Le Monde Diplomatique - 11.2019

(Sean Pound) #1

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LEMONDEdiplomatique–NOVEMBRE 2019


DONALD TRUMP VISÉPARUNE PROCÉDUREDEDESTITUTION


Et maintenant, l’« Ukrainegate »!


encore, les récriminations contre le pré-
sident émanent de l’appareil de sécurité
nationale. Une fois encore, l’affaire se
déroule dans les cercles du pouvoir,avec
M.Trump et ses alliés républicains d’un
côté, et de l’autre une puissante alliance
rassemblant dirigeants démocrates,
grands groupes de presse, responsables
de la sécurité nationale et néoconserva-
teurs républicains,tous considérant
M.Trump comme un mauvais gestion-
naire de l’empire américaindans le
monde. Une fois encore, une mentalité
de guerre froide domine. En 2016, les
détracteurs du président accusaient les
Russes d’avoir conspiré pour l’installer
àlaMaison Blanche;en2019, ils le soup-
çonnent d’avoir manœuvré pour favoriser
sa réélection, abandonnant l’allié ukrai-
nienàlamercidel’ennemi russe.

Ànouveau, les démocratesfont un pari
risqué. Ilyatrois ans, le«Russiagate »
avait nuiàlacampagne de MmeHillary
Clinton en attirant l’attention sur des cour-
riels volés aux démocrates qui mettaient
au jour les turpitudes de leur comité natio-
nal contre M. Bernie Sanders. Cette année,
la plainte du lanceur d’alerte inciteàs’in-
téresseràlaprobité de la famille Biden.
Et, cette fois encore, un affrontement
interne aux élites accapare l’espace poli-
tique et médiatique, éclipsant presque tout
le reste, et notamment des primaires
démocrates plutôt intéressantes.

Les deux affaires se distinguent cepen-
dant sur un point crucial.Tandis que le
«Russiagate»reposait sur une conspira-
tion imaginaire,leprésident américaina
bel et bien agi de manière contraire à
l’éthique dans le cas ukrainien. Quand
bien même la famille Biden tremperait
dans des affaires louches en Ukraine, il
n’avait pasàsolliciter le président du pays
pour en savoir davantage.L’accusation
du lanceur d’alerte selon laquelle
M.Trump aurait tenté d’«abuser de sa
position pour servir des intérêts person-
nels»mérite en effet une enquête.

PARAARONMATÉ*


MmeHillary Clintonarécemment accusé une parlementaire
démocrate, MmeTulsi Gabbard, candidateàl’investiture

pour l’élection présidentielle de 2020, d’êtreune agente
russe... C’est dans ce climat que le Congrès américain a

engagé une procédurededestitution contreleprésident
DonaldTrump.Une conversation de celui-ciavec son

homologue ukrainien sertdepièceàconviction.

LERÉPITn’aura duré qu’une journée.
Vingt-quatre heures après l’audition par
le Congrès du procureurspécial Robert
Mueller,qui mit fin au«Russiagate »,
M. DonaldTrumparavivé chez ses
adversaires démocrates l’espoir de le
destituer.Le25juillet, au cours d’une
conversation téléphonique, ilademandé
àson homologue ukrainienVolodymyr
Zelensky de coopérer dans l’enquête lan-
cée par le ministre de la justiceWilliam
Barr afin de déterminer les origines du
«Russiagate»–lequel aurait, selon
M.Trump,«commencé en Ukraine».Il
lui aégalement recommandédesepen-
cher sur le cas de M. Joseph Biden, l’an-
cien vice-présidentdes États-Unis
(2009-2017), devenu un concurrent
sérieux depuisqu’il est candidatàl’in-
vestituredémocratepour l’élection pré-
sidentiellede2020. Il s’agissait d’établir
son rôle dans le licenciement,en2014,
d’un procureur ukrainien chargé d’en-
quêter sur une compagnie gazière,
Burisma, qui employait son fils, M. Hun-
ter Biden, pour la coquette somme d’au
moins 50 000 dollars par mois.


L’échange entre MM. Trump et
Zelensky est intervenu peu après le gel
de l’aide militaire américaine à
l’Ukraine. Il coïncidait égalementavec
plusieurs démarches de l’avocat person-
nel du président, M. Rudolph Giuliani,
dans ce pays. De hauts fonctionnaires de
la Maison Blanche et des services secrets
se sont saisis de ce concours de circons-
tances pour en conclure que M.Trump
cherchaitànégocier son aide militaire
contre une faveur politique. Ils ont fait
part de leurs craintesàunlanceur
d’alerte, en l’occurrence un employé de
la Central Intelligence Agency (CIA).
Lequeladéposé plainte contre le prési-
dent, déclenchant l’enquête en vue d’une
procédure de destitution. Celle-là même
qui obnubile actuellementWashington.


L’«Ukrainegate»partage bien des
traits avec le«Russiagate ». Une fois


de guerre froide, les démocrates mettent
en péril l’Ukraine, la Russie et leurs pro-
pres espoirs pour 2020.Tout le monde a
vu comment s’est soldée leur précédente
tentative:trois années de rumeurs,de
scoops bidon, et une enquêtequi afina-
lement réfutétoute idée d’une conspira-
tion avec Moscou.Ilserait pourtant néces-
saire de tirerles leçons du«Russiagate »
pour espérer vaincre M.Trump en 2020.
Le battage médiatique autour de cette
pseudo-collusionadétourné l’attention
des conséquences désastreuses de son
mandat, au niveau national comme inter-
national. Et, quand l’affaire s’est effon-
drée, M.Trumpapuclaironner qu’il avait
eu raison depuis le début.

ainsi MmeNancy Pelosi, la présidente
démocrate de la Chambre des représen-
tants. Son raisonnement?Ensuspendant
l’aide militaire américaine, M.Trump
aurait mis l’Ukraine en danger,etdonc
enhardi la Russie. Seulement, M. Barack
Obama, soucieux de ne pas se lancer dans
une désastreuse guerre par procuration,
avait lui aussi résisté aux pressionsdehauts
responsables qui le sommaient de fournir
une aide militaireàl’Ukraine. M.Trump
est confronté aux mêmes pressions, aux-
quelles s’ajoutent des accusations d’indul-
gence, voire de complicité,aveclaRussie.

En choisissant d’attaquer le président
avec un«scandale»militaire au parfum

*Journaliste.

Une conversation téléphonique décousue


(1) «House launchesTrump impeachment inquiry »,
Cable News Network (CNN), 26 septembre 2019.
http://www.cnn.com
(2) CNN, 25 septembre 2019.
(3) Greg Jaffe et Greg Miller,«At leastfour national
securityofficials raised alarmsabout Ukraine policy
before and afterTrump call with Ukrainian president »,
The Washington Post,11 octobre 2019.
(4) MSNBC, 27 septembre 2019.

légitime.SiM.Trumpavoulu se servir
de l’aide militaire comme moyen de pres-
sion–alors qu’il étaitcontraint par le
Congrès de la verser –, il serait bien sûr
coupable d’abus de pouvoir.Mais, s’il a
seulement laissé miroiter la possibilité
d’une rencontreàlaMaison Blanche, sa
démarche serait davantage justifiable.

On peut se demander pourquoi, sur des
bases relativement fragiles, les démocrates
ont opté pour la riposte la plus extrême,
celle de la destitution. Et, compte tenu de
tous les actes immoraux et destructeurs
commis chaque jour par M.Trump, com-
ment ne pas être interloqué par les propos
de M. Adam Schiff, élu démocrateàla
Chambre des représentants, qui considère
ces requêtes téléphoniques comme«la
faute la plus grave jamais commise [par
le président](2)»?

L’explication est simple. Les élites de
Washington subissentrarement les consé-
quences des dommages qu’elles causent
àlapopulation. Il en va autrement quand
d’autres membres du club en sont vic-
times. Cette règle est apparue crûment lors
du scandale duWatergate (1972-1974) :
le présidentRichard Nixon n’a pas fait
l’objet d’une procédurededestitution en
raison des meurtres de masse qu’ilacom-
mandités auVietnam, au Cambodge et au
Laos, mais pour s’en être pris au camp
rival et avoir tenté de le dissimuler.
M. GeorgeW.Bush aurait sans doute
mérité d’être destitué pour avoir envahi
l’Irak, si ce crime contre l’humanité
n’avait pas été permis par les deux partis.

Àl’ère de M.Trump, journalistes et
dirigeants démocrates motivent leur
«résistance»par des impératifs de sécu-
rité nationale. Ainsi est né le«Russia-
gate»:parce qu’ils le jugeaient complai-
sant avec la Russie, des agentsdu
renseignement américainont accusé
M.Trump d’être au service du Kremlin.
L’«Ukrainegate»trouve également son
origine dans l’appareil de sécurité natio-
nale:lelanceur d’alerte travailleàlaCIA
et ses sources opèrent dans des adminis-
trations sœurs,ycompris au sein de la
Maison Blanche.L’un des personnages-
clés de l’affaire n’est autre que le néo-
conservateur John Bolton, congédié par
M.Trump en septembre 2019 du poste
de conseilleràlasécurité nationale.
M. Boltonaurait«piqué une crise»en
apprenant l’implication de M. Giuliani
dans des discussions avec l’Ukraine, rap-
porte leWashington Post(3). Il aurait
même demandéàl’un de ses collabora-
teurs de faire part de ses inquiétudes aux
avocats de la Maison Blanche.

Les craintes ne concernent pas seulement
l’hypothétique corruption de M.Trump. Il
est possible que«laRussie ait quelque
choseàvoir dans tout ça(4)»,s’alarme

TOUTEFOIS,cela ne justifiepas pour
autant d’entamer une procédure de des-
titution. Est-il absolument certain que le
président américainaexercé des pres-
sions sur l’Ukraine en retardant l’aide
militaire pour la contraindreàenquêter
sur les Biden?M.Trump avait déjà gelé
cette aide au moment de l’appel télépho-
nique, pourtant le sujet n’a pas été abordé
lors de sa conversation avec M. Zelensky.
Le gouvernementukrainien n’aurait d’ail-
leurs appris cette décision que plus d’un
mois après. Le sénateur démocrate Chris-
topher Murphy,qui arencontré
M. Zelensky en septembre,amême admis
sur Cable News Network (CNN) que le
président ukrainien«n’a établi aucun lien
entrel’interruption des aides et les
requêtes formulées par Giuliani»(26 sep-
tembre 2019). Le chantage sera difficile
àprouver si la victime présumée continue
d’affirmer n’être au courant ni du complot
ni de la rançon.


La transcription de l’appel par la Mai-
son Blanche n’établit pas clairement ce
que M.Trump exige de M. Zelensky,son
discours décousu ouvrant la porte à
diverses interprétations. Au sujet des
Biden, il déclareàson homologue :«Tout
ce que vous pourrez faireavec le ministre
de la justice[William Barr]sera très
apprécié.»Puis il lui demande de«se


pencher sur la question».Mais M. Barr
dit n’avoir jamais évoqué avec le
président la possibilité d’enquêter sur
M. Biden ou de contacter l’Ukraine (1),
et M. Zelensky nie avoir fait l’objet de
pressions pour investiguer sur M. Biden.
Quantàl’expression«se pencher sur la
question », elle peut être comprise de dif-
férentes manières, de la plus bénigneàla
plus condamnable.

En outre, la«faveur»que sollicite
M.Trump ne concerne pas la famille
Biden, mais la collaboration du président
ukrainien avec les recherches de M. Barr
sur les origines de l’enquête russe. Aussi
incohérent et décousu soit-il, M.Trump
avait le droit de demander cette coopéra-
tion, étant donné que des responsables
ukrainiens étaient bien intervenus lors du
scrutinde2016 afin de nuireàsacandi-
dature en dévoilant des informations com-
promettantessur son directeur de cam-
pagne, M. Paul Manafort.

De multiplesscénarios sont donc envi-
sageables. Peut-être M.Trump a-t-il tenté
de faire chanter l’Ukraine, ou peut-être
pas. Peut-être voulait-il une enquête sur
l’ingérence ukrainiennedans le scrutin
de 2016, ou sur M. Biden, ou sur les deux
àlafois. Une requête concernant
M. Biden serait incontestablement
contraireàl’éthique, mais une demande
qui porterait sur le rôle de l’Ukraine serait

Des classespopulairesindifférentes


IL pourrait également profiter de
l’«Ukrainegate». On ne sait pas si tous les
soupçonsàl’encontre de MM.Trump et
Giuliani sont justifiés. En revanche, ce
dont on est déjà certain est accablant pour
M. Hunter Biden.Ilasiégé au conseil
d’administration d’une compagnie gazière
ukrainienne alors qu’il n’avait aucune
expérience de ce pays, et ce quelques mois
après que son père, alors vice-président, a
soutenuuncoup d’Étatpermettantderen-
verser le gouvernement de Kiev.Aussi,
quand les démocrates accusent M.Trump
d’utiliser le bureauOvaleàdes fins per-
sonnelles, le présidentabeau jeu d’évo-
quer leur duplicité. Pour ne rien arranger,
la première apparition de M. Hunter Biden
dans les médiasaété catastrophique:ila
prétendu n’avoir rien fait de mal, tout en
reconnaissant qu’il devait ses lucratifs
engagements professionnelsàson nom.
Son seul regret,a-t-ilexpliqué, est d’avoir
mal évalué les risques que cela représentait
pour les ambitions politiques de son père.
Les sénateurs républicains vont passer les
prochains moisàscruter la famille Biden
et àdénoncer l’hypocrisie des démocrates.
Puis ils voteront probablement l’acquitte-
ment du président. Un verdict que
M. Trump ne manquera pas de présenter
comme une nouvelle preuve de son inno-
cence et des manœuvres de l’« État pro-

fond»démocrate pour contrarier son projet
de «rendre sa grandeuràl’Amérique ».

Tout au long du«Russiagate », les inté-
rêts des responsables de la sécurité natio-
nale ont convergé avec ceux des démo-
cratesnéolibéraux battus par M.Trump
en 2016. Leur mise en avant d’une théorie
du complotapermisàces caciques d’évi-
ter la transformation de leur parti, pourtant
indispensable après la défaite de MmeClin-
ton faceàunmilliardaire prétendant
défendre les classes populaires.L’«Ukrai-
negate»pourrait produire les mêmes
effets et polluer les primaires démocrates.
Plutôt que de parlerdecouverture maladie
universelle, d’éducation, de changement
climatique, de militarisme ou d’inégalités
sociales, le pays risque de se trouver
embarqué dans un affrontement qui
relègue les citoyens et leurs préoccupa-
tions au second plan.

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DESSIN DE SELÇUK
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