Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

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INTERNATIONAL


MERCREDI 23 OCTOBRE 2019

0123


montréal ­ correspondance

L


e marathon de meetings
aura donc été salvateur.
Le premier ministre sor­
tant, Justin Trudeau, chef
de file du Parti libéral, que les
sondages donnaient au coude­à­
coude avec le candidat conserva­
teur, Andrew Scheer, et qui n’a
cessé ces derniers jours de brûler
les planches de campagne, du Pa­
cifique à l’Arctique jusqu’à l’At­
lantique, soignant son image à
coup de Tweet et de selfies, a
remporté de justesse un second
mandat, ce lundi 21 octobre.
Selon les projections à minuit
des principaux médias cana­
diens, sa formation n’a obtenu
qu’une majorité relative au Parle­
ment, arrivant en tête dans 157
des 338 circonscriptions du pays.
Un score qui, s’il est confirmé,
l’obligera à compter sur l’appui
d’un petit parti pour se mainte­
nir au pouvoir. Les conserva­
teurs, eux, obtiendraient 122 cir­
conscriptions, suivis des indé­
pendantistes du Bloc québécois
avec 32 sièges. Concentration du
vote par circonscriptions oblige,
Andrew Scheer était cependant
en voie de remporter plus de
voix que les libéraux, avec 34,2 %
des voix exprimées contre

33,4 %. Le résultat est d’autant
plus amer pour le premier minis­
tre qu’il avait largement rem­
porté les élections en 2015, avec
près de 40 % des voix.
Dès l’annonce des premières
projections, Justin Trudeau s’est
adressé à ses partisans, visible­
ment soulagés. Il a reconnu qu’il
avait fort à faire pour unifier son
pays, promettant de travailler
pour tous les Canadiens. Dans
un appel du pied en direction
des électeurs de la Belle Pro­
vince, où le Bloc a réalisé de très
bons scores, il a ajouté : « Mes
chers Québécois, j’ai entendu vo­
tre message ce soir. Vous voulez
continuer d’avancer avec nous,
mais vous voulez aussi vous assu­
rer que la voix du Québec se porte
aussi à Ottawa », la capitale, siège
du Parlement.

Le chômage au plus bas
Usé par quatre ans de pouvoir, af­
faibli par plusieurs scandales et
maladresses, Justin Trudeau a
réussi son pari, mais sans décro­
cher la majorité absolue comme
lors des élections de 2015. Avec
35 % d’opinions favorables ces
derniers mois, soit moitié moins
que durant toute la première an­
née de son mandat, il a su renver­
ser in extremis une tendance qui
aurait fait de lui le premier chef
de gouvernement sortant non
réélu depuis près de quatre­
vingt­quatre ans.
Certes, Justin Trudeau a pu se
prévaloir d’un bilan plutôt flat­
teur en matière économique. Il
n’a d’ailleurs eu de cesse de rap­
peler devant son public que la
croissance se portait bien, que
1,2 million de nouveaux emplois
net ont été créés sous sa manda­
ture et que le chômage était à son
plus bas depuis quarante ans. Le
fils de Pierre Elliott Trudeau, lui­
même premier ministre pendant
quinze ans, a toutefois eu plus de
mal à masquer la série d’affaires
qui ont brouillé son image ces
deux dernières années.

Fin 2017, il est montré du doigt
par la commissaire à l’éthique,
pour s’être rendu à deux reprises,
aux frais de son hôte, sur l’île pri­
vée de l’Aga Khan, aux Bahamas.
En 2019, un rapport l’accuse de
conflit d’intérêts pour avoir fait
pression sur sa ministre de la jus­
tice et première représentante des
communautés autochtones du
gouvernement, Jody Wilson­Ray­
bould, afin qu’elle intervienne
dans une procédure contre une so­
ciété québécoise, SNC­Lavalin,
poursuivie pour corruption. Ce
scandale hantera la fin de son
mandat et fera longtemps plonger
sa cote de popularité. Auteur du li­
vre à charge Un selfie avec Justin
Trudeau (Québec Amérique, 2018),
Jocelyn Coulon, son ex­conseiller
aux affaires étrangères, estime
que le premier ministre « promet­
tait de faire de la politique autre­
ment, mais s’est révélé être un poli­
ticien comme les autres ».

Puis, en pleine campagne pour
les législatives, la presse publie
plusieurs photos et une vidéo le
montrant le visage maquillé de
brun ou de noir (« blackface ») lors
de soirées privées entre 1990 et


  1. Elles font le tour de monde et
    provoquent un tollé au Canada.
    Malgré ces difficultés, M. Tru­
    deau – qualifié de « futur premier
    ministre du Canada » par Richard
    Nixon, lors d’un dîner d’Etat avec


son père alors qu’il n’avait que
quelques mois – a su garder un
pouvoir d’attraction. L’image d’un
Justin Trudeau porte­parole effi­
cace du Canada sur la scène mon­
diale a été mise en avant la se­
maine dernière lorsque l’ex­prési­
dent américain Barack Obama,
très populaire au Canada durant
son mandat, a soutenu sa réélec­
tion, vantant le « leader progres­
siste » dont « le monde a besoin ».

« La moins mauvaise option »
Autre facteur déterminant : les
électeurs n’ont pas semblé débor­
der d’enthousiasme à propos des
alternatives. « Les Canadiens
n’ont pas pardonné à M. Tru­
deau » ses faiblesses et scandales,
notait, avant l’élection, Jean­Marc
Léger, directeur général d’un ins­
titut de sondages basé à Mon­
tréal. Mais « beaucoup voient le
premier ministre comme la moins
mauvaise option ».

Le premier
ministre
canadien,
Justin Trudeau,
le 21 octobre,
à Montréal.
COLE BURSTON/AFP

Les propos
du candidat
conservateur
Andrew Scheer
sur l’avortement
et le mariage
pour tous
ont choqué

Le candidat Andrew Scheer a ra­
pidement atteint ses limites. A
40 ans, ce responsable politique
de carrière a eu du mal à définir ce
qu’il défendait, au­delà de la ré­
duction des impôts. Ses propos
contre l’avortement, et ses com­
mentaires sur le mariage pour
tous, ont choqué. Selon M. Léger,
« M. Scheer a expliqué aux Cana­
diens pourquoi ils ne devraient pas
voter pour Justin Trudeau, mais n’a
jamais expliqué pourquoi ils de­
vraient voter pour lui ».
Malgré un score étriqué, Justin
Trudeau peut rêver de poursuivre
le chemin tracé par son père. A l’is­
sue de son premier mandat
en 1972, il avait été reconduit au
pouvoir et avait dû former un gou­
vernement minoritaire. Puis il
avait remporté deux autres man­
dats, avec une majorité absolue,
marquant l’histoire du pays.
nicolas bourcier (à paris)
et agnès chapsal

la dernière fois que les Canadiens
s’étaient exprimés dans les urnes, nom­
bre d’entre eux estimaient qu’il s’agis­
sait là d’une bataille existentielle pour
l’âme du pays. A l’époque, en 2015, le
jeune Justin Trudeau, fils prodige du flam­
boyant Pierre Elliott Trudeau, premier mi­
nistre pendant près de quinze ans (1968­
1979 puis 1980­1984), remporta haut la
main les élections fédérales, renvoyant
dans les cordes le très austère Stephen
Harper, chef de file d’un parti conserva­
teur usé par dix ans de pouvoir.
Au terme d’une folle campagne, il sut
s’imposer dans un pays que l’on disait trop
grand, trop compliqué à gérer pour ce
quadra qui n’avait jamais présenté un seul
projet de loi durant ses quatre ans passés au
Parlement. Justin Trudeau fit souffler un
vent nouveau sur ce Canada engourdi après
des années d’austérité et de repli. Pour
ses partisans, la victoire marquait le retour
des valeurs canadiennes – tolérance, ouver­
ture et progressisme – que les gouverne­
ments précédents avaient abandonnées.

Le scrutin du lundi 21 octobre a été tout
autre. Reparti en campagne le 11 septembre,
avec un slogan sans consistance – « Choisir
d’avancer » –, M. Trudeau a renvoyé l’image
d’un candidat enjoignant aux électeurs de
simplement tourner la page de ses erreurs.

« Il porte toujours un masque »
Bien sûr, le charme n’est pas tout à fait
brisé. A Montréal, à Ottawa et Vancouver,
où le premier ministre l’a emporté, les mili­
tants du Parti libéral se sont réjouis fiévreu­
sement. Mais ailleurs, après l’excitation
haletante de naguère, c’est le temps des in­
terrogations et des doutes, du souci de voir
à travers et au­delà de M. Trudeau.
Longtemps icône des progressistes, il a
déçu une partie de son électorat et plongé
son propre camp dans une crise d’identité.
Le trouble suscité par la publication, en sep­
tembre, de plusieurs photos où on le voit
costumé, grimé en Noir (« blackface »), a été
assez préjudiciable. Ces révélations sont
venues s’ajouter à une critique récurrente à
l’égard de son caractère, formulée par ses

détracteurs : le progressisme dont il se pré­
vaut ne serait qu’un vernis de politicien op­
portuniste. Grand défenseur, en parole,
de l’environnement, ne s’est­il pas résigné à
nationaliser un pipeline pour écouler le
pétrole albertain vers le Pacifique? Sa taxe
médiatisée imposant les 1 % les plus riches
du pays n’a­t­elle pas masqué les ristournes
accordées aux 10 % suivants? Et quid des
pressions sur sa ministre de la justice pour
la dissuader de poursuivre une firme d’in­
génierie québécoise, SNC­Lavalin, accusée
de fraude et de corruption en Libye?
Ses adversaires ne se sont pas privés de
mettre en cause sa sincérité. Lors d’un
débat, Andrew Scheer a ironisé d’une for­
mule rappelant les photos de « blackface » :
« Le fait est qu’il porte toujours un masque. »
Plus énigmatique, Jagmeet Singh, leader du
Nouveau Parti démocratique et probable
partenaire du Parti libéral dans un gouver­
nement minoritaire, a pris le public à
témoin : « Qui est le vrai M. Trudeau? » La
question n’a pas fini de lui être posée.
n. bo.

De l’icône progressiste aux accusations d’opportunisme


Au Canada, la victoire étriquée de Trudeau


Le premier ministre sortant, affaibli par les scandales, pourrait former un gouvernement minoritaire


LE  CONTEXTE


RÉSULTATS
Selon les résultats partiels quasi
définitifs (336 élus sur 338 cir-
conscriptions), le Parti libéral
remporte 157 sièges. Le Parti
conservateur d’Andrew Scheer en
comptabilise 121, tandis que le
Nouveau Parti démocratique
s’est effondré, avec 25 circons-
criptions (il en comptait 39 à la
dernière législature). Le Parti vert
d’Elizabeth May n’a pas effectué
la percée espérée (3 sièges).
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