Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1
(1) En 2008, l’Équateur s’est doté d’une nouvelle
Constitution, quiaremplacé celle de 1998.
(2)L’Équateuraabandonné sa monnaie nationale,
le sucre, le9septembre 2000, pour adopter le dollar
américain, une politique orthodoxe censée faciliter
la lutte contre l’inflation.
(3) Lire Hernando Calvo Ospina,«Chevron,
pollueur mais pas payeur en Équateur »,Le Monde
diplomatique,mars 2014.
(4) Lire Franklin Ramírez Gallegos,«EnÉquateur,
le néolibéralisme par surprise »,Le Monde diploma-
tique,décembre 2018.
Toutes les notes sont de la rédaction.

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RÉVOLTE POPULAIRE CONTRE LA POLITIQUEDELENÍNMORENO


«L’Équateur,unpaysdétruitendeuxans »


MOINSd’un an avant de décréter
l’augmentation du prix des carburants,
M. Moreno avaitpromisqu’il s’y refuserait
toujours,puisque la mesure toucherait les
plus pauvres. En octobre, son discours a
changé:ilassure que les manifestations
ne le feront pas revenir sur sa décision, qu’il
décrit comme«courageuse»,et confirme
souhaiter en finir avec des subventions assi-
miléesàune«incitationàlaflemmardise».


C’était avant que l’ampleur du soulè-
vement ne le contraigneànégocier avec
la Confédération des nationalités indi-
gènes d’Équateur (Conaie), le fer de lance
des manifestations, etàannoncer l’abro-
gation du décret 883, le 13 octobre. Selon
les chiffres officiels, l’épisode se solde
par8morts,1340 blessés et près de
1200 arrestations.


Pour justifier l’accord avec le FMI, le
pouvoir avait suggéré que le pays était en
crise, notammentàcause du surendette-
ment dont il aurait hérité. Or les chiffres
sont manipulés:onexplique que la dette
publique atteignait60milliards de dol-
lars (2) (environ 54 milliards d’euros)lors
de la passation des pouvoirs, alors que les
documents officiels du ministère des
finances donnent la dette publique agrégée
à43,54 milliards de dollars en juin 2017,
soit 41,7%duproduitintérieur brut (PIB).
En outre, la dette publique externe
n’atteignaitque 28,55 milliards de dollars
–21,4%duPIB –, dans un contexte où
l’investissement public pour la période
de 2007àmai 2017 atteignaitlerecord
historique de 100 milliards de dollars.


nelles et autorise les forces arméesàrépri-
mer les mobilisations.Lamesure ne suffit
pas:le12octobre, M. Moreno impose à
la capitale un couvre-feu d’une ampleur
jamais vue depuis la dictature militaire
des années 1970.

Dans le cadre de l’état d’urgence,lepré-
sident décide de déplacer le siège du gou-
vernement dans la ville de Guayaquil, sous
le contrôle de ses alliés politiques. Dans
une déclaration retransmise par l’ensemble
des chaînes de télévision, il m’accuse
d’avoir orchestré les manifestations afin
de le renverser.M.Moreno apparaît à
l’écran entouré des plus hautes autorités
militaires. Il en appelleàl’ancienne Consti-
tution (1), qui désigne les forces armées
comme garantes de la démocratie. Sans
doute ne mesure-t-il pas la fragilité poli-
tique que révèle une telle mise en scène.

Banque centrale, des entités publiques
qui envoient désormais leurs excédents
et leurs réservesàl’étranger.

Depuis longtemps, l’Équateurse
caractérise par son instabilité.
Entre 1996 et 2006, aucun gouverne-
ment n’est parvenuàterminer son man-
dat. Le plus souvent, les crises n’ont
trouvé de solution qu’en dehors du cadre
institutionnel. Afin de répondre aux ten-
sions politiques permanentesdefaçon
démocratique,les articles 130 et 148 de
la Constitutionde2008 prévoient que,
«encas de grave crise politique et de
tension sociale »,l’Assemblée ou le pré-
sident peuvent demander des élections
générales anticipées.

Entre 2007 et 2017, l’instabilité chro-
nique s’évanouit:l’auteur de ces lignes
est élu trois fois, dont deux au premier
tour,une situation inédite dans notre his-
toire. Et notre projet, connu sous le nom
de «révolution citoyenne », nous permet
de remporter toutes les élections,ycom-
pris lorsque M. Moreno se présenteàla
présidence avec la promesse d’en repren-
dre le flambeau.

Une fois parvenu au pouvoir, cepen-
dant, il opère une volte-face. Il s’aligne
sur la doxa néolibéraleetopte pour la
défense des grands intérêts privés du
pays (4). Débute alors une période de per-
sécution de ses anciens camarades par
tous les moyens possibles,ycompris judi-
ciaires, et de fragilisation des institutions.
En moins de deux ans, M. Morenoaeu
trois vice-présidents.

Néanmoins, le peupleéquatorien
patiente jusqu’à ce que le président
tienne, enfin, sa promessed’une meilleure
gestion du pays. Mais les piètres résultats
économiques et sociaux, l’absence de
grands travaux publics et les nombreux
scandales de corruption qui touchent
jusqu’au président lui-même provoquent
l’effondrementdelapopularité du pou-
voir.Ledécret 883 est l’étincelle qui
embrase une plaine asséchée depuis des
mois. Les chauffeurs de bus privés se
mettent en grève, avant que les bases indi-
gènes ne se soulèvent, bientôt suivies par
une grande partie de la population.

D’emblée, les élites tentent de délégi-
timer les manifestations. La maire de
Guayaquil, MmeCynthiaViteri, ferme le
pont qui donne accèsàlaville pour la
protéger contre de supposés saccages liés
àlamarche des indigènes. Son prédéces-
seur,M.Jaime Nebot, trahitson racisme
en invitant ceux-ci à«rester dans leurs
montagnes ».

Le gouvernement et ses alliés des
médias privés s’efforcent de travestir
la significationdes manifestations,
notamment en les présentant comme
une tentative de coup d’État. Le prési-
dent vénézuélienNicolás Maduro et
moi-même aurions payé des agents
pour qu’ils s’infiltrent dans les rassem-

blements et déclenchent des violences.
Soucieuses d’étayer ces allégations, les
forces de l’ordreappréhendent dix-sept
Vénézuéliens présentés commedes
agents étrangers;ils’agissait en fait de
chauffeurs Uber.

Le discours officiel ne s’en trouve pas
modifié pour autant:lepays serait soumis
àune «opération pilotée par Rafael Cor-
rea et ses partisans », qui souhaitent entra-
ver la tentative du pouvoir d’éradiquer la
corruption.«Pas le moindredoute,
explique ainsi le président Moreno,le fou
[entendre:Rafael Correa]pilote toutceci
àpartir duVenezuela car il sait bien qu’il
est dans le viseur de la justice. »

En dépit d’un niveau de répression iné-
dit dans l’histoire récente du pays, et du
fait que le pouvoir ferme les rares médias
qui informent sur la réalité du terrain
(comme Pichincha Universal), la presse

privée s’emploieàdéfendre le gouverne-
ment. Indignés,les protestataires finissent
par expulser des journalistes de leurs cor-
tèges;malheureusement, certains sont
agressés physiquement.

Pendant toute la durée des manifesta-
tions, le président de l’Assemblée
nationale César Litardo, un allié de
M. Moreno, empêche l’institution de sié-
ger.Lagravité des événements justifiait
pourtant qu’elle se déclare en session per-
manente, de façonàprendre des décisions
qui auraient pu éviter un tel déploiement
de violence, dont la destitution des minis-
tres de l’intérieur et de la défense, res-
ponsables directs de la répression. On
laisse au contraire le second, M. Oswaldo
Jarrín,déclarer :«Les actes criminels ou
terroristes seront réprimés par la force.
(...)Que nul n’oublie que les forces
armées peuvent se prévaloir d’une expé-
rience concrète de la guerre.»

NOVEMBRE 2019 –LEMONDEdiplomatique


Avant le Chili, l’Équateuraconnuaumois d’octobreune
explosion sociale déclenchée par l’augmentation subite

du prix des carburants. Une partie de la population s’es-
time trahie par le viragenéolibéral du président Lenín

Moreno,qui avait promis de poursuivrela«révolution
citoyenne»deson prédécesseurRafael Correa. Ce dernier

présente ici son analyse de la crise que traverselepays.

AUmois de mars dernier,leconseil
exécutif du Fonds monétaire internatio-
nal (FMI) valide son quatorzième
accord avec l’Équateur.Ledocument
impose une série de conditions et de
réformes en échangeduversement à
Quito de 4,2 milliards de dollars
(3,8 milliards d’euros) au cours des pro-
chaines années, ainsi que de6milliards
(5,4 milliards d’euros) en provenance
d’autres institutions.


Conformémentàses engagements avec
le Fonds,leprésidentéquatorien Lenín
Moreno adopte, le2octobre 2019, le
décret 883, qui libéralise le prix des car-
burants. La mesure déclenche les plus
importantes manifestationsdel’histoire
contemporainedupays. Le jour suivant,
le chefdel’État décrètel’état d’urgence,
qui lève diversesgaranties constitution-


DÉSESPÉRÉ,legouvernement accepte
la médiation de la représentation des
Nations uniesàQuito et de la Conférence
épiscopale équatorienne.Il ne tolère
qu’un unique interlocuteur,laConaie,
dont la direction soutient le pouvoir
depuis l’entrée en fonctions de
M. Moreno. Ainsi, jusqu’audébut des
manifestations,l’ancien président de la
confédération, M. Humberto Cholango,
pilotaitl’autoritéresponsablede la ges-
tion de l’eau;leparti indigène Pachakutik
fait partie de la majorité gouvernementale
àl’Assemblée;etdenombreux dirigeants
indigènes ont été placésàdes postes
importants par le président.

Mais la direction de la Conaieaété
débordée par sa base. Le régimeadonc
organisé un dialogue (dont rien n’indique
toutefoisqu’il aboutira) avec ses alliés de
façonàparveniràdémobiliser la rue. Son
unique concession:l’abrogation du
décret 883. Les manifestants exigeaient
également le départ du FMI, sans parler
de celui de M. Moreno.

La tentative de neutralisation du mou-
vement indigène s’est accompagnée
d’une nouvelle phase de persécutions à
l’encontre des tenants du«corréisme ».
Le 14 octobre, les forces de l’ordre ont
perquisitionné les domiciles de
MmePaola Pabón, la préfète de Pichin-
cha, de M.Virgilio Hernández, le secré-
taire exécutif du parti Révolution
citoyenne (du nom du processus engagé
àpartir de 2007), et de cinq autres per-
sonnes, dont l’ancienne présidente de
l’Assemblée nationale, MmeGabriela
Rivadeneira, qui, avec trois autres dépu-
tés,asollicité la protection de l’ambas-
sade du Mexique. MmePabón se trouve
aujourd’hui en prison, tout comme le
député de SucumbíosYo fre Poma, l’an-
cienne maire de Durán Alexandra
Arce, etc.

Notre force politique est la seuleàavoir
demandé l’application des articles 130
et 148 de la Constitution pour répondre
àlacrise de manière pacifique, démocra-
tique et constitutionnelle. Une telle
démarche nousavalu d’être qualifiés de
putschistes.

De façon inédite, le FMIadéclaré qu’il
soutenait l’abrogation de la hausse du prix
des carburants:une claire illustration du
fait qu’il préfère défendre le gouvernement
plutôt que l’accord qu’ilasigné avec lui.
Sa priorité:maintenir M. Moreno au pou-
voir,coûte que coûte. Car,depuis mai 2017,
l’Équateur s’est transformé en tête de pont
desÉtats-Unisdanslarégion,et Washing-
ton entend ne pas se priver de ce nouvel
allié. Quito s’est en effet récemment aligné
sur le groupe de Lima pour soutenir une
tentative de renversement de M. Maduro
au Ve nezuela. Le pouvoiralivré M. Julian
Assangeàlapolicebritannique,quitté
l’Union des nations sud-américaines (Una-
sur), autorisé l’ouverture d’une nouvelle
base militaire américaine dans les Galápa-
gos et trahi la«révolution citoyenne»avant
de persécuter ses militants.

Pendant ce temps, l’Équateurpart àla
dérive. La situation économique, sociale
et politique se détériore alors que, dans
les faits, le pays n’a plus de gouvernement
légitime.

En 2016, l’économie avait reculé de
1,2%dufait de la chute des prix du
pétrole, de la forte appréciation du dollar,
de verdicts internationaux contre l’État
qui lui avaient imposé des sanctions d’un
montant supérieurà1%duPIB (3) et
d’un tremblement de terre dévastateur
dont le coût économique avoisinait3mil-
liards de dollars. En dépit de ces graves
chocs externes,l’économieavait entamé
sa repriseàpartirduquatrième trimes-
tre 2016:en2017, la croissance avait
atteint 2,4 %, puis 1,4%en2018.

Le gouvernementMoreno fait égale-
ment grand cas des déficits budgétaires
dont il aurait hérité. Or,après s’être établi
à5,34%duPIB, et 5,39%en2 016
et 2017 (principalement du fait de la chute
des revenus pétroliers), le déficit est
revenuà2,4 %en2018, soit un niveau
inférieuràcelui exigé des pays de l’Union
européenne par le traité de Maastricht.

Résumons:pas de surendettement,
pas de creusement du déficit budgé-
taire... De quelle crise parlait alors le
président Moreno?Lasituation s’ex-
plique moins par un héritage empoi-
sonné que par le pilotage économique
actuel du pays. Dès son arrivée aux
affaires, le présidentaréduit ou éliminé
les tarifs douaniers appliquésà372 types
de produits. On estime que cette décision
aamputé les recettes publiques d’envi-
ron 400 millions de dollars et gonflé le
montant des importations non indispen-
sablesd’environ 800 millions de dollars.
Parmi d’autres mesuresabsurdes, le gou-
vernement s’est privé de deux sources
de financement internes:l’Institut équa-
torien de sécurité sociale (IESS) et la

JOSÉ BEDIA.–«Como salir»(Comment s’en sortir), 2001

©CHRISTIE’S IMAGES

/BRIDGEMAN IMAGES

Tête de pont deWashington


Des mesureséconomiques absurdes


PARRAFAEL CORREA *


*Économiste, président de la République de
l’Équateur de 2007à2017.


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