Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019
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vacances dans trois départements sans payer de
location, juste parce qu’on est “gilets jaunes”!On
est plus que ça, en fait. On est... On est...


–Camarades.

–C’est vieux, ça, non?»

Nicolas en est convaincu :«Ils reprennent tout
de zéro.Àtel point que beaucoup maintenant
voudraient enlever leur gilet, parce qu’ils se sentent
stigmatisés, montrés du doigt... Problème :
comme personne ne leur dit qu’ils sont la classe
ouvrière, qu’est-ce qu’ils sont?»


Quelques semaines plus tard, nouvel échec :
la journée syndicale d’action du 19 marsréunit
peu de monde localement. Plusieurs militants sont
invitésàl’assembléegénérale suivante des«gilets
jaunes»deVernet :«Là, onaété éclairés,rapporte
Roland.Il yaeuune discussion franche, honnête :
les syndicalistes nous ont expliqué qu’ils ne
pouvaient pas fairemieux, pas mobiliser plus dans
les entreprises ni dans les rues. C’était très net.»
Faceàceconstat, les«gilets jaunes»décident
rapidement d’aller tracter devant les entreprises.
Faute d’effectifs suffisants, l’initiativeapeu de
suites et signe la fin des espoirs d’une alliance
avec les syndicats.


Le confort


de l’entre-soi


Absents de marque également:les militants
politiques. Au hasardd’un marché,àRastel, Anne
en croise plusieurs autour d’un verreetles
interroge rapidement :«Pourquoi larévolution
russe est si importante?Onest en France, ici,
non?»La fréquence desréférences aux«trots-
kistes», aux«staliniens», sans compter celles
faites aux«anars», suscite uneréelle incompré-
hension.«Mais expliquez-moi!»Les rires conti-
nuent.«Vous savez plein de choses, et vous ne
partagez rien!Et, d’ailleurs, pourquoi vous n’êtes
jamais venus sur les ronds-points?


–Pour ne pas faireles donneurs de leçons.

Cet argument massue ne met pas le terme
vouluàladiscussion :


–Vous ne savez pas simplement arriver
quelque part, discuter normalement, échanger?»


En réalité, l’entre-soi militant, douillet, familier
jusque dans ses conflits bienrodés, n’a aucun désir
de se frotteràune réalité sociale étrangère,
ignorante des thèmes de débat habituels entre
militants. Pourtant, les mêmes sont présents en
nombreàune journée organisée par les«gilets
jaunes»:laprojection deJ’veux du soleil!en
présence de son coréalisateur,M.François Ruffin,
député (La France insoumise) de la Somme.Tous
prennent alors largement la parole au milieu de
plusieurs centaines de personnes vêtues de jaune,
sans crainte de donner des leçons. La presse locale
immortalise ce moment. Elle n’est plus là lorsque
ces mêmes militants quittent la salle, scandalisés
par l’«antisémitisme»d’une quinquagénaire«gilet
jaune»qui porte une allusionàla«quenelle»sur
son habit. Elle ignorepourtant tout de Dieudonné
et se prépareàparticiper la semaine suivante à...
une marche des«gilets jaunes»contre«toute forme
de violence, de racisme et de discrimination».


La leçon écologiste est, un temps, un sport
largement pratiqué:Nathalie et Brigitte entre-
prennent de verdir les«gilets jaunes»deSalettes.
«Cequi est important,discourt Nathalie au
printemps,c’est la rotation des cultures, et surtout,
surtout, de mettredufumier.Sinon la terremeurt.
Et pas d’engrais de synthèse, jamais, c’est
polluant!»De son côté, Brigitte insiste sur les
bienfaits de la permaculture, avec une brochure
explicative.L’assemblée écoute attentivement,
longuement–jusqu’à ce que Noël, puis Marcel,
Guy et Pascalrépondent timidement que, en tant
que fils de paysans, ils pratiquent le tout depuis
quelque quarante ans dans leurs jardins...


Il arrive toutefois aux militants politiques de
mesurer ce qu’ils auraient gagnéàécouter
davantage :«Les quarante-deuxrevendications
des “gilets jaunes” étaient extrêmement perti-
nentes. On lesaeues quasiment au début du
mouvement,note Émilien, longtemps engagé au
Parti de gauche.Les formations de gauche auraient
dû lesreprendreimmédiatement, sans discuter,
parce que c’était un véritable programme de
transition, et il émanait du peuple.»Au lieu d’en
faireprofiter les«gilets jaunes», Émilien, comme
tant d’autres, garde laremarque pour ses discus-
sions entreamis.


Faireson marché


Le simple mot de«transition»aurait pourtant
eu l’immense mérite d’offrir des perspectives. Le
mouvement en manque cruellement, une fois le
constat fait que la«convergence des luttes»
demeureunmot d’ordreincantatoire.«Çaneveut
plus rien dire,pesteVanessa peu après le 1ermai,
on ne fait plus peuràpersonne, en tournant en
rond tous les samedis!C’est la même routine que
les syndicats, maintenant!Ilyademoins en moins
de monde, mais onyvaquand même, et on se
fait allumer chaque fois un peu plus!Ilf aut qu’on
renoue avec les débuts du mouvement.»Certes,
mais la dynamique n’est plus la même:les outien
du reste de la population s’effrite, et au temps
court d’un surgissement inattendu et victorieux
succède le temps long de l’histoire.«Audébut,
on acru qu’on pouvait tout avoir,se remémore
Amandine.Puis le mouvementacommencé à
s’essouffler,etlàons’est misàliredetous les
côtés. En terenseignant, tu terends compte que
ce n’est pas seulement Macron qui est en cause.
Il yal’Union européenne, le Fonds monétaireinter-
national, l’Organisation mondiale du commerce...
C’est tout un système économique et politique,
en fait, le capitalisme, qui est hyper organisé,
puissant, qui duredepuis très longtemps...»Et
qui s’avèrecoriace. Faute de perspectives
politiques, de pensée tactique ou stratégique, les
enjeux seresserrent alors souvent autour de
querelles interpersonnelles.

C’est le moment que choisissent les militants
politiques pour fairequelques timides–etrares –
apparitions:les élections européennes appro-
chent... Leurs discours sont d’autant plusressentis
comme«sectaires»,vouant aux gémonies tel ou
tel parti adverse, qu’aucun ne s’est illustré sur les
ronds-points.«Tous les mêmes»est ànouveau
le bilan tirépar les«gilets jaunes», lassés des
«Votez pour nous»–«Ça, ils le disent tous»–et
convaincus que chacun vient ici«faireson marché,
sans en avoir rienàfoutredes “gilets jaunes” ».
Ce sentiment serenforce lorsque les actrices du
mouvement qui s’étaient montrées les moins
hostiles aux partis en visite sont démarchées très
rapidement... pour figurer sur des listes aux
élections municipales. Carole raconte :«Laplupart,
c’étaient des profs enretraite. Le seul argument
qu’ils m’ont donné, c’est:“Tu es jeune, c’est super!

Et si tu as besoin de nous pour une action ‘gilets
jaunes’, n’hésite pas!” C’est bien le moment, six
mois plus tard...»La gauche politique est heureuse
de mener enfin ses batailles sur les estrades d’une
campagne, et non sur lesronds-points. Sans
perspective politique fédératrice, les rangs du
mouvement se clairsèment un peu plus.

Retour


de l’histoireouvrière


«J’ai trouvé!»Pendant qu’elle observait une
pause dans la mobilisation, Amandine cultivait
son jardin.«Ils nous ont par les crédits, les
dettes... Le pognon. Donc, il faut qu’onrefasse
tout, mais sans!

–Refairequoi?

–Tout!D’abord, assurer le matériel, le concret,
tout ce dont les gens ont besoin. Un coup de main
pourremplir les dossiers administratifs, amener
un peu d’aide alimentaire, des vêtements... Et,
derrière, assurer le culturel, parce qu’on n’y a
jamais accès:donner des cours de danse, de
musique, se cotiser pour une séance au cinéma,
fairedeux heures de sport collectif par semaine...
Le truc quiréunit tout ça, c’est qu’on ne veut pas
de leur fric. Le seul qu’ilyaura, c’est le nôtre, et
on ne fera pas de profit!»

L’idée d’Amandine fait son chemin:elle adéjà
entraîné Agathe, Juliette et d’autres amies dans
son sillage. Elle n’est pas neuve:c’est celle des
maisons du peuple, dont la fondationapréludé à
la naissance de la CGT,puis àl’éclosion des partis
de masse. Pour ancienne qu’elle soit, elle vit singu-
lièrement dans les discussions enflammées de ces
jeunes femmes–suggérant leur dégoût de l’élec-
toralisme et leur envie de voir des organisations
se soucier de l’existence concrète des gens.«Ils
reprennent tout de zéro»,répète Nicolas, que l’ini-
tiative ébouriffe:cette étape de jeunesse du
mouvement ouvrier leur est venue seule, sans la
médiation de livres d’histoire–nid’aucun militant...

Àl’état embryonnairepour l’instant, cette
proposition est loin d’êtreisolée:lal utte infuse.
Quelques«gilets jaunes»sesont engagés dans
la campagne pour leréférendum d’initiative
partagée contrelaprivatisation d’Aéroports de
Paris. D’autres ont radicalement changé leurs
habitudes de consommation, bâtissent poulaillers
et cagesàlapins, défrichent des jardins après
s’êtredébarrassés de leurs téléviseurs... D’autres,
enfin, se lancent dans des combats locaux :«On
nousaannoncé une fermeturedeclasse pour
l’année prochaine. En temps normal, j’aurais baissé
les bras tout de suite,raconte Julie.Là, ilyavait
eu les “gilets jaunes” entre-temps:jes uis rentrée
tête baissée dans la bataille!Moi, hypertimide
avant, je suis allée voir les gens, j’ai fait signer des
pétitions,rencontréles politiques... Et puis, j’avais
appris la stratégie, et surtout, je n’avais plus peur.
Moralité:onagagné!»

Gagné la fin d’une terrible solitude, aussi:si
la fraternité desronds-points est un souvenir,elle
aexisté, et chacun s’estreconnu dans l’autrequ’il
croyait étranger.Par lesréseaux sociaux, au début
du mouvement,Vanessa avait trouvé des soutiens
jusqu’au Maghreb :«UnTunisien m’a expliqué
qu’en 2008 ils avaient eu six mois de contestation
àGafsa –c’est un bassin minier.Ilm’a ditdene
pasmedécourager, parc eque lesmanifestations
de Gafsaont étéécrasées,mais queles gens ont
relevé la têteàpartir de là... et, trois ans plus tard,
ils ont fait chuter leur dictateur.Donc, les “gilets
jaunes”, ça doit êtrenotreGafsa!»
PIERRESOUCHON.

(1) Pour accepter de témoigner dans cette enquête au long cours,
les personnes interrogées ont requis le plus strict anonymat.Tous
les prénoms ont été modifiés, certains noms de lieux sont fictifs.

©DELPHINE PERRIN

/HANS LUC

AS -WWW.DELPHINEPERRIN.COM

Les photographies qui accompagnent
ce reportagesont de DelphinePerrin.
Réalisées en 2010,elles font partie
de la série«Sentinelles»

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«gilets jaunes »d’Ardèche
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