Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1

3


LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019


DÈS LEXIX
e
SIÈCLE,LES CONVICTIONS ÀGÉOMÉTRIEVARIABLE DU JOURNAL«THEECONOMIST»

Le libre-échangeàlacanonnière


inférieures,des capitalistes, des proprié-
taires terriens et de l’État,The Economist
aboutitàlaconclusion que les premières
et le dernier sont coresponsables de la
situation, mais pasàparts égales. Dans un
monde où«chaque homme doitrendre
compte de ses propres actions devant la
nature»et en tirer les leçons, les pauvres
n’ont qu’à s’en prendreàeux-mêmes pour
leurs malheurs, dans la mesure où ils dila-
pident leurs salaires et leurs loisirs en
s’adonnant au sexe,àlaboisson et au jeu
au lieu d’économiser et d’œuvreràdevenir
meilleurs.«Quand on voit leurs habitudes,
leur ignorance, leur déférence envers les
faux amis, leur confiance inébranlable
dans une longue succession de dirigeants
qui étaient autant de charlatans, nous ne
pouvons pas les disculper.Lanatureles
tient pourresponsables de leur conduite,
et pourquoi n’en ferions-nous pas de
même?Nous les voyonssouffrir et nous
les déclarons fautifs.»

Dans leur ensemble, les capitalistes et
les propriétaires fonciers sont égoïstes,
mais c’est une bonne chose, car plus leurs
revenus sont élevés, plus grande est la
quantité nette de produits pour l’alimen-
tation de la communauté, et plus impor-
tants sont la quantité d’emplois et le mon-
tant des rémunérationsdes classes
laborieuses. Quantàl’État, il s’avère tout
simplementincapable de prendre la
mesure de ce complexe organisme social.
En tentant de faire adopter des lois dont
personne ne peut prévoir les effets, il
entreprend une tâche«plutôt faite pour
Dieu que pour l’homme».La réalité est
que«ledésir de bonheur,oudeceque
l’on nomme l’intérêt personnel, est uni-
versel. Il n’est pas réservéàl’homme, il
envahit la totalité duroyaume animal.
C’est la loi de la nature, et si larecherche
de l’intérêtpersonnel–àlaquelle chacun
est libredeselivrer–nedébouche pas
sur le bien-êtrepour tous, aucun système
de gouvernement n’y parviendra».

lus par des commédiens


d’articlesdu


«Dip


Une sélectiond


Écoutez lle


umois


plo»


en ligne et en téléchaargement (podca


luspardescommédiens


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PARALEXANDERZEVIN*


L’hebdomadaireleplus influent du monde,«The Eco-

nomist», se proclame libéral.Mais, s’il est en effet partisan
du laisser-faire, iln’ajamaisrechigné devant les guerres.

Bienavant d’êtrel’avocat éditorial de toutes les opérations
militaires occidentales (Indochine,Kosovo,Irak, Libye,etc.),

il avait approuvé sans aucun état d’âme les conquêtes colo-
niales les plus sanglantes de l’Empirebritannique.

QUANDJamesWilson lanceThe Eco-


nomist,en 1843, il promet«des édito-
riaux originaux dans lesquels les prin-
cipes du libre-échange seront appliqués
avec la plus grande rigueuràtoutes les
questions importantes du moment»–une
formulation qui évoque davantage
une croisade que la ligne éditoriale d’une
publication du monde des affaires (1). À
l’étranger,Wilson identifie,«àportée de
nos échanges commerciaux, des îles et
des continents entiers sur lesquels la
lumièredelacivilisation s’estàpeine
levée».EnGrande-Bretagne,«l’igno-
rance, la dépravation,l’immoralité et l’ir-
réligion prolifèrent dans des proportions
indignes d’un pays civilisé».Dans les
deux cas, le vecteur de la civilisation est
le libre-échange, dont«nous pensons
sérieusement qu’il fera bien plus que
n’importe quel autreagent visible pour
répandrelacivilisation et la moralité, et
même pour mettrefin àl’esclavage».


Pendant les deux premières années de
son existence,lenouveautitredelapresse
britannique reste fidèleàses engage-
ments. Il examine les effets délétères des
tarifs douaniers sur l’offre, la qualité et
le prix du sucre, de la laine, du blé, du
vin, du fer,dumaïs, de la cochenille,de
la soie, du poisson, de la dentelle, du char-
bon, des salaires, de la monnaie, des tail-
leurs, des esclaves et du linge français.
Cette information occupe deux colonnes
très denses sous un élégant en-tête en
caractères gothiques :«The Economist :
or the political, commercial, agricultural,
and free-trade journal.»


Les éditoriaux outrepassent souvent la
dénonciation de lois particulières qu’ils
jugent mal inspirées.Ils plantent également
le cadre de grandioses prises de position
théoriques,comme dans une série d’arti-
cles demandant:«Qui est responsable de
la condition de la société?» Après avoir
bien soupesé les rôles respectifs des classes


surrection généralisée.«Les trois quarts
de l’armée du Bengale et la totalité de
celles de Madras et de Bombay,ainsi que
l’ensemble des populationsnon mili-
taires, du cap Comorinàl’Himalaya,
sontrestés àl’écart. N’est-ce pas la
preuve que, malgré ses nombreuses
erreurs, l’autorité britanniqueest davan-
tage considérée comme une bénédiction
que comme une malédiction par les indi-
gènes de l’Inde?»

Même le«massacrebarbareetperfide
de la garnison de Cawnpore»,massacre
d’Européens dont, contrairement au
Times, The Economistne publiepas les
détails, ébranleàpeine sa confiance dans
l’avenir de l’Empire. En fait, la mutinerie
se transforme dans ses pages en bénédic-
tion déguisée :«Aucun événement moins
horrible n’auraitàcepoint renforcé notre
détermination.»Si les cipayes avaient
seulement commis des actesdecruauté
ordinaire,«legouvernement aurait immé-
diatement été assailli par un puissant
parti assimilant cette révolteàcelle des
colonies américaines etrecommandant
ànotrenation de ne pas s’opposeràun
mouvement patriotique.(...)Cependant,
tous ces doutes et toutes ces craintes ne
sont plus de mise. Chaque Anglais sait
qu’abandonner l’Indereviendraitàcom-
mettrecontreles millions d’Hindous
[Indiens]un péché bien plus grave que
s’il avait visé notreproprepays.(...)Par
rapport aux horreurs d’une anarchie mili-
taire, le règne de la terreur pendant la
Révolution française était un modèle de
justice et de clémence... En Europe, on
voit comment les races indiennes sont
incapables derefréner leurs superstitions
et leurs passions;comment aucunrespect
de la loi, de l’ordrecivique et des obli-
gations sociales nécessaires aux formes
les plus élémentaires de l’autogouverne-
ment n’est encoreinscritdans leur esprit.
(...)Si le pouvoir anglais seretirait, c’en
serait fini du commerce avec l’Inde».

faire un crochetpar Calcutta, le journal
demande que les mutins soient jugés rapi-
dement pour la traîtrise dont ils ont fait
preuve en s’en prenant«demanièreindis-
criminéeàdes hôpitaux,àdes casernes
et àdes femmes et des enfants sans
défense»,ce qu’il impute«aucaractère
des indigènes... mi-enfants, mi-sauvages,
en proieàdes pulsions soudaines et irrai-
sonnées»plutôtqu’animés par une moti-
vation ou un objectif cohérents.Àlami-
juillet[1857],il pense que le pire est
probablement passé, la prise de Delhi par
les rebelles n’ayant pas déclenché d’in-

*Historien, auteur deLiberalism at Large. The
World According toThe Economist (Verso, parution
le 12 novembre), dont ce texte est tiré.


Pas de pitiépour les cipayes


«Démonstration de force »


(1) Lire«“The Economist”,lejournal le plus
influent du monde »,Le Monde diplomatique,
août 2012.
(2) LireWilliam Dalrymple,«Ilyacent cinquante
ans, la révolte des cipayes »,Le Monde diplomatique,
août 2007.

The Economistdescend alors dans
l’arène :«Lecommerce est aussi néces-
saireàlasociété que l’air,lan ourriture,
les vêtements ou la chaleur.»En consé-
quence, les interventions seraient assimi-
lablesàdes opérations humanitaires :
«Nous pouvonsregretter la guerre, mais
nous ne pouvons pas nier les grands
bénéfices qu’elleaprocurés.(...)Il en
va ainsi de toute guerreavec la Chine qui
permetàses populations de participer
plus complètement aux échanges com-
merciaux avec toutesles autres nations...
et les metàl’abri de la tentation de tuer
les nourrissons,del aisser mourir de faim
les aînés et de réguler leur nombreen
s’exterminantmutuellement.»

Àpartirde1857,The Economistest
aussi obnubilé que le reste de la presse par
les récits d’exactions en provenance de
l’Inde britannique,où, àMeerut, la muti-
nerie de soldats indiens–les cipayes –
contre leurs officiers européens se trans-
forme en rébellion contre la Compagnie
britannique des Indes orientales (British
East India Company) (2).Àl’époque, cette
société, fondée sous Élisabeth Ireet deve-
nue quasi privée, règne sur les deux tiers
du sous-continent indien en échange d’une
annuité de 630 000 livres sterling versée à
Londres et prise sur les revenus générés
par les territoires qu’elle contrôle.

Trois armées distinctes marchent sous
son étendard–une pour chacune des pro-
vinces qui organisent l’Inde:Bengale,
Bombay et Madras –, avec des effectifs
de 232 000 Indiens et de 45 000 Euro-
péens. La première des trois provinces est
la plus vaste et la plus homogène. Depuis
le milieu du XVIIesiècle, son armée a
recruté chez les paysans du Bengale,
d’Oudh, de Bihar et de Bénarès.

Ces hommes se mutinent en bien plus
grand nombre que n’importe où ailleurs ;
un phénomène que les contemporains
attribuentàune insulte religieuse invo-
lontaire:àMeerut, des fantassinsauraient
reçu des cartouches recouvertes de graisse
de bœuf ou de porc dans lesquelles il fal-
lait mordre pour les déchirer;ceàquoi
se refusèrent aussi bien les musulmans
que les hindous. Mais, en réalité, leurs
griefs sont structurels. Dans l’armée, ils
touchent des soldes très basses,subissent
des conditions de vie déplorables et n’ont
aucune possibilité d’avancement interne :
l’officier indien ayant le plus d’ancienneté
doit obéiràl’officier européen qui en a
le moins. Dans la société, l’économie tex-
tile, autrefois florissante, s’est effondrée
sous les assauts des tissus manufacturés
britanniques, tout en étant soumise au
modèle d’entreprisedelaCompagnie des
Indes orientales, fondé sur la recherche
prédatrice de nouvelles sources de reve-
nus et de nouveaux territoires.

The Economistse montre aussi impi-
toyable avec les Indiens qu’il l’a été avec
les Chinois. Lorsque Londres ordonne à
ses troupes, en route vers la Chine,de

EN1847, après la victoire électorale
deswhigs,Wilson entreàlaChambre des
communes. En mêmetemps qu’ilchange
de statut, il délaisse le secteur de l’industrie
–oùson père lui avait mis le pied à
l’étrier–pour s’intéresseràlafinance, qui,
dans le cadre de l’Empire britannique,
bénéficie du libre-échange bien davantage
que tout autre secteur d’activité.Peu àpeu,
The Economistrévise sa vision antérieure
du laisser-faire:quand les intérêts impé-
riaux sont en jeu, le recoursàlaguerre
devient soudain une nécessité absolue.


Le signal de la seconde guerre de
l’opium est donné en octobre 1856,
lorsque la police chinoise arrêteàCanton
l’équipage chinois de l’Arrow(une variété
de jonque), accusé de piraterie. Le consul
britannique prétend mensongèrement que
le bateau arborait l’Union Jack, qu’il était
enregistréàHongkongdanslecadre d’un
traité signé en 1843àlasuite de la pre-
mière guerre de l’opium, et que les Chi-
nois n’avaient donc pas le droit d’inter-
peller qui que ce soitàbord. Sir John
Bowring, plénipotentiaire, surintendant
en chef du commerce, gouverneur,com-
mandant en chef et vice-amiral de Hong-
kong, dépêche une flotte pour soumettre
Cantonàcoups de bombes–etcealors
que le gouverneurYe Mingchen avaitdéjà
libéré les captifs et accepté les conditions


qui lui avaient été présentées. Il avait
cependant refusé de s’excuser,puisque,
avait-il affirmé, l’Arrowétait chinois. Cela
valutàCanton un déluge de feu de trois
semaines, suivi d’une intervention armée
qui dura quatre ans et qui se termina par
le sac de Pékin.Vo ilà comment la Chine
fut ouverteàlaculture de l’Occident et
au commerce avec lui. La France, la Rus-
sie et les États-Unis se joignirentàla
curée, mais c’est l’intérêt particulier des
Britanniques pour un seul produit qui
donna son nomàcette guerre.

Pour Londres,àl’époque, les revenus
de ce commerce sont considérables. Ils
serventnon seulementàmainteniràflot
l’appareil étatique en Inde–oùlamajeure
partie de l’opium est produite –, mais éga-
lementàtransformer un déficit commer-
cial avec l’Asie (soie, thé, céramiques)
en excédent global. La demande des Chi-
nois dépendants de ce narcotique est très
forte,maisson interdiction,imposée par
la dynastie Qing, limite l’offre.

Le prétexte de l’invasion et le soupçon
généralisé selon lequel elle profite au
commerce de la drogue déclenchent une
tempête de protestations lorsque la nou-
velle de l’« incident de l’Arrow»arrive à
Londres, en 1857. Le 24 février,leleader
de l’opposition conservatrice, lord Derby,
dépose une motion condamnant l’attitude
britannique, qualifiée d’«exigences arro-
gantes d’une prétendue civilisation».Elle
est rejetée de peu par la Chambre haute.

IVAN MESSAC.–«La guerre n’est pas une partie de colin-maillard»,

©ADAGP,PARIS, 2019

-IVANMESSAC

LES FORCESbritanniques reprennent
l’initiative au tournant de l’année1858,
avec l’aide active ou l’accord desÉtats
princiersdunordetducentre de l’Inde,
et avec le déroutement de régiments
venus de Crimée, de Perse et de Chine.
Après avoir reconquis ou fait leverle
siège de villes commeDelhi,Cawnpore
et Lucknow,les troupes impériales exer-
cent de terribles représailles sur des
populations tout entières, jugées coupa-
bles d’avoir aidé les rebelles.The Eco-
nomist note avec satisfaction la
«démonstration de force produite par
les exécutions quotidiennes de mutins
de tous grades»–certains sont attachés
àlabouche d’un canon et déchiquetés –,
mais se demande si les journalistes et les
officiers qui réclament la tête de chaque
cipaye d’un régiment mutiné, même s’il
n’a commis aucun acte de violence, ont
bien réfléchi aux réactions qui pourraient

s’ensuivre dans le pays :«Cela vaut au
moins la peine»,avance-t-il, d’examiner
«sil’exécution de sang-froid de
35000 hommes ou davantage est une
mesureàlaquelle le peupleetlegou-
vernement anglais sont préparés.»

L’une des raisons pour lesquellesThe
Economistsoutient le nouveau modèle
de gouvernement de l’Inde apparaît clai-
rement un moisaprès la proclamation de
la paix:leTimesdu 5août 1859 annonce
queWilson vient d’accepter de devenir
chancelier de l’Échiquier indien, chargé
d’éponger le coût de la mutinerie.
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