Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
NOVEMBRE 2019–LEMONDEdiplomatique
4

«


C’EST TRISTE...Çan’a plus rienàvoir.»

Nicole promène unregarddésolé sur lerond-point
de Massibrand (1), un temps occupé par des
«gilets jaunes»d’Ardèche. Le mistral de janvier
fait claquer une maigrebanderole au-dessus de
quelques palettes entassées.«Onadûsedéplacer
sur le terrain d’un propriétaire privé, maisil est à
l’écartdelaroute.Onest moinsvisibles,donc
ça nousafait perdredes gens. »Peu après le
discours du président de la République, le
10 décembre2018, tractopelles, bulldozers et
forces de l’ordreentrent en masse sur lesronds-
points. Surgit alors immédiatement parmi les
«gilets jaunes»unvocabulairemilitaire, avec les
noms des giratoires comme ceux d’autant de
batailles :«Onsereplie sur Chanaleilles»,«Demain
on reprend l’Orcival»...Nombreuses sont les
installations incendiéesàlavue des gyrophares
dans le lointain, manièrederenouer avec la
politique de la terrebrûlée.«Lerond-point, c’était
chaleureux. On passait quand on voulait, ilyavait
les coups de gueule, les embrassades,poursuit
Nicole.Quelqu’un sortait une initiative le matin,
elle faisait le tour la journée, le soir on avait décidé
ce qu’on allait faire... Maintenant, il nousreste les
réunions. Mais c’est chiant, comme truc!Ilf aut
s’organiser pouryaller,comme toute activité, être
assis, écouterdans une salle... »


Le temps de


l’organisation


En détruisant ces nouveaux lieux de sociabilité,
ardemment défendus par leurs occupants, les
autorités ontrenoué avec une vieille habitude–et
une connaissance acquise au fil de l’histoire
sociale:s’attaquer aux endroits où les classes
populaires se rassemblent les empêche de s’orga-
niser.Pour l’éviter,ils ’agissait aussi d’intervenir
en amont auprès des«leaders».C’est ainsi que,
dès la fin du mois d’octobre2018, les administra-
trices de l’événement du 17 novembresur
Facebook furent victimes de campagnes télépho-
niques d’intimidation àl’origine douteuse.
«C’étaient des appels bizarres,raconte Stéphanie,
qui donnaient des informations en provenance de
la même personne:“quelqu’un de la garde
rapprochée de Macron”.L’ idée, c’est qu’il fallait


*Journaliste.

tout arrêter,que Macron allait précipiter le pays
dans la guerrecivile et qu’on serait les premières
àtomber.»De tels procédés firent forte impression
sur ces primo-militantes–des femmes, pour la
plupart–etaboutirent auretrait de la majorité
d’entreelles.

Et pourtant...«Jevais continuer.»Loin des
lanceurs de balles de défense (LBD) et des
grenades des villes, des premières mutilations
qu’elle découvrait avec effroi sur lesréseaux
sociaux,Vanessa n’a pas abandonné :«Jeveux
me battrecontrelaviolence.»Ce mot d’ordrene
figurepas dans les quarante-deuxrevendications
nationales des«gilets jaunes», queVanessa
sépareendeux volets :«L’économie, parce qu’on
ne peut plus attendre;et la démocratie, parce que,
si on ne se blinde pas, ils nous lâchent un truc
aujourd’hui et ils nous lereprendront demain!Mais,
attention, c’est le frigo d’abord!»

Partage des richesses, partage de la décision :
ce langage n’était pas, début 2019, celui des confé-
dérations syndicales. Habituées des appels plus
défensifs et moins directement politiques, celles-
ci formulaient alorsàpropos du mouvement des
déclarations très prudentes, qui tranchaient avec
leur hostilité manifeste des débuts. Du côté des
«gilets jaunes», l’annulation par les syndicats du
transportroutier d’une grève prévue pour le
9décembreapesé lourd:«Ils n’ont pas suivi, tout
ça pourremporter une victoireminuscule,regrette
Brigitte.Cejour-là, j’étais sur un péage. On était
deux cents au petit matin, on les attendait... On
avait une occasion en or de faireplier ceux d’en
face.»Ce point fut longtemps débattu lors des
réunions, et chacun s’accordait alors pour
confondreles syndicats dans le même opprobre.

ÀVernet, lentement, au milieu du chaos et des
vivats, des accolades et des portes claquées,
Évelyne travailleàla«structuration»de ces
réunions :«Jefais le boulot militant de base.»
Retraitée, elle participe tant aux actions de tout
type qu’aux moments festifs–et, de manièretout
aussi«basique»,partage ses savoir-faireacquis
au fil de quarante ans de lutte politique et
syndicale:mise en place d’ordres du jour,tours
de parole, mandats impératifs etrévocables...
Ceux-ci prospèrent rapidement, et ces pratiques
font de l’assemblée générale deVernet un cas
singulier dans le paysage ardéchois–temps long
de l’organisation fonctionnant en symbiose avec

le temps de l’action, celui des manifestations du
samedi, notamment.

Le même«boulot militant de base»,remarqué
par les«gilets jaunes»bien au-delà du dépar-
tement, n’est mené nulle part ailleurs en Ardèche.
Même pasàFérenches, où la gauche syndicale
et politique mobilise pourtant, àéchéance
régulière, plusieurs centaines de militants pour
des manifestations. Livrésàeux-mêmes, les
«gilets jaunes»yfonctionnent en comitérestreint :
quelques personnesréunies sur des bases affini-
taires concoctent actions,réflexions et tracts dans
le secret d’une pièce, avant de les présenter à
tous comme finalisés. Ce mode d’organisation
suscite rapidement des tensions dans le public,
dont une bonne partie quitte le mouvement. Puis
les désaccords gagnent le comité lui-même, qui
explose en diverses fractions. Patiemment, seule,
dans une ville lointaine, Évelyne rappelle«les trucs
de base»:l’histoirelongue des divisions, la
nécessité de l’unité, de l’organisation...

Premières divisions


S’organiser.Sans le comitérestreint, insensi-
blement, trois groupes se formentàFérenches.
Deux, très minoritaires, s’opposent dès le mois
de janvier.Constitué de plusieurs cadres, hommes
actifs ouàlar etraite, le premier souhaite fairedes
manifestations du samedi une sorte d’événement
àlaf ois festif et identitaire–tolérant uniquement
les «gilets jaunes». Cetteroutinisation et cerepli
lui sontreprochés par le second, nettement plus
enclin àrechercher des actions radicales,
nouvelles, àrallier d’autres soutiens au
mouvement. Ce groupe est largement animé par
des femmes seules et précarisées. Entreles deux,
plusieurs dizaines de personnes dont le cœur
balance.«Lepire,se souvient Audrey,c’est qu’au
départ on était tous main dans la main!Les deux
groupes, on passait nos soirées ensemble!On
dansait, on faisait la fête... Je ne comprends pas
ce qui s’est passé.»Plus étrange encore:audébut
du mouvement, la plupart des membres de ces
deux groupes votaient pour le Rassemblement
national (RN);les préférences politiques n’étaient
donc pas un motif de divergence.«Ces mecs
n’étaient pas de notremonde, enréalité,analyse
Anne.Dès le début, ils disaient que ça allait bien
pour eux, qu’ils étaient propriétaires de leurs

baraques, qu’ils pouvaient partir en vacances, mais
qu’ils nous soutenaient...»

C’est en fait la classe sociale d’appartenance
qui adéterminé les préférences de chacun et la
forme de son engagement dans le mouvement. Elle
aaussi scellé la mise en minorité durable du groupe
des cadres, ainsi que la prise de distance avec les
thèses du RN. Le groupe issu des classes
populairesaidentifié celui-ci comme un ennemi
après avoir découvert progressivement qu’il était
àlafois un parti d’ordre–leRNs’est opposé à
l’amnistie des«gilets jaunes»condamnés;ila
soutenu larépression–etlibéral–iln’est pas
favorableàl’augmentation du smic.Àl’inverse, ces
mêmes thèsesrépressives et libérales ne gênaient
pas le groupe plus favorisé, quiréprouvait les
manifestations violentes et dont la motivation essen-
tielle pour voter RN était l’immigration–unthème
qu’il atenté en vain d’importer dans le mouvement.

La dynamique des débuts commençant à
s’essouffler,onsemet àregarder ailleurs. En
décembre2018, le premier«appel de Commercy»
–dunom d’une commune de la Meuse–est lancé
pour créer une coordination au niveau national. Plus
de quatrecents «gilets jaunes»venus de toute la
France serendent fin janvieràcette «assemblée
des assemblées», bientôt suivie par d’autres. Cette
initiativead’abordpeu d’écho en Ardèche. Fin
janvier,Commercy ne voit arriver aucun mandaté
du département, contrairementàSaint-Nazaireen
avril et Montceau-les-Mines en juin.«Onne
comprend pas ce qu’ils veulent faire,soupireClaire
quelque temps après Commercy.Leurs comptes
rendus font quinze pages... Et discuter un week-
end entier alors que c’estàcemoment-là qu’on se
mobilise?Enplus, dans notregroupe, les deux
mandatées pour Saint-Nazairesont une prof d’uni-
versité et une autrequi paye l’impôt sur la fortune...»
Ces mêmes mandatées sont arrivées dans le
mouvement obsédées par l’appel de Commercy,
quand d’autres le quittent pour cause de famille
délaissée, de peur de larépression, d’absence de
débouchés immédiatsàlal utte...

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC)
occupe un temps les esprits:présenté comme une
solution clés en main pourrésoudretous les
problèmes, il accapareauprintemps plusieurs
soirées-débats, d’abordremplies, puis de moins
en moins. En effet, les ateliers constituants,
auxquels on assiste armé d’un stylo et d’un bloc-
notes, attirent un public satisfait de seretrouver en
situation scolaireface àun«sachant»–mais cet
auditoireneconstitue pas, loin de là, la majorité
sociologique des«gilets jaunes», qui seresserre
chaque jour davantage autour des classes
populaires.

Sur le terrain, ceux-ci comptent dans leurs
rangs nombred’anciens syndicalistes. Aussi, après
la douche froide des débuts, l’appel de la Confé-
dération générale du travail (CGT) et d’autres
organisationsàconstruirele5février une«journée
nationale de grève de vingt-quatreheures»suscite
l’espoir d’une grève générale.L’échec de cette
mobilisation conforte les«gilets jaunes»dans leur
conviction qu’eux seuls ont la capacité de faire
reculer le gouvernement, alors que le mouvement
s’étiole. Au même moment, partout, des solidarités
se renforcent, tissées sur lesronds-points, les
blocages, faceàlar épression–avec l’impression
très concrète qu’une communauté se constitue.
Des inconnus s’hébergent, se confient leurs plus
lourds secrets autant que leurs enfants, se prêtent
leurs voitures... et leurs maisons.«Incroyable!»,
s’étonne Élodie faceàNicolas, syndicaliste et
«gilet jaune».«Cet été, je peux passer mes

©DELPHINE PERRIN

/HANS LUC

AS -WWW.DELPHINEPERRIN.COM

©DELPHINE PERRIN

/HANS LUC

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UUNENE ENQUÊTEENQUÊTE DEDEPPIERREIERRE SSOUCHONOUCHON**


Surgi en novembre2018, le mouvement


des«gilets jaunes»poursuit


ses mobilisations, inégalement suivies.


D’autres causes se sont rapidement


ajoutéesàladéfense du pouvoir d’achat :


l’environnement, la lutte contre


les violences policières, leréférendum


d’initiative citoyenne. Déjà déstabilisé


l’année dernière, le pouvoirredoute


que saréforme desretraites ne rallume


le feu sous les braises.


LEPLUS LONG MOUVEMENT SOCIAL


Un an avec les

En ventele20novembre

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