Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1
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MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 économie & entreprise| 15

treprises rachetées (comme Instagram,
WhatsApp, Waze, Android, YouTube) peut
paraître plus simple que celle d’activités
développées en interne – comme le moteur
de recherche de Google ou la place de mar­
ché d’Amazon. Mais Facebook n’est­il pas en
train de rapprocher ses acquisitions Whats­
App et Instagram de sa messagerie Messen­
ger? C’est un obstacle au démantèlement,
pointe M. Hughes, pour qui « le temps
compte ».
Au­delà de la complexité des procédures,
les GAFA ont déjà prévenu qu’elles se « bat­
traient jusqu’au bout » contre un éclatement
de leurs activités, pour reprendre l’expres­
sion de Mark Zuckerberg. Le fondateur de Fa­
cebook a qualifié les propositions de la séna­
trice Warren de « menace existentielle », et a
multiplié, avec sa numéro deux, Sheryl San­
dberg, les rencontres avec des élus démocra­
tes et républicains, dont le président Trump.
Sur le fond, les GAFA affirment qu’ils ne
sont pas en situation de monopole. Leader
de l’e­commerce, Amazon rappelle à l’envi
qu’il ne représente que 1 % du commerce de
détail mondial. Facebook martèle que sa
taille lui permet d’investir dans la sécurité et
de tenir tête aux concurrents chinois. Goo­
gle ajoute être concurrencé dans la publicité
par... Facebook. Tous soulignent aussi que les
rachats aujourd’hui reprochés ont souvent,
en leur temps, été validés par les autorités.
Les démantèlements sont des dossiers
éminemment politiques. Jusqu’où les répu­
blicains sont­ils prêts à aller? M. Trump a
multiplié ces derniers mois les piques envers
Amazon et les menaces envers Facebook, ac­
cusé sans preuve, comme Google, de « censu­
rer » les voix conservatrices. Pour le moteur
de recherche, la menace la plus pressante

vient du Texas : Ken Paxton, le procureur gé­
néral républicain de l’Etat, a pris la tête de la
vaste enquête préliminaire menée par
50 Etats. Interrogé sur l’hypothèse d’un dé­
coupage, il a répondu : « Tout est sur la table. »
La procédure est soutenue par des médias
conservateurs, dont Fox News. Toutefois,
certains républicains restent partisans d’un
« laisser­faire » reaganien.
« Le climat politique aux Etats­Unis sur l’an­
titrust est changeant comme la météo dans
les Alpes : à 10 heures, c’est grand ciel bleu.
Mais à midi, ça peut être de la pluie et à
16 heures un glissement de terrain... », philo­
sophe M. Kovacic. Pour l’ancien de la FTC,
l’antitrust et les politiques doivent être prêts
à s’adapter : le cas d’AT & T a ainsi été résolu
par un accord négocié avec l’entreprise,
parce qu’au « bâton » du démantèlement
avait été ajoutée une « carotte » – l’annula­
tion de l’interdiction d’entrer sur le marché
de l’informatique. Pour M. Maxwell, l’anti­
trust peut aussi et surtout servir à imposer
des règles vertueuses, comme la loi sur les
télécoms de 1996.
Une chose est certaine, la bataille du
breakup est partie pour durer. « L’enquête sur
Facebook est la moins complexe, on pourrait
envisager une avancée avant la présidentielle
de 2020, estime un spécialiste de l’antitrust
qui ne souhaite pas être nommé. La procé­
dure contre Google est plus difficile : ses
activités ressemblent moins à un arbre qu’à
une forêt, mais cela peut permettre de démon­
trer une logique de monopolisation. » Les en­
quêtes contre Amazon et Apple seraient les
plus difficiles et leur avancée dépendrait de
l’élection d’un président démocrate, croit
cette source.
« L’histoire nous enseigne que ce genre d’en­
quêtes prend des années, souvent suivies par
des années de contestation », prévient Niko­
las Guggenberger, directeur exécutif du Yale
Information Society Project, rappelant
qu’en 2000 Microsoft avait fait appel du juge­
ment ordonnant son démantèlement, rem­
placé par une sanction moins lourde. « Mais
l’antitrust fait un tel retour dans le débat pu­
blic après trente ans de sommeil que cela
pourrait accélérer les choses », pense le cher­
cheur. Une victoire d’Elizabeth Warren serait
la voie la plus rapide pour arriver à un dé­
mantèlement, imagine­t­il. Avant de tempo­
riser : « Cela prendrait quand même encore
trois ans, au minimum. »
damien leloup
et alexandre piquard

Google Apple


Amazon


Moteur de recherche
3,3 milliards de requêtes par jour

Appareils
iPhone, iPad, iMac...
216 millions d'iPhone vendus en 2018
iPhone : 11,1 % de part de marché du smartphone

Système d'exploitation mobile
iOS : 13,3 % de partde marché
dans les téléphones portables

Plate-formes de musique et de vidéo
Apple Music (60 millions d’abonnés)
et Apple TV+

Réseaux sociaux et messageries
Facebook (2 milliards)
et Instagram (plus de 1 milliard)
WhatsApp (1,6 milliard d’utilisateurs),
Messenger (1,3 milliard)
Publicité
Facebook Business
98,5 % de son chire d'aaires en 2018
20 % du marché de la publicité sur Internet

Place de marché pour vendeurs tiers
38 % du e-commerce aux Etats-Unis
180 millions de produits référencés

Stockage de données
AWS
10 % du chire d'aaires du groupe en 2018
mais 58 % de son résultat opérationnel

Chaînes de magasins
Whole Foods

Vente de produits : Amazon Basics

Plate-forme de vidéo et musique
Twitch, Prime Music, Prime Video

Plate-forme de téléchargement
d'applications
App Store

Publicité
DoubleClick ; Adwords...
84 % de son chire d'aaires
31 % du marché mondial de la pub en ligne

Stockage de données
Google Cloud
Système d'exploitation mobile
Android : 86,7 % de part de marché
Appareils
Nest, Pixel
Cartographie
Google Maps, Waze

Plate-forme de vidéo
YouTube : 1 milliard d'heures visionnées par jour

Facebook


Quatre galaxies du numérique
PRINCIPALES ACTIVITÉS ET FILIALES DES GAFA

Valorisation boursière
en milliards de dollars
au 22 octobre


Résultat net
en milliards de dollars
en 2018


Eectifs
en milliers de salariés


Chire d’aaires
en milliards de dollars
en 2018


863,
Google

541,
Facebook

883,
Amazon

1 090
Apple

137

56
232

266

31

22 10

59

98,

35,
650

132

acebookacebookacebookacebookacebookacebook


SOURCES : IDC ; E-MARKETER ; STRATEGY ANALYTICS ; ENTREPRISES

INFOGRAPHIE : LE MONDE

« IL FAUT PROUVER À 


LA COUR QU’IL Y A UN 


PROBLÈME DE PRIX 


OU UN AUTRE TYPE 


DE DOMMAGE POUR


LE CONSOMMATEUR » 
FIONA SCOTT MORTON
université Yale

Les pistes alternatives pour


mieux réguler les plates­formes


De nombreux acteurs plaident pour imposer une voie médiane
entre le démantèlement et les amendes infligées aux GAFA

Q


ue faire pour s’assurer
que les GAFA respectent
la concurrence, si on
ne les démantèle pas?
L’Union européenne (UE) a infligé
à Google des amendes record –
8,2 milliards d’euros pour ses
actifs Google Shopping, Android
et AdSense, tandis que les Etats­
Unis ont sanctionné Facebook à
hauteur de 5 milliards de dollars
(4,48 milliards d’euros) pour dé­
faut de protection des données.
Mais ces sanctions sont désor­
mais jugées trop indolores pour
Google, Amazon, Facebook et Ap­
ple et leurs quasi 700 milliards de
dollars de chiffre d’affaires. Beau­
coup plaident pour ouvrir une
troisième voie. « Les amendes ne
sont pas une arme absolue, a ré­
sumé Margrethe Vestager, la com­
missaire européenne à la concur­
rence, le 8 octobre. Nous cherchons
des remèdes encore plus forts. »

Encadrer les rachats d’entrepri­
ses « Une priorité est de revoir les
règles d’autorisation des acquisi­
tions d’entreprises », explique Isa­
belle de Silva, présidente de l’Auto­
rité de la concurrence, citant
l’exemple des rachats de Whats­
App et Instagram par Facebook.
Les autorités ont une vision trop
étriquée des marchés : elles de­
vraient apprécier le « pouvoir de
marché » et la constitution de
« grands ensembles d’utilisa­
teurs », pense­t­elle. Instagram et
WhatsApp réalisaient lors de leur
rachat peu de chiffre d’affaires,
mais ont permis à Facebook de cu­
muler aujourd’hui 2,7 milliards
d’utilisateurs. A ce titre, leur ra­
chat aurait pu être interdit.
Aux Etats­Unis, l’association des
procureurs des Etats a suggéré, en
juin, à l’autorité de la concurrence
américaine (FTC) d’imposer aux
géants du numérique de notifier
toutes leurs acquisitions ou tout
rachat d’une jeune entreprise.
L’idée est d’éviter que des deals
passent sous les seuils de notifica­
tion, formulés en chiffre d’affai­
res. Certains proposent de plutôt
regarder le montant du rachat.
L’ex­investisseur de Facebook Ro­
ger McNamee voudrait, lui, inter­

dire aux GAFA d’entrer sur de nou­
veaux marchés : villes connectées,
monnaie numérique, etc.

Réglementer l’usage des don­
nées Un des remèdes envisagés
par les autorités américaines est
de rendre obligatoire la transpa­
rence sur les données collectées
auprès des utilisateurs. Voire de
créer une agence chargée de con­
trôler leur usage. Les Etats­Unis se
doteraient ainsi d’une législation
inspirée de l’Europe et son règle­
ment général de la protection des
données (RGPD).
En France et en Europe, où le
RGPD est entré en vigueur en
mai 2018, il faut en faire « un bi­
lan », afin de voir s’il faut de nou­
velles règles pour éviter une « col­
lecte démesurée » de données, es­
time Mme de Silva. En Allemagne,
l’autorité de protection de la vie
privée a innové en interdisant à
Facebook de croiser les données
de WhatsApp ou Instagram sans
consentement.
Certains veulent s’inspirer des
télécoms : AT&T a été forcé de par­
tager son brevet sur le transistor
avec ses concurrents, puis les opé­
rateurs historiques ont été con­
traints d’ouvrir leur réseau à de
nouveaux acteurs... On pourrait
ainsi obliger ces acteurs à mettre à
disposition certaines données­
clés : les requêtes du moteur de re­
cherche de Google, les ventes sur
Amazon.com, etc.

Imposer des règles de conduite
aux plates­formes Sébastien So­
riano, le président du régulateur
des télécoms (Arcep), est un des
partisans de la création de régle­
mentations ex ante – préventives –
des plates­formes : selon le « prin­
cipe de la liberté de choix », l’utilisa­

teur devrait pouvoir installer ou
désinstaller toute application. En
vertu de la « non­discrimination »,
Apple aurait interdiction de
mieux traiter Apple Music que son
concurrent Spotify sur son maga­
sin d’applications... Idem pour
Amazon et ses produits.
Des enquêtes de la Commission
européenne sont déjà en cours sur
ces deux cas, rappelle Mme de Silva,
qui pointe le risque de « surrégle­
menter ». Mais la régulation des
plates­formes va bien « être discu­
tée » par la nouvelle Commission.
Certains veulent même imposer
une « séparation fonctionnelle »
comme dans les télécoms : Ama­
zon, Apple ou Google devraient te­
nir une comptabilité séparée de
leurs plates­formes, afin de prou­
ver qu’ils ne subventionnent par
leurs filiales. Mme de Silva propose
de mieux surveiller les entrepri­
ses qui s’imposent sur un marché
en s’autorisant à accumuler des
pertes pendant des années,
comme Amazon ou Netflix.

L’interopérabilité et la portabi­
lité des données Recommandée
par des spécialistes de l’antitrust,
comme l’association libertaire La
Quadrature du Net, la portabilité
des données permet de récupérer
les informations qu’on a données
à un réseau social. Elle existe déjà
dans le RGPD, mais elle ne couvre
pas les contacts. L’étendre per­
mettrait de quitter Facebook pour
un concurrent.
L’interopérabilité rendrait possi­
ble la communication entre les
plates­formes : un internaute
pourrait s’inscrire sur un réseau
alternatif tout en envoyant des
messages à ses amis sur What­
sApp. Mais des problèmes prati­
ques se posent : il faudrait impo­
ser un standard commun. Com­
ment échanger des messages
cryptés avec un réseau social « en
clair »? Facebook insiste aussi sur
la vie privée : puis­je exporter des
contacts ou des contenus partagés
avec d’autres internautes sans leur
consentement? Ces arguments
montrent que les GAFA se battront
âprement sur tous les terrains.
al.p.

Les Américains adorent les acro­
nymes. Un concept ramassé
dans quelques lettres. Les BRIC
désignaient les champions des
pays émergents (Brésil, Russie,
Inde, Chine) ; les GAFA (Google,
Apple, Facebook, Amazon) font
référence aux vedettes de la nou­
velle économie numérique. Dans
les deux cas, la volonté simplifi­
catrice de la formule obscurcit le
débat plus qu’elle ne l’éclaire. Il
n’y a finalement pas plus de si­
militudes entre les quatre pays
qu’entre les mousquetaires de
l’Internet. C’est pour cela que la
question de leur régulation,
voire de leur éclatement, peut
paraître si difficile à trancher.
Sur le strict plan du modèle
économique, ce groupe rassem­
ble deux entreprises de publicité
(84 % des ressources de Google,
environ 98 % de celles de Face­
book), un fabricant de téléphones
et d’ordinateurs (75 % du chiffre
d’affaires d’Apple) et une galerie
commerçante sur le Web (Ama­
zon). Ils sont certes puissants,

puisque, avec Microsoft, ils occu­
pent les cinq premières places de
la capitalisation boursière mon­
diale. Toutefois, comme le souli­
gne l’économiste Thomas Philip­
pon dans un livre majeur (The
Great Reversal, Belknap Harvard,
non traduit), leur puissance n’est
pas si différente de celle des stars
de la cote qui les précédaient.

Travail de titan
Les General Motors, General
Electric, IBM ou AT&T avaient un
poids similaire sur le marché ac­
tions (environ 10 % de la capitali­
sation boursière américaine), af­
fichaient des marges assez pro­
ches (autour de 20 % à 25 %) et
des niveaux d’imposition voisins
(25 % à 30 %).
Il existe cependant trois diffé­
rences­clés. La première est l’ef­
fet de réseau caractéristique de
l’Internet. Plus ces sociétés gros­
sissent, plus elles deviennent ef­
ficaces et attractives, et plus elles
rendent difficile l’accès à de fu­
turs concurrents. D’où les parts

de marché spectaculaires de
Google ou Facebook.
La deuxième est leur poids
dans l’économie. En se penchant
sur les taux d’emploi et la contri­
bution par leurs achats à l’acti­
vité du pays, M. Philippon a dé­
montré que leur apport était
beaucoup plus faible, hormis
Amazon, très gros employeur
américain. Sur ce plan, un affai­
blissement de Google ou Face­
book n’aurait pas d’impact
macroéconomique notable.
La troisième différence, qui est
leur vrai point commun, est l’im­
portance des données des utili­
sateurs. Un carburant qui leur
permet d’améliorer le service, de
retenir le client et de bloquer la
concurrence. C’est donc sur ce le­
vier qu’il est le plus efficace et
urgent d’appuyer, en rendant la
propriété et le contrôle de leurs
données aux clients. L’Union
européenne a lancé ce travail de
titan, quand l’Amérique se perd
dans un débat démagogique et
tardif sur leur démantèlement.

PERTES & PROFITS|ÉCONOMIE NUMÉRIQUE
p a r p h i l i p p e e s c a n d e

Le carburant des données


« IL FAUT REVOIR LES 


RÈGLES D’AUTORISATION 


DES ACQUISITIONS 


D’ENTREPRISES »
ISABELLE DE SILVA
présidente de l’autorité
de la concurrence
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