14 |économie & entreprise MERCREDI 23 OCTOBRE 2019
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Face à la domination
des GAFA, les défis
du démantèlement
De Washington à la Silicon Valley, les appels
à « casser » Google, Amazon, Facebook et
Apple se multiplient. Mais un tel découpage
pose de nombreuses questions juridiques,
politiques... et pratiques
B
reak them up! », « Démante
lonsles » : le mot d’ordre se ré
pand. Si l’Europe a imposé aux
géants du numérique des
amendes record, aux Etats
Unis, c’est l’idée même de
« casser » ces entreprises qui est sur la table.
Impensable il y a quelques années, cette hy
pothèse gagne du terrain dans la classe poli
tique. Du président Donald Trump à la séna
trice Elizabeth Warren, qui a le vent en poupe
dans la primaire démocrate pour la prési
dentielle de 2020, la critique du pouvoir des
GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon)
- qui pèsent en Bourse 3 377 milliards de dol
lars soit 3 029 milliards d’euros et réalisent
600 milliards de dollars de chiffre d’affai
res – est un des rares sujets de consensus à
gauche et à droite aux EtatsUnis. Même
dans la Silicon Valley, certains, à l’image de
l’un des cofondateurs de Facebook, Chris Hu
ghes, appellent aussi au « démantèlement ».
Leurs arguments? Google, Facebook et
Amazon abusent de leur position domi
nante dans la publicité en ligne, Amazon de
sa suprématie dans l’ecommerce et Apple
de son contrôle sur son magasin d’applica
tions. Et ces entreprises, en rachetant leurs
concurrents, comme Facebook l’a fait avec
Instagram et WhatsApp, nuisent à l’innova
tion. Reste à savoir si cette solution radicale,
qui ne fait pas l’unanimité, est possible.
« Découper de grandes sociétés est tout à
fait faisable. L’histoire des EtatsUnis l’a
prouvé. Mais ça se révèle souvent plus difficile
à mettre en œuvre qu’on ne le pense, met en
garde William Kovacic, un ancien de l’auto
rité de la concurrence américaine FTC (Fede
ral Trade Commission). Et ce professeur à
l’université de Georgetown à Washington,
d’assimiler cette opération à de la « chirurgie
lourde ». Imposer une « séparation structu
relle » est « extrêmement lourd et coûteux »,
ce qui rend les résultats « incertains », ren
chérit Winston Maxwell, directeur d’études
droit et numérique à Télécom ParisInstitut
polytechnique de Paris. « Cela a du sens dans
une industrie avec une couche d’infrastruc
ture bien identifiée, comme le rail dans les
chemins de fer ou le réseau de cuivre dans les
télécoms. Dans le numérique, c’est moins évi
dent », explique cet exavocat dans le secteur
technologique pour le cabinet Hogan Lo
vells. Lors du démantèlement de l’opérateur
de télécommunications américain AT&T,
en 1982, les entités créées sont restées des
monopoles à l’échelle régionale. Quant à
l’activité qui a été séparée des autres – les ap
pels longue distance –, elle s’est révélée
moins porteuse que prévu, note M. Maxwell.
CHANGER DE DOCTRINE
Juridiquement, pour « casser » un groupe
aux EtatsUnis, deux voies sont possibles.
« En l’absence d’infraction, il faut voter une loi
spécifique. Sinon, un démantèlement peut
être imposé comme sanction dans une procé
dure antitrust, mais il faut prouver que l’entre
prise a enfreint le droit de la concurrence », ex
plique Fiona Scott Morton, de l’université
Yale à New Haven (Connecticut), qui a dirigé
le comité d’auteurs du rapport Stigler sur la
régulation du numérique. De telles enquêtes
ont justement été ouvertes aux EtatsUnis :
cet été, le ministère de la justice a lancé trois
procédures distinctes contre Apple, Google
et d’autres géants du numérique, alors que la
FTC enquête depuis août sur Facebook et
Apple. A ces procédures fédérales s’ajoutent
celles lancées en septembre contre Facebook
et Google par des coalitions de 40 et 50 pro
cureurs d’Etats américains.
Reste qu’aller jusqu’à un démantèlement
reste un défi, prévient Mme Scott Morton.
« Les tribunaux américains sont depuis assez
longtemps plutôt hostiles au fait de prendre
des décisions fortes au nom de l’antitrust. »
En matière de concurrence, les Etats Unis
suivent depuis quarante ans ce que les spé
cialistes appellent la doctrine de Chicago,
une approche peu interventionniste théori
sée dans The Antitrust Paradox. Selon ce livre
du juriste Robert Bork paru en 1978, un mo
nopole ne serait pas un problème en soi, et
l’antitrust devrait moins se soucier des at
teintes aux concurrents que du bienêtre du
consommateur, matérialisé par des prix bas.
Or, dans le numérique, l’utilisateur bénéficie
souvent d’un service qui semble gratuit. Du
moins en apparence. « L’utilisateur livre des
données personnelles en échange d’un ser
vice. On peut voir cette transaction comme un
troc. Mais la valeur du service est peutêtre
trop faible par rapport à celle des données »,
argumente Dirk Bergemann, un économiste
de Yale. « Il faut prouver à la cour qu’il y a un
problème de prix ou un autre type de dom
mage pour le consommateur : que ce soit au
niveau de la qualité – par exemple, si le service
est truffé de publicités qui tentent de vous
manipuler –, ou du manque d’innovation »,
résume Mme Scott Morton. Une gageure. « Le
standard de la preuve est très élevé, ditelle. Et
comment démontrer ce qui se serait passé si
Instagram n’avait pas été racheté par Face
book en 2012? »
Plusieurs voix poussent pour un change
ment de doctrine, comme Lina Khan,
auteure début 2017 d’« Amazon’s Antitrust
Paradox ». Dans cet article remarqué, la ju
riste du très actif think tank Open Markets,
qu’Elizabeth Warren a rencontrée, regrette
que l’antitrust américain ait rompu avec un
élément de son ADN : la lutte contre la cons
titution de monopole.
Signe que les temps changent, Makan
Delrahim, procureur général adjoint de la di
vision antitrust au ministère fédéral de la
justice, a glissé lors d’un discours à TelAviv,
le 11 juin, que « les effets de prix ne sont pas la
seule mesure des atteintes à la concurrence »,
rappelant au passage que la Standard Oil, qui
fut démantelée au début du XXe siècle, prati
quait des tarifs bas.
L’OPTION POLITIQUE DU VOTE D’UNE LOI
Mme Warren propose, elle, d’emprunter la
voie politique : faire voter un texte qui dési
gne comme « plateform utilities » les plates
formes qui réalisent plus de 25 milliards de
dollars de chiffre d’affaires. Il serait désor
mais interdit d’être « joueur et arbitre », c’est
àdire de posséder l’une d’entre elles tout en
développant une activité dessus : sont visés
les produits d’Amazon, Apple Music, Apple
TV +, Google Shopping, Google Maps...
Cette approche, assez claire, suscite toute
fois des critiques : « L’objet du texte est trop
large et l’interdiction proposée trop radicale »,
estime M. Kovacic, l’exmembre de l’autorité
de la concurrence. « Doiton empêcher les
propriétaires de platesformes de vendre tout
service, maison dessus? La question fait dé
bat », estime Mme ScottMorton. L’exvice
président démocrate Joe Biden, le principal
rival de Mme Warren à l’élection présiden
tielle de 2020, s’est pour sa part dit « ouvert »
à l’idée d’un breakup (« démantèlement »)...
mais ne la défend pas.
Reste alors un défi de taille : le découpage
même des entreprises. « Les entités à séparer
ontelles des existences distinctes ou sontel
les très intégrées? Quid des équipes? Des ac
tifs? », alerte M. Kovacic. La séparation d’en
Google Apple
Amazon
Moteur de recherche
3,3 milliards de requêtes par jour
Appareils
iPhone, iPad, iMac...
216 millions d'iPhone vendus en 2018
iPhone : 11,1 % de part de marché du smartphone
Système d'exploitation mobile
iOS : 13,3 % de partde marché
dans les téléphones portables
Plate-formes de musique et de vidéo
Apple Music (60 millions d’abonnés)
et Apple TV+
Réseaux sociaux et messageries
Facebook (2 milliards)
et Instagram (plus de 1 milliard)
WhatsApp (1,6 milliard d’utilisateurs),
Messenger (1,3 milliard)
Publicité
Facebook Business
98,5 % de son chire d'aaires en 2018
20 % du marché de la publicité sur Internet
Place de marché pour vendeurs tiers
38 % du e-commerce aux Etats-Unis
180 millions de produits référencés
Stockage de données
AWS
10 % du chire d'aaires du groupe en 2018
mais 58 % de son résultat opérationnel
Chaînes de magasins
Whole Foods
Vente de produits : Amazon Basics
Plate-forme de vidéo et musique
Twitch, Prime Music, Prime Video
Plate-forme de téléchargement
d'applications
App Store
Publicité
DoubleClick ; Adwords...
84 % de son chire d'aaires
31 % du marché mondial de la pub en ligne
Stockage de données
Google Cloud
Système d'exploitation mobile
Android : 86,7 % de part de marché
Appareils
Nest, Pixel
Cartographie
Google Maps, Waze
Plate-forme de vidéo
YouTube : 1 milliard d'heures visionnées par jour
Quatre galaxies du numérique
PRINCIPALES ACTIVITÉS ET FILIALES DES GAFA
Valorisation boursière
en milliards de dollars
au 22 octobre
Résultat net
en milliards de dollars
en 2018
Eectifs
en milliers de salariés
Chire d’aaires
en milliards de dollars
en 2018
863,
Google
541,
Facebook
883,
Amazon
1 090
Apple
137
56
232
266
31
22 10
59
98,
35,
650
132
acebookacebookacebookacebookacebookacebook
SOURCES : IDC ; E-MARKETER ; STRATEGY ANALYTICS ; ENTREPRISES
INFOGRAPHIE : LE MONDE
N U M É R I Q U E
c’était, jusqu’à peu, un think tank comme il en
existe des centaines à Washington. Open Markets
Institute (OMI) est une petite équipe d’exjournalis
tes et de chercheurs, qui publiait ses rapports au
sein de la New America Foundation, un groupe
classé au centre et qui travaille sur différents sujets
de politique étrangère et d’économie. Mais, en
juin 2017, lorsque Barry Lynn publie sur le site
d’Open Markets un texte provocateur se félicitant
de l’amende record que la Commission européenne
vient d’infliger à Google, il déclenche une tempête
rare dans l’univers des groupes de réflexion.
Très bref et guère révolutionnaire, le texte appelle
les régulateurs américains à s’inspirer de l’exemple
européen pour se pencher sur les pratiques d’Ama
zon. Mais les « félicitations » adressées à la commis
saire Margrethe Vestager provoquent la colère de
Google, dont l’exdirecteur général, Eric Schmidt,
siège au conseil d’administration de la New Ame
rica Foundation. Quelques semaines plus tard, sa
directrice remercie l’ensemble de l’équipe de l’OMI,
déclenchant une vague de protestations et de vives
interrogations sur le poids de Google dans le finan
cement de la recherche – le géant du numérique a
toutefois nié toute intervention dans cette décision.
Open Markets se reconstitue alors en entité indé
pendante, avec le soutien financier de fondations
(Ford Foundation, Knights Foundation...) et milite
très directement pour le démantèlement des
grandes sociétés du Web. Elle préconise aussi une
série de mesures spécifiques : transparence des
algorithmes de fixation de prix, création d’organis
mes de contrôle, etc.
Proche d’Elizabeth Warren
Sur le fond, les propositions sont proches de celles
d’Elizabeth Warren, qui avait rencontré, en 2016,
Lina Khan, l’une des salariées du think tank et
auteure d’un essai remarqué sur le « paradoxe Ama
zon en matière d’antitrust ». Sur la forme, en revan
che, Open Markets estime qu’il n’est pas nécessaire
de faire voter de nouvelles lois, comme le souhaite
la candidate à l’investiture démocrate.
Open Markets a réussi à fédérer un grand nombre
de personnalités impliquées dans ce débat. Il
compte ainsi parmi ses soutiens l’exinvestisseur de
Facebook Roger McNamee, qui a publié en 2018 un
livre critique à l’égard des évolutions de Facebook, le
juriste et défenseur des libertés numériques Tim
Wu, ou encore Tristan Harris, ancien ingénieur de
Google très critique à propos de l’usage des algorith
mes de recommandation fait par son exemployeur.
Résultat, en moins de deux ans, Open Markets
s’est imposé comme la figure « raisonnable » des
partisans du démantèlement. Forcément, cela crée
quelques inimitiés. Fin 2018, le think tank est ainsi
pointé du doigt par Facebook. Le réseau social a dis
tribué aux journalistes un document listant des or
ganisations opposées à Facebook (dont faisait par
tie Open Markets) et « financées par George Soros »,
sous entendant que la vague de critiques à l’encon
tre du groupe était une manœuvre du milliardaire.
Après avoir occupé quasiment seul ce créneau
médiatique, le think tank devrait avoir bientôt de la
concurrence : Chris Hughes, cofondateur de Face
book, qui milite désormais pour une séparation de
son ancienne entreprise, a annoncé ce 17 octobre la
création d’un « fonds antimonopole » au sein de
l’Economic Security Project qu’il préside. Doté de
10 millions de dollars (8,9 millions d’euros), financé
par les organisations philanthropiques des milliar
daires George Soros et Pierre Omidyar (fondateur
d’eBay), ce fonds servira à financer aussi bien des
travaux de recherche que des actions militantes.
da. l. et al. p.
Open Markets, le think tank devenu la bête noire de Google et de Facebook
AUX ÉTATSUNIS,
LE MINISTÈRE DE LA
JUSTICE A LANCÉ
TROIS PROCÉDURES
DISTINCTES CONTRE
APPLE, GOOGLE ET
D’AUTRES GÉANTS DU
NUMÉRIQUE, ALORS
QUE L’AUTORITÉ DE
LA CONCURRENCE
ENQUÊTE SUR
FACEBOOK ET APPLE