Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019
17

ELLESrisquent jusqu’à vingt ans de prison.

Inculpées de meurtreavec préméditation,
MmesKrestina, Angelina et Maria Khatchatourian
attendent leur procès pour avoir tué leur père,
auteur d’agressions sexuelles, de viols, de coups
et blessures sur ses trois filles,respectivement
âgées de 19, 18 et 17 ans au moment des faits.
C’était le 27 juillet 2018.

Face aux peines encourues par les sœurs
Khatchatourian, la militante féministe Alena Popova
alancé une campagne de dénonciation des violences
sexistes sur lesréseaux sociaux. Sur Instagram,
Vkontakte (le Facebook russe) ouTwitter,des millions
d’internautes publient des photographies de leur
visage maquillé de façonàsuggérer des blessures
et des hématomes. Seize millions de femmes sont
concernées par les violences conjugales, selon les
derniers chiffres du Service fédéral des statistiques
de l’État (1), Rosstat, publiés en 2012. Au cours de
cette enquête portant sur un échantillonreprésentatif
de dix mille femmes âgées de 15à44ans, une
répondante sur cinqadéclaréavoir subi des
violences physiques de la part de son partenaireau
moins une fois dans sa vie. Selon le centreAnna,
premièreassociation du pays créée–en1993 –pour
venir en aide aux victimes, toutes les soixante-trois
minutes une femme meurt sous les coups de son
conjoint ou de son ex-conjoint, soit plus de
8300 victimes par an.

L’héritage


ambigu du droit


soviétique


La Russie est l’un des seuls paysànepas
disposer d’une loi spécifique sur ce sujet. En juillet
dernier,pour la premièrefois, la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH)asanctionné la
Russie dans une affairedeviolences conjugales.
Elle aordonné le versement de 20000 euros de
dédommagementàlaplaignante, MmeValeria
Volodina, qui estimait n’avoir pas été suffisamment
protégée par les autorités de son pays. La CEDH
aconclu que le vide juridique et l’absence d’ordon-
nances de protection dénotaient une incapacité
systémiqueàrésoudrecefléau. Parmi les quarante-
sept États membres du Conseil de l’Europe, seuls
la Russie et l’Azerbaïdjann’ont ni ratifié ni signéla
convention d’Istanbul surlapréventionetlalutte
contrelaviolenceàl’égarddes femmes et la
violence domestique, qui date de 2011. Dans son
jugement, la Cour déclarait que les autorités russes
«rechignaientàreconnaîtrelag ravité»du problème.
Quatreautres affaires semblables sont en attente
d’examen par la CEDH.

L’absence de législation spécifique s’explique
en partie parl’héritageambivalentdudroit sovié-
tique.Àsanaissance, l’URSS se positionne à
l’avant-garde en matièrededroits des femmes.
Dès 1917, un décret sur la«dissolution du mariage»
admet largement le divorce;lamême année, les
bolcheviks octroient le droit de vote aux femmes.
En 1920, l’Union soviétique devient le premier État
àlégaliser l’interruption volontairede
grossesse (IVG). Pour libérer les femmes des tâches
domestiques, crèches, laveries et cantines sont
créées sous l’impulsion d’Alexandra Kollontaï,
premièrefemme ministredel’histoirecontempo-
raine, quirevendique notamment l’abolition de
l’amour exclusif.L’objectif d’alors:détruirelaf amille
en tant qu’institution bourgeoise.

*Journaliste.

Mais, dans les années 1930, Joseph Staline
revient sur l’ensemble de ces avancées. Alors que
les femmes peinentàtrouver des partenaires en
raison des pertes masculines durant la première
guerremondiale et la guerrecivile, la libéralisation
du divorce ne leur est pas toujours favorable. Les
mères célibataires, dont le nombreexplose,
ensevelissent les tribunaux sous leurs plaintes pour
non-paiement des pensions alimentaires. Réduites
àlamisère, la plupart préfèrent avorter.Les
autorités s’inquiètent de l’effondrement de la
natalité. Cetteréalité, combinéeàlapromotion de
cadres issusdelapaysanneriedans lesrangsdu
Parti, favorise le serragedevis.«Laquestio ndes
femmesetlaquestionsexuellesontofficiellement
décrétéesrésolues,expose la sociologue Mona
Claro.Lafamillesoviétiquesedoitdésormaisd’être
stableetfertile(2).»En 1936, l’IVG est interdite et
la procédurededivorce considérablement alourdie.
Après-guerre, ce mouvement de balancier législatif
trouve son point d’équilibreentreretour partiel à
la traditionrévolutionnaireetsouci derenforcer la
cellule familiale centrée sur l’enfant.

Constatant l’écart flagrant entreledroit et les
mœurs, les autorités lâchent du lestàlamort de
Staline. En 1955, l’avortement estànouveau
légalisé. Dix ans plus tard, les procédures de
divorce sont facilitées. Cependant, le pouvoirreste
obnubilé par la question démographique.«La
société socialiste attache une grande importance
àlap rotectionetàl’encouragementdelamaternité,
ainsi qu’aux garanties d’une enfance heureuse»,
affirment les Fondements de la législation sur le
mariage et la famille, adoptés en 1968. Ce texte
autorise le divorce sur simple déclarationàl’état
civil... pour les couples sans enfant. Si la vie
conjugale est considérée comme une affaireprivée
dans laquelle l’État doit se montrer discret, il en
va autrement lorsque le coupleaune descendance.

Dans ce contexte, les violences contreles
femmes ne sont pas attribuéesàune domination
masculine structurelle (officiellement éradiquée).
Pour les autorités, elles sont seulement le fait«de
“mauvaisSoviétiques”,quis’adonnentàl’alcoolou
quiperpétuentdestraditionsfamilialesdatantd’avant
larévolution»,soulignent les sociologues Françoise
Daucé et Amandine Regamey.Deson côté,«la
policeconsidèrelesviolencesentrepartenairessoit
commedesviolationsdel’ordrepublic,soitcomme
des“scandalesfamiliaux”danslesquelsl’intervention
des forces de l’ordredoit essentiellement mener à
laréconciliation»(3). Surtout quand ilyades enfants.

La législation soviétique est très avancée en
matièred’égalité civile entreles hommes et les
femmes–rappelons que, en France, ilafallu
attendre1965 pour qu’une femme mariée puisse
exercer une profession et ouvrir un compte
bancairesans l’autorisation de son époux. Elle
soumet également les femmes et les hommes à
d’égales rigueurs en matièrepénale...Ni le sexe
de la victimenilanatur edelarelation existant (ou
ayant existé) avec l’agresseur n’entrent en ligne
de compte.

Dans les années 1990, les organisations
féministes, qui se multiplient, militent pour
l’adoption de normes occidentales en matièrede
prévention des violences conjugales. Sous la
pression des organisations internationales, la
Russie envisage plusieurs fois d’adopter une loi
spéciale:dans les années 1990, puis en 2012, et
ànouveau en 2014. En juillet 2016, la majorité

gouvernementale opèreune timide avancée. Porter
des coupsàun«proche»(conjoint, enfant, frère
ou sœur) devient une circonstance aggravante
(article 116 du code pénal). La notion de«proche»
dit bien ce qu’entend protéger le législateur:la
famille, qu’il faut immuniser contrelaviolence, et
non les femmes. Dans le même temps, cette loi
allège les peines encourues pour les agressions
commises dans l’espace public par un inconnu
(sauf en cas derécidive);une évolution salutaire
dans un pays connu pour son code pénal rigoureux
et dont les prisons débordent.

«Nepas imiter


les excès de l’Europe


de l’Ouest »


Le texte suscite l’iredel’Église orthodoxe et
des autres défenseurs de la famille traditionnelle,
qui jugent ces dispositions discriminatoires. En effet,
expliquent-ils, alors qu’un inconnu agressant un
passant dans la rue serait assuréd’éviter la prison,
un pèrequi corrige son enfant peut, lui, seretrouver
derrièreles barreaux.«Les parents consciencieux
seraient menacés de poursuites pénales, jusqu’à
deux ans de prison[en cas derécidive],pour
n’importequelrecours,mêmemodéréetj udicieux,
àlaf orce physique dans l’éducation des enfants»,
s’indigne, sur son site Internet, la commission des
affaires familiales du patriarcat de Moscou.

C’est aussi leregistreutilisé par la sénatrice
Elena Mizoulina. En premièreligne du combat pour
la suppression de la notion de«proche», elle
dénonce ce qu’elle appelle la«loi de la gifle». Après
avoir proposéàplusieursreprises des mesures
pour limiter l’accèsàl’IVG ou taxer les divorces,
elle déclareque la violence domestique n’est«pas
le problème principal dans les familles,contrai-
rementàlag rossièreté,àl’absencedetendresse,
de respect, surtout de la part de la femme. Nous,
les femmes, êtres faibles, nous ne nous vexons
pas quand on nous bat. Quand un homme bat sa
femme, il n’yapas la même vexation que quand
un homme est humilié(4)».

La levée de boucliers atteint son objectif:toute
mention d’un«proche»disparaît du code pénal
dès 2017. Le Kremlin fait savoir par la voix de son
porte-parole que«qualifier de “violences domes-
tiques”certainsgestesauseindelafamille,[c’était
finalement]dramatiserleschosesdupointdevue
juridique».Les associations féministes, quant à
elles, s’alarment d’une situation encoreplus critique

qu’avant 2016. Certes, en théorie, un auteur de
violences risque une peine de prison pouvant aller
de dix joursàtrois mois en cas derécidive;mais
ces peines sont très rarement prononcées. Comme
le lien familial entrel’agresseur et la victime ne
constitue plus une circonstance aggravante, un
magistrat peut désormais infligeràunconjoint
violent une simple amende de5000 roubles
(environ 70 euros), soit la peine minimale, si les
coups n’ont pas entraîné une hospitalisation.«Le
mêmemontantquepourunstationnementgênant
ou pour avoir allumé une cigarette dans un lieu
interditauxfumeurs»,s’agace Ioulia Gorbounova,
auteurepour Human RightsWatch, fin 2018, d’un
rapport intitulé«“Je pourrais te tuer,personne ne
m’arrêterait”». En cas derécidive, l’amende peut
monter jusqu’à 40000roubles (environ 560 euros),
le plus souvent prélevés sur le compte bancaire
commun du couple...

C’est peu direque, en Russie, rien n’est
vraiment prévu pour mettreles femmesàl’abri
d’un conjoint violent.Àenviron deux heures de
route de Moscou, lerefuge Kitej, dont l’adresse
reste secrète pour préserver sa sécurité, accueille
des victimes de violences domestiques. Chaque
année depuis son ouverture, en 2013, cerefuge
privé loge gratuitement trenteàquarante femmes,
accompagnées de leurs enfants. Une goutte
d’eau dans l’océan;lemanque d’hébergements
d’urgence est criant. En 2010, selon les chiffres
officiels (5), la Russie ne disposait que de vingt-
deux hôtels sociaux. Et les femmes doivent
impérativement êtredomiciliées dans la ville où
se trouve le foyer,cequi est impossible pour la
majorité d’entreelles.« Je suis constamment
obligée derefuser des pensionnaires,se désole
la directrice de Kitej, MmeAliona Sadikova.J’évite
de les envoyer vers desrefuges gérés par des
religieux, ou même dans des centres étatiques,
car ils tiennent un discours deréconciliation, de
pardonetdecompréhensionentrelespartenaires
qui est complètementàcôté de la plaque.»

En 2019, les violences conjugales sont toujours
considérées comme des différends au sein du
couple, et lesréactions des policiers oscillent entre
déni et moquerie, dérision et inaction. MmeVolodina,
premièreàavoir remporté son procès contrela
Russie devant la CEDH, s’est entendu direà
plusieursreprises qu’il s’agissait d’une«querelle
d’amoureux»lors de ses multiples dénonciations
àlapolice des violences qu’elle subissait.

Hormis le député du Parti communiste de la
Fédération de Russie Iouri Sineltchikov,qui, lors
des discussions qui ont précédé l’adoption de la
loi àlaDouma,arappelé que«lestraditionsrusses
ne reposent pas sur l’éducation des femmes par
le fouet, comme certains essaient de nous en
convaincre»,rares ont été les parlementaires à
s’indigner.L’élu du parti Russie unie Andreï Issaïev
assurait au contrairevouloir démontrer que ses
collègues et lui n’allaient pas«imiterlesexcèsque
nousvoyonsenEuropedel’Ouest».Ce refrain en
vogue ces dernières années oppose les valeurs
traditionnelles russesàunOccident décadent qui
chercheraitàimposer les siennes par le biais
d’agents de l’étranger.C’est aussi la vision que
défend MmeVera Nikolaevna (6), la secrétairede
l’Organisation russe de soutien aux parents. Elle
nous assureque, si la notion de«proche»n’avait
pas été supprimée de l’article 116, cela aurait
«envoyé les parents en prison pour une fessée,
comme c’est le cas en Europe. Puis nos enfants
auraient été adoptés par des couples gays
européens».Tant pis si cela privait d’un minimum
de protection les femmes victimes de violences
conjugales. Et peu importe si, dès décembre2017,
le ministredel’intérieur Vladimir Kolokoltsevrecon-
naissait que l’amende ne permettait pas une
prévention efficace.

Les prochaines audiences du procès des
sœurs Khatchatourian doivent se tenir cet
automne.L’occasion de savoir si ce parricide
pourrait faireévoluer la législation. En attendant,
les réseaux sociaux russesrestent inondés par
des centaines d’utilisatrices qui se photographient
couvertes d’hématomes et de sang pourréclamer
la fin de l’impunité.

VIKTORIA SOROCHINSKI.–«Room 7»(Pièce 7), de la série«The Space Between»(Interstice), 2007-

©VIKTORIA SOROCHINSKI

PPARAR NOTRENOTRE ENVOYÉEENVOYÉE
SPÉCIALESPÉCIALE AAUDREYUDREY LLEBELEBEL**

Dans un pays où il est courant


de périr sous les coups de son


conjoint, la société doit-elle


réprimer davantage les violences


conjugales?Certains Russes


lerefusent, mettant


en avant la protection


de la famille et des enfants,


laréconciliation du couple.


Mais de nombreuses femmes,


notamment sur lesréseaux


sociaux, leurrépliquent que


ce sont elles que la loi doit


d’aborddéfendre.


PLUS DE HUITMILLE TROIS CENTS FEMMES TUÉES CHAQUE ANNÉE


En Russie, le fléau des violences domestiques


(1)«Lasanté reproductive en Russie 2011»(en russe), Rosstat
(étude cofinancée par le Fonds des Nations unies pour la population),
septembre 2012, http://www.gks.ru
(2) Mona Claro,«Interpréter et transformer?La“question des
femmes” et la “question sexuelle” dans les sciences sociales sovié-
tiques »,Clio. Femmes, genre, histoire,no41, Paris, 2015.
(3) Françoise Daucé et Amandine Regamey,«Les violences contre
les femmes en Russie:des difficultés du chiffrageàlasingularité
de la priseencharge »,Cultures&Conflits,no85-86, Paris, 2012.
(4) Sur la chaîne privée Dojd, 28 septembre 2016.
(5) Françoise Daucé et Amandine Regamey,«Les violences
contre les femmes en Russie »,op. cit.
(6) Elleapréféré donner son patronyme plutôt que son nom de
famille.

L’ Imprimerie
79,ruedeRoissy
93290
Tremblay-en-France

Commission paritaire des publications
et agences de presse:nº0 519 D8 6051
ISSN:0026-
PRINTED IN FRANCE

Àladisposition des diffuseursdepresse pour modification
de service,demandes deréassort ou autre,
nos numéros de téléphone verts :
Paris :0805 050 147
Banlieue/province :0805 050 146.

Origine du papier :Allemagne.Taux defibres recyclées :100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le n° FI/37/001.
Eutrophisation :Ptot=0,007 kg/t de papier
Free download pdf