Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1

Le 10 novembre, les Espagnols serendront aux urnes


pour les quatrièmes élections générales en quatreans.


La situation troublée que connaît le paysafavorisé


l’émergence d’une formation d’extrême droite:Vox.


Celle-cirevendique sa nostalgie du dictateur Francisco


Franco–responsable d’unerépression violente qu’elle


élude (lirel’article de Paul Preston)–dans une société


où la mémoiredu«generalísimo»divise encore.


PAR NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX
PAULINE PERRENOT ET VLADIMIR SLONSKA-MALVAUD*

LEcar négocie les derniers virages avant


d’atteindreleparvis duValle de los Caídos.Trônant
sur le monument, une croix haute de cent cinquante
mètres surplombe laroute. Au sein de cette gigan-
tesque basilique érigée entreles pins et les cistes
de la sierra de Guadarrama, dans une crypte de
trois cents mètres de long,reposent lesrestes de
Francisco Franco. Situé au nord-ouest de Madrid,
l’édifice fut imaginé par le dictateur espagnol
comme un symbole de la«réconciliation»des deux
camps de la guerrecivile. Dans les années 1940
et 1950, des milliers de prisonniersrépublicains
furent exploités pour creuser dans laroche le
symbole de leur humiliation. Ici, l’Église tient messe,
les nostalgiques durégime défilent le bras tendu
et les cars déversent des touristes par centaines
de milliers chaque année. Pas un panneau ne
rappelle l’histoiredecelieu, qui croule sous la
symbolique fasciste et qui constitue la plus grande
fosse commune du pays, puisque plus de
33000 personnesysont enterrées.


Pour de nombreux Espagnols, il s’agit d’une
insulteàlamémoiredes victimes de la dictature(lire
l’article ci-dessous).Le24septembre2019, la
Coursuprême espagnoleavalidé le projet du
gouvernement socialiste de M. PedroSánchez,
formulé en juin 2018, d’exhumer le corps du Caudillo.
Après des mois de tergiversations, et en dépit de la
guérilla menée par le Parti populaire(PP), par l’Église
et par les organisations d’extrême droite, le Parti
socialiste ouvrier espagnol (PSOE)abalayé les
recours de la famille Franco.L’exhumationaeulieu
le 24 octobre2019.


Le mausolée duValle de los Caídos nerepré-
sente cependant que la partie émergée d’un iceberg
de nostalgie franquiste. Alors que les associations
situent entre100000 et 114000 le nombredes
victimes de la guerred’Espagne (1936-1939) et de
la dictature, qui gisent encoredans les fosses
communes, l’exaltation dugeneralísimose donne
librecours le jour anniversairedesamort, le
20 novembre, ou lors de certaines manifestations
contrel’indépendance de la Catalogne.


«Leseul paysàavoir


vaincu le communisme


par les armes»


L’élection de membres du parti d’extrême droite
VoxauParlement d’Andalousie ainsi qu’au Congrès
des députés, en décembre2018 et avril 2019, a
attisé les braises d’un conflit latent autour de la
mémoire. Député andalou et secrétairedugroupe
parlementaireduparti, M. Rodrigo Alonso Fernández
estime que l’Espagne«maltraite un camp par rapport
àl’autre:ceux qui ont été vaincus sont présentés
comme des martyrs, alors que ceux qui ont vaincu
sont diabolisés ».Même point de vue au sein de la
Fondation nationale Francisco Franco (FNFF), créée
un an après la mort du dictateur pour«diffuser et
promouvoir le legs, la pensée et la mémoirede
Francisco Franco et de l’État quiaprésidé aux
destinées de l’Espagne entre1936 et 1977 »,nous
déclareson président, M. Juan ChicharroOrtega,
que nousrencontrons dans les locaux de l’organi-
sationàMadrid. Au milieu de ce quiressemble à
un muséeàlagloiredurégime–bustes, immenses
portraits, drapeaux frappés de l’aigle franquiste –,
ce général de division d’infanterie de marineàla
retraite, ancien aide de camp duroiJuan Carlos et
titulairedelaLégion d’honneur française (comme
Franco), expose l’injustice subie selon lui par le
courant politique qu’il incarne :«L’Espagne est le
seul paysàavoir vaincu le communisme par les
armes. Cela, ils ne l’ont ni pardonné ni oublié. Le
travail de l’immense majorité des associations de
mémoirehistoriquerepose sur des mensonges, déjà


*Journalistes.

l’arme principale du marxisme du temps de Lénine. »
Pour l’extrême droite, pas de coup d’État contreun
régime démocratique légitime –laSeconde
République –, et pas de différence entreles violences
désorganisées, parfois meurtrières, des partisans
de larépublique et larépression organisée, systé-
matique, massive du franquisme.

Cetterésurgence de laréaction franquiste n’est
pas le fruit d’une génération spontanée.«En
Espagne, l’oubli s’est organiséàtous les échelons
du pouvoir »,rappelle M. Bonifacio Sánchez, porte-
parole de l’Association pour larécupération de la
mémoirehistorique (ARMH). En ligne de mire, la
transition démocratique, amorcéeàlamort de Franco
en novembre1975 et qui s’est achevée avec la très
large victoireduPSOE aux élections législatives
d’octobre1982 face aux partis de droite (1).Avec le
soutien du Parti communiste d’Espagne (PCE), ces
deux blocs politiques ont œuvréàune transition
sans rupture,reléguant aux oubliettes la mémoire
d’unerépublique brisée par le coup d’État militaire
du 17 juillet 1936, de la guerrecivile sur laquelle il
déboucha et des quarante années de dictaturequi
s’ensuivirent. Prisonnier pendant plus de dix ans, le
député communiste Marcelino Camacho se range
àl’idée que la transition imposeàchacun des camps
de tairesadouleur le 15 octobre1977, quand il vote
en faveur de la loi d’amnistie. Celle-ci constitue«la
pièce maîtresse de la politique deréconciliation
nationale »,explique-t-il alors, avant de proclamer
que son camp a «enterréles morts et les
rancœurs »(2).

Artisan majeur de la transition, le PSOE n’a
jamais ménagé ses efforts pour assurer la«récon-

ciliation»lamoins conflictuelle possible. En 1985,
il officialise par exemple près de la gared’Atocha,
àMadrid, lareconversion du monument aux morts
du 3mai 1808–c’est-à-direles combattants
espagnols fusillés par l’armée napoléonienne –
en monumentàceux «tombés pour l’Espagne».
L’armée défile, avant que deux vétérans, l’un
phalangiste, l’autrerépublicain, s’embrassent.
Vingt ans plus tard, le 12 octobre2004, à
l’occasion de la fête nationale, le chef du gouver-
nement socialiste José Luis Rodríguez Zapatero
présideàundéfiléréunissant unrépublicain,
membredeladivision Leclerclors de la seconde
guerremondiale, et un ancien membredela
division Azul, corps de volontaires espagnols mis
àladisposition d’Adolf Hitler par Franco pour
combattresur le front de l’Est.

L’ouverturedes


fosses communes,


un tournant


«Grâceàcesystème, le franquismeaassuré
sa survie dans l’inconscient collectif »,déploreJuan
Miguel Baquero. Le déficit de mémoirerépublicaine
facilite larésurgence desrécits négationnistes,
auxquels le journalisteadonné le nom dedes-
memoria–«démémoire».D’où l’importance des
travaux d’exhumation effectués par diverses
associations,notammentàparti rde2000,qui
établissent laréalité des fosses communes. Sur
les plus de2400 querecensait le ministèredela
justice en 2017, seules 740 ont été ouvertes entre
2000 et 2018.«ÀSéville, dans les années 2000, la
droite disait que lesrépublicains avaient tué autant
que les fascistes »,rapporte M. Cecilio Gordillo,
membredugroupe de travail Récupération de la
mémoiredel’histoiresociale de l’Andalousie, lié à
la Confédération générale du travail (CGT) (3). Les
exhumations«neservent pas seulementàdéterrer
des corps pour les familles. Elles servent aussi à
savoir combien ilyena».

Ces revendications sont aujourd’hui portées
par la coalition Izquierda Unida (Gauche unie), au
sein de laquelle le PCE domine. Le 29 juin 2018,
son porte-parole, M. AlbertoGarzón,aprésenté
au Parlement un projet de loi de mémoiredémocra-
tique et deréparation pour les victimes du
franquisme et de la transition. Cette dynamique,
récente et soutenue par l’ensemble de la gauche
radicale,résulte en grande partie du changement
des rapports de forces dans le paysage politique :
la crise économique de 2008, l’avalanche de
scandales de corruption touchant le PP (4) (et,
dans une moindremesure, le PSOE) ont fragilisé
le bipartisme en vigueur depuis la transition. Né

en 2014, Podemosaégalement adopté un discours
offensif sur les questions de mémoire.

Ces changements ne seraient jamais survenus
sans l’action de longue haleine et souvent souter-
raine des associations mémorielles. Si
l’année 2000 est souvent présentée comme une
date fondatrice, avec l’exhumation de la fosse de
Priaranza del Bierzo (province de León), acte de
naissance de l’ARMH, de nombreux autres acteurs
mènent ce combat de longue date.«Ilyatoujours
eu des mémoires, jamais d’oubli »,déclarel’his-
torien RicardVinyes, qui est, lorsque nous le
rencontrons, commissaireaux programmes de
mémoiredelamairie de Barcelone.L’Association
catalane des anciens prisonniers politiques du
franquisme (Acepf), légalisée en 1976, en est un
bon exemple.«Nous sommes nés des comités
de solidarité, dans lesquels s’engageaient les
prisonniers en soutienàceux qui étaient encore
derrièreles barreaux »,explique MmeAntonia Jover,
membredubureau de l’association.«Des associa-
tions semblablesàlanôtreont été créées par les
résistants de la guerred’Espagne, de la seconde
guerremondiale et du franquisme,raconte le
président de l’Acepf, M. CarlesVallejo.Les
aviateurs de larépublique, les carabiniers, tous
ces gensrevendiquaient leurs droits. Aujourd’hui,
ces collectifs n’existent plus. »

La métamorphose des associations, qui s’est
en grande partie articulée autour des exhumations,
doit beaucoupàunrenouvellement générationnel.
«Unbouleversement est survenu dans l’imaginaire
collectif lorsque les enfants et les petits-enfants ont
interrogé leurs aînés sur leur histoire,analyse
M. Vallejo.La terreur provoquée par larépression a
été bestiale. Le silence était perçu comme une
manièredesurvivre, et celaaperduré. »L’ouverture
des fossesaainsi pu fédérer largement, tant les
famillesàcompter des disparus étaient nombreuses.

En 2007, sous la pression de ce mouvement,
le PSOE signe la premièreloi nationale de mémoire
historique, qui prévoit une indemnisationpour les
victimes et leurs familles, la localisation des fosses
communes, un accès aux archives et leretrait des
symboles franquistes de l’espace public. Un signe
d’inflexion pourtant critiqué par les associations :
la loi se contente de déclarer«illégitimes »les

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BATAILLEDES MÉMOIRES,


Le franquisme déchire

NOVEMBRE 2019 –LEMONDEdiplomatique


FRANCISCOFranco n’a aucun désir d’être
magnanime et voit la répression comme une
entreprise de long terme. C’est ce qu’exprime
son discours du 19 mai 1939, lorsqu’il préside
àMadrid la spectaculaire parade de la victoire.
«Nenous berçons pas d’illusions:l’esprit
juif, quiapermis l’alliance du grand capital
avec le marxisme et qui était derrièretant de
pactes avec la révolution antiespagnole, ne
peut êtreanéanti en un jour et bat encoredans
beaucoup de cœurs. »(...) Il rejette toute idée
de réconciliation avec les vaincus :«Ilest
nécessairedemettrefin aux haines et aux pas-
sions de notreguerrerécente, nonàla
manièredes libéraux, avec leurs amnisties
monstrueuses et suicidaires,quirelèvent plus
de l’impostureque du pardon, mais plutôt
grâceàlarédemption des peines par le tra-
vail, lerepentir et la pénitence. »(...)

La fiction selon laquelle défendre la répu-
blique est un crime de rébellion militaire sert
de baseàtoutes les cours martialessommaires.
Sauf pour quelques célébrités, les accusésn’ont
pas le droit de se défendre eux-mêmes.L’armée
choisit le juge, le procureur et l’«avocat»dela
défense, ce dernier étant toujours un officier de

rang inférieur au juge et au procureur.Comme
le corps juridique de l’armée n’a pas assez de
personnel pour faire face aux exigences de la
nouvelle situation, les procès sont en général
conduits par des officiers sans aucune formation
juridique.(...)Des groupes de prisonniers, qui
ne se connaissent pas entre eux et qui sont accu-
sés de délits toutàfait différents, sont jugés
d’un bloc. Ils n’ont pas accès au dossier à
charge, qui consiste en accusations luesàhaute
voix, sans preuve aucune.

Quand le procureurafini de présenter le
«dossier», l’accusé n’est que rarement autorisé
àdiscuter avec son avocat pour envisager sa
défense. S’ils ont de la chance, les accusés ont
une heure pour préparer leur argumentation,
mais ils n’ont pas le droit d’appeler de témoin
ni de produire des preuves. Ils se trouvent le
plus souvent dans l’impossibilité d’entendre
l’accusation,soit parce qu’ils sont déjà morts,
soit parce que, lors des«procès sommaires d’ur-
gence», les charges ne sont même pas énoncées.
Il n’est jamais permis de faire appel.

Q
UANDJuan Caba Guijarro, membre de la
Confédération nationale du travail (CNT) de
Manzanares, est jugé en même tempsque dix-
neuf autres personnes, le procureur déclare :
«Peu m’importe que vous soyez ou non innocent
de ce dont on vous accuse, je ne veux même pas
le savoir.Etjeneprendrai pas connaissance
des excuses, alibis ou circonstances atténuantes
que vous pourriez invoquer.Comme dans les
précédentes cours martiales, je dois fonder

mes accusations sur les dossierspréparéspar
les enquêteursd’après les dénonciations. Pour
les accusés,jereprésente la justice. Ce n’est
pas moi qui les condamne, mais leur propre
ville, leurs ennemis, leurs voisins. Je ne fais que
prêter ma voix aux accusations que d’autres
ont formulées discrètement. Mon attitude est
cruelle et impitoyable, et on pourrait croireque
mon travailconsistesimplementàalimenter les
pelotons d’exécution pour que leur travail de
purification sociale puisse se poursuivre. Mais
non, nous tous ici qui avons gagné la guerre,
nousyparticipons et notrevœu est d’éliminer
toute oppositionafin d’imposer notreordre.
Considérant qu’ilyades crimes de sang dans
toutes les accusations, j’en suisarrivéàla
conclusion que je dois exiger la peine de mort ;
j’exige le peloton pour les dix-huit premiers
de la liste et le garrot pour les deux autres.
Rien de plus. »L’avocat de la défense repré-
sente les vingt accusésenmême temps, sans
avoir le tempsoulapossibilité de préparer la
moindre argumentation. Il se lève et dit :
«Après avoir entendu les graves accusations
qui ont été prononcées contreceux que je suis
ici pour défendre, je ne peux que plaider la
pitié. Rien de plus. »(...)

Enrique Suñer Ordóñez est nommé président
du Tribunal national des responsabilités poli-
tiques. Pendant la guerre, en tant que vice-pré-
sident de la commission de la culture et de l’édu-
cation du premier gouvernementdeFranco,
Suñer,jusque-là professeur de médecine
pédiatriqueàl’université de Madrid,asupervisé
la purge des enseignants. Dans un livre publié
en 1938, il évoque le sang versé pendant la

«Les républicains, des bêtes


PARPAUL PRESTON*


*Historien, auteur d’Une guerred’extermination. Espagne
1936-1945,Belin, coll.«Contemporaines», Paris, 2016, dont
ce texte est extrait.

(1) L’Union du centre démocratique (UCD) et l’Alliance populaire
(AP), ancêtre du Parti populaire (PP).
(2) Compte rendu de la séance du Congrès des députés du
14 octobre 1977.
(3) En Espagne, la CGT est une organisation anarcho-syndicaliste.
(4) Héritier du franquisme, le PP regroupait récemment encore
toutes les tendances de la droite, des plus modérés aux nostalgiques
de la dictature.
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