Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

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ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


MERCREDI 23 OCTOBRE 2019

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Bataille autour du « droit de retrait » à la SNCF


L’arrêt de travail sans préavis, qui a perturbé le trafic, donne lieu à une passe d’armes juridico­administrative


C


ourrier contre courrier,
lettre à en­tête contre
lettre à en­tête... L’af­
faire du « droit de re­
trait » à la SNCF tourne à la ba­
garre générale juridico­adminis­
trative impliquant, pêle­mêle, les
syndicats, l’inspection du travail
de la région Grand­Est, la direc­
tion de l’entreprise et les services
du gouvernement. Selon nos in­
formations, la direction générale
du travail (DGT) s’apprête, mardi
22 octobre, à contredire publique­
ment – et de façon cinglante – ses
propres inspecteurs du travail
d’Alsace et de Champagne­Ar­
denne, qui avaient préconisé la
suspension de la conduite des
trains par un agent seul à bord.
Depuis vendredi 18 octobre, un
arrêt de travail sans préavis a per­
turbé fortement le trafic SNCF un
peu partout en France en ce début
de congés scolaires de la Tous­
saint. Le mouvement a été dé­
clenché deux jours après un acci­
dent de TER – ayant un seul con­
ducteur et pas de contrôleur –, qui
a fait onze blessés, dans les Ar­
dennes, qui a créé une forte émo­
tion parmi les cheminots et dé­
clenché une série de débrayages
au nom du droit de retrait face à
un danger grave et imminent.
« La DGT ne partage pas les pré­
conisations faites par deux agents
au regard des circonstances de fait
et de droit », a déclaré au Monde le
ministère du travail, lundi 21 oc­
tobre. Cette position devrait être
confirmée dans un courrier offi­
ciel envoyé à la SNCF, mardi.
Pour se repérer dans ce feuille­
ton, il faut remonter à l’accident
du 16 octobre, détonateur du
mouvement. Le conducteur seul
à bord d’un autorail qui avait per­
cuté un convoi routier à un pas­
sage à niveau avait dû quitter,
blessé à la jambe, son train pour
empêcher une collision supplé­
mentaire.
Aussitôt, un droit d’alerte est dé­
clenché par les représentants du
personnel de la SNCF en région
Grand­Est. En réponse, une ins­
pectrice du travail pour l’Alsace et
un de ses collègues de Champa­
gne­Ardenne adressent, lundi
21 octobre, deux courriers dis­
tincts aux directions régionales
de la SNCF que Le Monde a pu con­
sulter. Les fonctionnaires recom­
mandent de suspendre « la con­
duite des trains par un agent seul à
bord » tant que les risques pour un
conducteur confronté à une colli­
sion dans un train sans contrô­
leur n’ont pas été complètement
et correctement pris en compte.

C’est une surprise. Et cela crée
un vrai embarras pour la SNCF et
le gouvernement, qui avaient ré­
futé l’idée que l’exercice du droit
de retrait puisse être invoqué
dans cette affaire, parlant de
« grève sauvage », « hors du cadre
légal ». Or, cette recommandation
conforte l’invocation d’un « dan­
ger grave et imminent » pour un
conducteur SNCF, dès lors qu’il
est seul dans son train. Les syndi­
cats, CGT en tête, savourent.

Evaluer les risques
Le deuxième volet de l’affaire
commence avec la riposte de la
SNCF, résumée dans un courrier
adressé ce même lundi au direc­
teur général du travail, Yves
Struillou. La lettre, dont Le Monde
a eu copie, apporte les réponses
du DRH du groupe ferroviaire,
Benjamin Raigneau, aux recom­
mandations des inspecteurs du
travail. La SNCF dénie d’abord aux

inspecteurs du travail une quel­
conque autorité en droit sur la
façon dont on fait rouler des
trains. « Les règles d’exploitation
ferroviaire sont régies par et sous
le contrôle de l’Etablissement pu­
blic de sécurité ferroviaire (...). C’est
dans ce cadre qu’est autorisée l’ex­
ploitation en situation de conduite
[par un] agent seul. »
En revanche, l’entreprise admet
à demi­mot la pertinence de la

critique des inspecteurs du travail
concernant l’absence, dans les
documents réglementaires, de
mesures de prévention des ris­
ques en cas d’accident pour un
agent seul. Elle détaille pour la
DGT ces mesures (autorail conçu
pour résister à un énorme choc,
formation approfondie des con­
ducteurs, suivi psychologique
après tout incident). « Nous conti­
nuerons à faire rouler ces trains
sans contrôleurs », confirme Fré­
déric Delorme, le directeur géné­
ral pour la sécurité de la SNCF.
Le ministère du travail valide
cette position par une série d’af­
firmations : « 1, l’entreprise n’est
pas tenue de se conformer aux re­
commandations de l’inspecteur
du travail, sa préconisation n’en­
gage que lui ; 2, la loi ne prévoit
pas de suspension dans de telles
circonstances et seul le juge judi­
ciaire saisi en référé peut enjoin­
dre à la SNCF de suspendre son ac­

tivité. 3, il serait erroné de se focali­
ser sur la seule présence d’un se­
cond agent, il faut prendre en
compte l’ensemble de l’organisa­
tion du travail ; 4, l’employeur
reste maître de l’organisation du
travail, mais doit mettre en œuvre
l’évaluation des risques et les me­
sures de prévention. »

Le cas Air France
La SNCF se sent désormais les
mains libres pour sanctionner
ceux qu’elle considère comme des
grévistes cachés et illégaux.
D’autant plus que la direction
pourrait s’appuyer sur une ré­
cente affaire similaire concernant
Air France. Près de 500 salariés de
la compagnie avaient participé,
en 2016, à un arrêt de travail
collectif en invoquant le droit de
retrait. Contestant les procédures
disciplinaires et retenues sur salai­
res mises en place par l’entreprise,
certains salariés étaient allés de­

vant le tribunal des prud’hom­
mes, qui leur avait donné, dans un
premier temps, raison. Mais la
cour d’appel a infirmé ce juge­
ment, en 2017. Elle a estimé que le
droit de retrait était abusif et
confirmé les 500 sanctions.
Mais une victoire juridique
n’est pas forcément une victoire
sociale et politique. La question
de la sécurité des trains sans
contrôleurs est désormais dans
l’opinion publique. Le porte­pa­
role des députés PS, Boris Val­
laud, a réclamé, mardi, une « réé­
valuation des risques » liés à la
présence d’un seul conducteur
par TER. En interne, des voix
s’élèvent, parmi les syndicats
modérés, sur les dangers pour
l’entreprise de se lancer dans une
politique de sanctions dures, à
l’heure où l’entreprise connaît
un climat social dégradé, comme
rarement il l’a été.
éric béziat

A Belfort, un compromis sans enthousiasme chez General Electric


Les salariés ont approuvé la nouvelle version du plan social avec 485 suppressions d’emplois, au lieu de 792, et renoncent à plusieurs acquis sociaux


belfort ­ correspondant

I


ls ont dit oui, à une large ma­
jorité, au nouveau plan social
qui prévoit 485 suppressions
d’emplois dans l’entité gaz, au lieu
de 792. Mais sans enthousiasme,
et sans se faire d’illusions. Rares
sont ceux qui, parmi le millier de
salariés présents, ont accepté de
s’exprimer à l’issue du vote à
main levée organisé, lundi 21 oc­
tobre, dans le hall du bâtiment
T05 du site belfortain de General
Electric (GE).
« Certes, 307 postes sont “sau­
vés”, mais on ne peut pas applau­
dir », commente Quentin, chargé
d’affaires, la cinquantaine passée.
Le feu vert des salariés, qui lance
la phase légale de consultations­
négociations pour une durée de
deux mois, « ce n’est pas pour le
meilleur, c’est pour le moins mau­

vais. Je remercie la CFE­CGC et SUD
de s’être décarcassés pour aboutir
à ce résultat », même si « je ne
blâme pas la CGT, qui est dans sa
logique ». Celle­ci a refusé de par­
ticiper au vote, après avoir quitté
l’intersyndicale avec fracas, sa­
medi, lors de la manifestation de
soutien aux salariés organisée
dans les rues de la ville.
D’après la nouvelle version du
plan de sauvegarde de l’emploi
(PSE), les effectifs de l’entité gaz
vont passer de 1 760 personnes
au 1er avril 2019 à 1 400 avant la
fin du premier trimestre 2020,
uniquement sur la base de dé­
parts volontaires, puis à 1 275 à
partir du dernier trimestre, avec,
si nécessaire, des dépar ts
contraints.
Ces chiffres ont été négociés avec
Lawrence « Larry » Culp, le PDG de
GE, par le ministre de l’économie

et des finances, Bruno Le Maire,
qui a salué « un plan social signifi­
cativement amélioré », avec « des
avancées majeures ».

« Créer un rapport de force »
Parmi elles figure « l’engagement
de GE d’engager des discussions
afin de construire un nouveau
projet industriel pour le site de Bel­
fort en vue de le conforter comme
centre d’excellence pour les turbi­
nes à gaz 50 Hz, détaille Bercy. Un
certain nombre de décisions ont
un effet immédiat : le rapatrie­
ment de la production de certai­
nes turbines des Etats­Unis et la
nomination d’un directeur géné­
ral de haut niveau pour le site bel­
fortain, ainsi que de responsables
dans les activités commerciales et
d’ingénierie ».
Il y a également la promesse de
créer 200 emplois dans le do­

maine aéronautique, mais à l’ho­
rizon 2023. En contrepartie, le
site doit réaliser 12 millions
d’euros d’économies par an et les
salariés doivent renoncer à plu­
sieurs de leurs acquis (suppres­
sion de onze jours de RTT, sus­
pension durant trois ans des ver­
sements et abondements sur les
plans d’épargne entreprise et les

plans collectifs d’épargne pour la
retraite...).
Mais que valent les engage­
ments des dirigeants de GE, alors
qu’ils ont piétiné ceux pris au mo­
ment du rachat de la branche
énergie d’Alstom, en 2014? A
l’époque, ils avaient déjà promis
de faire de Belfort le centre mon­
dial des turbines à gaz 50 Hz, tout
en créant un millier d’emplois.
« On n’a aucune confiance en eux.
On ne leur prête aucun crédit
a priori, a déclaré Alexis Sesmat,
délégué SUD. Nous avons sus­
pendu notre plainte contre l’Etat
pour non­respect de cet accord de
2014 [déposée le 7 octobre auprès
du tribunal administratif de
Paris], mais nous sommes prêts à
la réactiver si on venait à nous rou­
ler dans la farine. »
Lundi, les deux piquets de grève,
à Belfort et Bourogne (GE compte

deux sites dans le département),
ont été levés, après quinze jours de
blocage. « Un blocage qui est arrivé
au bon moment pour créer un rap­
port de force », note le syndicaliste.
« On a sauvé les meubles, mais
c’est provisoire, estime de son côté
Marius, magasinier dans l’entité
gaz. On a toujours une épée de Da­
moclès au­dessus de la tête. » Agé
d’une trentaine d’années, il était
présent lors du vote, mais n’y a
pas participé. « Pour moi, la situa­
tion était trop confuse. J’aurais
préféré un vote à bulletin secret. »
Il revient sur ce qui s’est passé
samedi : « On est beaucoup à ne
pas avoir compris la décision de la
CGT de faire cortège à part. Elle
peut parfaitement défendre ses
propres idées, mais elle n’avait pas
le droit de casser l’intersyndicale.
C’est irresponsable. »
alexandre bollengier

A la gare de Nice, vendredi 18 octobre. ÉRIC GAILLARD/ REUTERS

La SNCF se sent
les mains libres
pour sanctionner
ceux qu’elle
considère
comme des
grévistes cachés
et illégaux

Le feu vert
des employés
lance
la phase légale
de consultations-
négociations
pour une durée
de deux mois
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