Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1
0123
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 france| 11

L


es élus des grandes villes
touristiques, en France
comme en Europe, sont
exaspérés par l’emprise
croissante sur leur parc immo­
bilier des plates­formes de loca­
tion touristique, Airbnb en tête.
Preuve de leur irritation, les séna­
teurs ont adopté jeudi 17 octobre,
contre l’avis du rapporteur Ma­
thieu Darnaud et du gouver­
nement, un amendement au pro­
jet de loi Engagement dans la vie
locale et proximité de l’action pu­
blique, qui permet aux commu­
nes de fixer elles­mêmes un nom­
bre autorisé de nuitées compris
entre 60 et 120 par an, pour la lo­
cation de courte durée d’une rési­
dence principale.
A la manœuvre, les sénateurs
socialistes, surtout ceux de Paris,
comme Marie­Pierre de La Gon­
trie, soutenus par certains élus
Les Républicains, comme Roger
Karoutchi : « M. Darnaud nous ré­
pond que c’est une atteinte au
droit de propriété, mais le plafond
de 120 jours l’est aussi, explique
M. Karoutchi. Nous ne proposons
pas une obligation, mais une fa­

culté donnée aux maires qui veu­
lent agir pour éviter que leurs
cœurs de ville ne meurent parce
qu’on n’y trouve plus aucun habi­
tant permanent. » Julien Barge­
ton, ancien socialiste, aujourd’hui
sénateur LRM et conseiller de
Paris, reconnaît que « certains
professionnels de l’immobilier ont
acheté des immeubles entiers pour
louer en Airbnb. C’est un détour­
nement de procédure, mais, heu­
reusement, tous les particuliers ne
font pas pareil » et s’est abstenu
lors du vote. Le texte revient de­
vant l’Assemblée nationale le
6 novembre.

Gouvernement embarrassé
A l’occasion du congrès HLM,
le 24 septembre, Anne Hidalgo,
maire de Paris, réclamait déjà à Ju­
lien Denormandie, ministre du
logement, d’accorder cette liberté
aux maires. « Nous souhaiterions
aussi pouvoir interdire ce type de
location de courte durée dans
certains quartiers, dans les qua­
tre arrondissements centraux, par
exemple. » « Sur les 60 000 à
65 000 annonces d’appartements

parisiens figurant sur le site Air­
bnb, la moitié sont loués de ma­
nière permanente, comme des
hôtels clandestins », estime Ian
Brossat, l’adjoint à la maire de Pa­
ris chargé du logement.
« Ces données sont fausses, sou­
tient Airbnb France. La grande
majorité des annonces présentes
sur Airbnb à Paris sont louées oc­
casionnellement par les hôtes et
sont un moyen de compléter leurs
revenus. L’amendement du Sénat
constitue une menace dirigée
contre le droit des Parisiens. » Mais
point de chiffres précis, Airbnb
conservant ses données secrètes,
notamment celles concernant la
nature des loueurs, habitants
ou investisseurs. La plate­forme
prétend aussi que seulement 13 %

de ses annonces parisiennes sont
situées dans les quatre premiers
arrondissements.
Le gouvernement semble em­
barrassé par cette demande des
élus, préférant la négociation au
renforcement de la loi qu’ils ré­
clament : « Il ne faut pas se trom­
per de combat, estime le ministre
chargé de la ville et du logement,

Julien Denormandie. Ce ne sont
pas les loueurs de leur résidence
principale qui posent problème,
car elle est, par définition, occupée
comme logement, mais les inves­
tisseurs, les quasi­professionnels
qui soustraient au marché locatif
longue durée des milliers d’appar­
tements. » Le ministre met en
avant les avancées législatives
déjà en vigueur : la loi pour
une République numérique, du
7 octobre 2016, et son décret
d’avril 2017 permettent aux
maires des villes de plus de
200 000 habitants qui le souhai­
tent d’obliger tous les loueurs à
s’immatriculer en mairie, en pré­
cisant s’il s’agit ou non de leur
résidence principale. Or, selon
la Mairie de Paris, la moitié des

annonces du site Airbnb n’affi­
chent pas ce numéro d’enregis­
trement et sont donc hors la loi.
Airbnb conteste aussi cette éva­
luation, sans cependant la corri­
ger avec précision.

Un décret qui tarde à paraître
Plutôt que retoucher la loi, le mi­
nistère compte sur la négociation
avec les plates­formes et a conclu,
en juin 2018, un accord avec
l’Union nationale pour la promo­
tion de la location de vacances
qui réunit notamment Lebon­
coin, Trip Advisor, Airbnb, Abritel
Homeaway et SeLoger Vacances
(mais pas Booking.com). Celles­ci
se sont engagées à placer un
compteur et à bloquer, à compter
du 1er janvier 2019, les locations
qui dépassent les cent vingt jours
autorisés, dans les dix­huit villes
de France qui ont mis en place cet
enregistrement (Paris, Lyon, Bor­
deaux, Nice, Aix­en­Provence,
mais aussi Annecy ou encore
Menton et Nîmes...). Selon nos in­
formations, les plates­formes
ont, en effet, bloqué nombre
d’annonces, mais Airbnb est la
seule à n’avoir pas transmis ses
statistiques.
Une autre avancée très attendue
est un décret, qui tarde à paraître,
qui obligerait toutes les plates­
formes, à compter du 1er jan­
vier 2020, à transmettre leurs
données d’abord au fisc, afin qu’il
impose les revenus des loueurs,
puis aux villes, pour que non seu­
lement elles récupèrent la taxe de
séjour, mais aussi connaissent le
statut exact de l’annonceur,
occasionnel ou professionnel. Ce
décret suffira­t­il à dévoiler des
données jalousement conservées
par Airbnb ?
isabelle rey­lefebvre

Accusé d’espionnage, un ex­cadre de la DGSI veut être réhabilité


Eric M. s’estime victime d’une cabale destinée à l’empêcher de prendre la tête du Collège européen du renseignement et attaque l’Etat en justice


D


e mémoire de vieux
routier du tribunal
administratif de Paris,
on n’avait jamais vu une affaire
pareille. Le responsable des
affaires internationales et de la
prospective de la direction géné­
rale de la sécurité intérieure
(DGSI) de 2003 à 2018 attaque
l’Etat pour récupérer son habi­
litation « très secret défense », le
plus haut niveau de confidentia­
lité. Elle lui a été retirée après son
départ brutal, le 29 mars, de la
DGSI. Ce jour­là, après l’avoir in­
terrogé pendant cinq heures,
l’inspection interne lui demande
de quitter les lieux sur­le­champ.
Elle le soupçonne d’avoir été
approché par le Mossad et la CIA.
L’intéressé, Eric M., dément et
dénonce une cabale destinée à
faire obstacle à sa nomination à
la tête du Collège européen du
renseignement.

La procédure écrite de la justice
administrative a beau être très
juridique, les mémoires produits
par chacune des parties, le 15 octo­
bre, laissent voir la violence de
la rupture. Normalien, agrégé
d’histoire, Eric M. a été détaché,
en 2002, du ministère de l’éduca­
tion nationale à la direction du
renseignement militaire (DRM)
avant d’intégrer, brièvement, le ca­
binet de la ministre de la défense,
Michèle Alliot­Marie. Sa carrière
dans le renseignement débute
réellement le 7 juillet 2003, lors­
que Pierre de Bousquet de Florian,
alors directeur de la direction
de la surveillance du territoire
(DST, ex­DGSI), lui demande d’être
son conseiller aux relations avec
les services partenaires et aux
questions de prospective. Peu ou
prou, il occupera les mêmes fonc­
tions auprès des quatre succes­
seurs de M. de Bousquet.

Son habilitation « très secret
défense » est renouvelée en 2008
et en 2012. Elle arrivait à échéance
le 29 juin 2017. L’enquête diligen­
tée par la DGSI pour un renouvel­
lement conduit à un refus qui lui
est notifié le 12 avril 2018. Pour ex­
pliquer cette décision, le mémoire
en défense présenté par le secréta­
riat général de la défense et de la
sécurité nationale (SGDSN), pour
le compte du premier ministre,
assure qu’Eric M. « est à l’origine de
graves manquements à la sécu­
rité ». Il aurait « entretenu des rela­
tions avec un ressortissant étran­
ger en lien avec les services de ren­
seignement de son pays sans aviser
son service ». Il a, dit le SGDSN,
communiqué avec cette personne
au moyen « d’une adresse mail
non déclarée et l’a sollicité pour ob­
tenir son appui dans le cadre d’une
candidature à un poste » à l’OTAN.
Enfin, il a « utilisé un boîtier de télé­

phone personnel fourni par l’une
de ses connaissances pour y insé­
rer sa puce professionnelle et
s’est connecté à Internet », ce qui
contrevenait aux règles de la DGSI.

« Contact épisodique »
Dans sa réponse, l’avocat d’Eric M.
tente de démontrer le caractère
infondé de ces accusations. Le res­
sortissant étranger serait Jona­
than Paris, un consultant améri­
cain en relations internationales
vivant à Londres, rencontré il y a
quinze ans dans un colloque,
alors que son client était à la DRM.
Il ne s’agirait que d’« un contact
épisodique », venu dîner chez lui à
deux reprises. Jonathan Paris
aurait lui­même proposé son
soutien à sa candidature au poste
de chef de l’unité de production
de renseignement de l’OTAN, car
il connaissait le secrétaire général
adjoint de l’organisation. Enfin,

l’utilisation d’un mail non
déclaré pour échanger avec M. Pa­
ris ne serait qu’« une circonstance
fortuite ». Eric M. reconnaît une
seule infraction : avoir mis sa
puce professionnelle dans un
iPhone non sécurisé qui n’était
pas à son nom, « comme le font de
nombreux cadres de la DGSI »,
écrit­il dans son mémoire.
Pour expliquer sa chute brutale,
Eric M. a invité le tribunal admi­
nistratif à envisager une autre
hypothèse. Alors même que la
DGSI étudiait le renouvellement
de son habilitation, il était solli­
cité par M. de Bousquet, devenu
coordonnateur national du ren­
seignement et de la lutte antiter­
roriste, pour animer le futur Col­
lège du renseignement en Europe
voulu par Emmanuel Macron. Au
terme d’une première réunion, le
23 février 2018, à l’Elysée, M. de
Bousquet s’inquiète d’une note de

Plutôt que
retoucher la loi,
le gouvernement
compte sur la
négociation avec
les plates-formes

beaucoup de villes européennes sont
confrontées aux mêmes problèmes po­
sés par la location touristique de courte
durée que Paris. A grande échelle, elle
peut entraîner une hausse des loyers,
une éviction des résidents, une muta­
tion de quartiers entiers en zone touris­
tique et constitue une concurrence dé­
loyale envers l’hôtellerie, sans oublier la
délinquance fiscale, le non­paiement
des taxes de séjour ou de l’impôt sur les
revenus ainsi générés.
« Nous subissons la colère des citoyens
qui ne peuvent plus se loger et aimerions
bien disposer des mêmes moyens légaux
que Paris. Les locations débordent désor­
mais du centre historique et des îles,
s’étendant à la ville de Mestre, et dès
qu’un Vénitien meurt, son appartement
est immédiatement loué sur Airbnb...
soupire Simone Venturini, adjoint au
maire de Venise chargé du développe­
ment économique. Mais nous n’avons

pas de loi nationale et nous ne pouvons
pas restreindre le nombre de nuitées ou
appliquer des sanctions. »
La ville de Venise a seulement instauré
une taxe de séjour de 5 euros à 6 euros la
nuitée, qui rapporte environ 30 millions
d’euros par an, ainsi qu’une procédure
d’enregistrement, avec un système de
signalement par mail où voisins et rive­
rains peuvent, anonymement, indiquer
à la mairie les appartements « hors la
loi ». « Nous recevons entre 100 et 200 si­
gnalements par an », ajoute M. Ventu­
rini. Venise n’est pas la seule ville en
Italie à se plaindre : Florence, Bologne,
Rome ou encore Naples sont confron­
tées aux mêmes problèmes.

Revenus taxés
Lorsque la ville de Vienne a vu déferler, à
partir de 2016, les locations touristiques
touchant jusqu’aux logements sociaux


  • dont la capitale autrichienne est cham­


pionne d’Europe, puisqu’ils représen­
tent 60 % de son parc –, elle a immédia­
tement obligé les sites Internet à com­
muniquer leurs données sur les loueurs
afin de les identifier et de taxer leurs re­
venus. Aujourd’hui, onze plates­formes,
offrant 1 600 appartements, se soumet­
tent à ces lois nationale et locale et,
après accord, collectent les taxes. Seule
Airbnb a refusé de le faire pour ses
900 annonces. « Nous voulons établir
des lois claires et loyales. Aucune plate­
forme digitale ne peut se placer au­des­
sus des lois et nous devons trouver des so­
lutions à l’échelon européen face à des ac­
teurs comme Airbnb, avec qui nous avons
négocié pendant un an et demi, en vain »,
raconte Peter Hanke, conseiller munici­
pal de Vienne.
A Munich, 18 000 appartements (sur
un total de 1,8 million) sont loués aux
touristes, mais aussi aux travailleurs ve­
nus de l’Est. La ville limite à soixante le

nombre de nuitées, avec des sanctions
possibles jusqu’à 55 000 euros pour
les contrevenants, mais rencontre les
mêmes difficultés de contrôle que ses
homologues européennes.
Et si Paris a mis en place une brigade de
vingt­cinq contrôleurs, ses procédures
sont suspendues tant que le recours
d’Airbnb, qui conteste la loi française
devant la Cour de justice européenne,
n’est pas tranché.
« Avec l’installation de la nouvelle
Commission européenne et du Parle­
ment, le moment est propice pour porter
nos revendications et revoir les directi­
ves européennes sur la libre prestation
de services et l’e­commerce, élaborées
bien avant l’émergence de ces plates­for­
mes et devenues obsolètes », rappelle An­
dré Sobczak, vice­président de Nantes
Métropole et d’Eurocities, une associa­
tion qui fédère 150 villes d’Europe.
i. r.­l.

Paris, Venise, Munich, Vienne... Les villes confrontées aux difficultés de contrôle


la DGSI à son sujet, comme l’avait
indiqué Le Point, début juillet.
Membre du service de protec­
tion de la communauté juive
(SPCJ), Eric M. assure, avec d’autres
parents, la surveillance de l’école
de ses enfants. Cette activité ainsi
que la pratique du krav­maga
constituaient, selon la DGSI, une
vulnérabilité, notamment auprès
des services secrets israéliens du
Mossad. Rassuré, M. de Bousquet
aurait écarté ces soupçons. Le
29 mars 2018, Eric M. est, cette
fois­ci, convoqué par l’inspection
interne de la DGSI. C’est la fin de sa
carrière dans le renseignement.
Pour lui, cette manœuvre qu’il
juge déloyale n’avait qu’un seul
but : lui barrer la route du Collège
du renseignement en Europe et
affaiblir cette structure suprana­
tionale. Le tribunal doit rendre sa
décision jeudi 24 octobre.
jacques follorou

Airbnb : les maires


veulent plus


d’autonomie


Le Sénat a voté un amendement qui


permet aux villes de fixer elles­mêmes


le nombre de nuitées de location

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