration de la part de
certainsAllemands de l’Est?Etcomment
en est-on arrivé là?


Une donnée-clé de ce«malaise orien-
tal»tient àlaquasi-absence d’Allemands


BEAUCOUPs’y sont employés en
tentant l’aventure du côté occidental,
provoquant ainsi l’autre drame de
l’ex-RDA:la saignée démographique.
Dès 1990, on vit s’installeràl’Ouest,
souvent avec succès, des dizaines puis
des centaines de milliers d’Allemands
de l’Est, jeunes et diplômés, majori-
tairement des femmes. Les nouveaux
Länder ne se sont jamais remis de
cette hémorragie d’habitants–près de
deux millions –, dont une fraction
aurait pu occuper des postesàrespon-
sabilitéàl’Est.

Aujourd’hui, un nombre non négli-
geable d’Allemands se perçoivent
comme des citoyens de seconde zone,
laissés sur le bord du chemin par un néo-
libéralisme imposé de l’extérieur:chô-
meurs de longue durée, bénéficiaires des
minima sociaux, travailleurs précaires
ou àtemps partiel, retraités pauvres ou
encore, tout simplement, personnes
déçues par les promesses mirobolantes
d’un monde certes «libre», mais
dépourvu de but et de sens. Sur le plan
politique, leur non-intégration se traduit
par l’abstention et par un vote d’oppo-
sition, d’abord pour le PDS, devenu Die
Linke dans les années 2000, puis de plus
en plus après 2010 pour l’AfD–deux
phénomènes nettement plus marqués à
l’Est qu’àl’Ouest(7).Àsamanière, la
césure politique entre les deux parties
de l’Allemagne s’exprime dans ce cri du
cœur :«Intégrez-nous donc d’abord!»

Deux analyses complémentaires ren-
dent comptedecette«absence».L’une
rejointlaproblématiquedu plafondde
verre. Au-delà de la situation écono-
mique fragile–bien qu’en nette amélio-
ration depuis 1990 –, la population ori-
ginaire d’Allemagne de l’Est, du fait de
sa sous-représentationausein des élites,
ne se sentirait pas apparteniràla«nation
retrouvée(8)»annoncée avec empres-
sement au lendemain de la chute du Mur.
Tandis que les uns parient sur le temps,
puissant dissolvant des amertumes qui
achèvera d’unifier le pays, d’autres,
souvent venus de l’Est, réclament

l’introduction de quotas dans les postes
de direction,àproportiondelapart des
Allemands de l’Est dans la population
totale. Le temps ne changera rienàl’af-
faire, expliquent-ils, car la colère, la rési-
gnation et la frustration des Ossis se
transmettent d’une générationàl’autre.
L’idée des quotas–qui, àencroire les
sondages, ne séduit que 48%des Alle-
mands de l’Est–fait en tout cas couler
beaucoup d’encre (9).

Une autre interprétation met en avant
un facteur d’ordre plus structurel. En
effaçant de l’histoire la RDA telle qu’elle
fut vécue par ceux quiysont nés (10),
en rasant ses monuments symboliques
–àl’instar de l’ancien Palais de la Répu-
blique,àBerlin –, en réduisant ses habi-
tants au statut soit de victimes d’une dic-
tature totalitaire, soit de mouchards de
la police, enfin en monopolisant les
postes de pouvoir,les vainqueurs de la
guerre froide ont fait naîtreàl’Est un
sentiment que nul quota ne pourra apai-
ser :celuidenepas se sentirappartenir
àson propre pays.

Au sein de la haute administration, les
citoyens des nouveaux Länder–les
régions de l’ex-RDA–netiennent que
5%des postes, alors qu’ils forment 17 %
de la population totale. Une étude menée
par l’université de Leipzig en 2016 a
montré que les Allemands de l’Est ne
représentent que 1,7%des hauts fonc-
tionnaires et des cadres dirigeants,soit
un dixième de leur part dans la popula-
tion (2). Sur les cent vingt chefs de dépar-
tement des ministères fédéraux (lesAbtei-
lungsleiter,aux pouvoirstrès étendus),
trois seulement viennent de l’Est;ils sont
trois également sur les soixante secré-
taires d’État du gouvernement en 2016.
La règle bien connue du plafond de verre
s’applique donc parfaitement:plus on
monte dans la hiérarchie, moins on trouve
d’Allemands de l’Est.

Dans le domaine de l’économie et des
affaires, leur absence aux postes de pou-
voir interroge. Ici, les chiffres ne sont pas
seulement cruels; ils sont accablants.
Parmi les présidents-directeurs généraux
des trente plus grandes entreprises alle-
mandes cotées en Bourse (le DAX),
aucun n’est originaire de l’Est, et cinq
seulement des deux centsmembres de
leurs conseils d’administration le sont,
selon le magazineDer Spiegel(novem-
bre 2018). D’ailleurs, pas un de ces
grands groupes n’a son siège social dans
la partie orientale du pays, Berlin com-
pris. La domination occidentales’observe
àl’intérieur même des nouveaux Länder :
les Wessis dirigent les trois quartsdes
cent plus grandes entreprises de l’Est (3),
où ils représentent 77%des cadres supé-
rieurs. Enfin, 92,7%des millionnaires
allemands habitentàl’Ouest, contre seu-
lement 3,9%àl’Est et 3,4%àBerlin (4).

VOLKER BLUMKOWSKI.–Delasérie«Ernste Spiele»(Jeux sérieux), 2015

©VOLKER BLUMK

OWSKI-GALERIE SCHLICHTENMAIER, STUTTGAR

T, GRAFENAU

Introduire des quotas?


La règle du plafond de verre


PARBORISGRÉSILLON*


*Professeur de géographieàl’université d’Aix-
Marseille, chercheur associé au Centre Marc-Bloch
(Berlin).


1989-1991,


la conquête


de l’Est


Octobre1989 :chute du mur de
Berlin. Décembre1991 :dissolution
de l’URSS. Entreces deux dates,
c’est tout l’ordreinternational issu de
la seconde guerremondiale qui
s’écroule.Vainqueures de la guerre
froide, les démocraties libérales se
lancentàlaconquête de l’Est.Le
Mondediplomatiqueentame une
série d’articles sur ce basculement
et ses conséquences.
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