Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

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CULTURE


MERCREDI 23 OCTOBRE 2019

0123


Vincent Cassel, un éruptif qui se soigne


L’acteur incarne un directeur d’association d’accueil pour jeunes gens handicapés dans « Hors normes »


RENCONTRE


J’


ai de plus en plus de mal à
tuer des gens. » Vincent
Cassel retourne sa
grande carcasse bondis­
sante sur le canapé en
Skaï. « Dans Jason Bourne, j’étais
un peu dégoûté à la fin de tuer à
tout­va sans bien comprendre ni
qui ni pourquoi – ces scénarios,
c’est toujours un peu emberlifi­
coté. » Il se marre. A 52 ans, on re­
trouve Vincent Cassel avec barbe
et kippa, en directeur d’une asso­
ciation d’accueil de handicapés,
dans Hors normes, d’Olivier Naka­
che et Eric Toledano (Intoucha­
bles, Samba, Le Sens de la fête...).
Exit la jeune tête brûlée de La
Haine (1995), sa marque de fabri­
que? Pas si sûr. Derrière ses yeux
qui pétillent et son sourire d’ange
bout la même force éruptive.
« On a chacun sa manière d’être,
constate­t­il. Une énergie qui nous
est propre et sur laquelle on surfe.
De cette énergie, on fait soit des
personnages agressifs comme
Vinz dans La Haine, soit des opi­
niâtres comme Bruno, le héros de
Hors normes. » Et d’ajouter,
amusé : « Sur le tournage, les réali­
sateurs me disaient toujours :
“gentil, gentil...” »
Vinz un jour, Vinz toujours? Au
départ, d’ailleurs, ce n’est pas
Vinz mais Veentz. « C’était l’épo­
que du tag, et les “e”, c’est plus inté­
ressant à dessiner que les “i”. »
Gosse des rues, hip­hop, vélo,
« parisian attitude », gouaille et
provoc : « “J’aime rien, je suis pari­
sien” : c’était une inscription sur
un tee­shirt. J’adore. Une identité.
J’ai grandi comme ça, en faisant
des allers­retours entre Montmar­
tre et Ménilmontant où j’habite
toujours. »

Inadapté par essence
Le drame chez les Cassel (de leur
vrai nom Crochon), c’est l’élé­
gance. Le fils de Jean­Pierre, ce
gentleman du cinéma français,
va tout faire pour gommer la fi­
liation qui stigmatise, ainsi que le
côté séducteur qui, chez lui aussi,
reprend le dessus pour peu qu’il
lui lâche la bride. « Jeune, j’avais la
peau lisse, je me sentais adoles­
cent. J’ai lutté contre ça, me
vieillissant pour les rôles, me ra­
joutant des cheveux blancs.
L’agressivité que je déployais,
c’était pour ça aussi. » Il grimace :
« Les gens avec aspérités sont plus
intéressants à jouer, et ce sont
souvent les méchants. »
Question bad guys du cinéma, il
est devenu spécialiste, du genre à
en dresser la typologie sélective :
« Le jeu des acteurs ne cesse de
changer avec les époques, expli­
que­t­il. On peut commencer avec

Paul Muni, dans le Scarface d’Ho­
ward Hawks, c’est le temps du
muet, très expressionniste. Puis
vient le triomphe d’une espèce de
naturalisme, avec Marlon Brando
qui, à vouloir trop souffrir, en
devient presque fatigant. Arrive le
minimalisme sur­vécu de Robert
De Niro... On s’adapte. Or,
aujourd’hui, les tueurs, les vrais,
passent eux­mêmes à l’écran, sont
interviewés, et parce que les gens
vrais ne jouent pas bien, pour les
imiter, les acteurs se mettent à
jouer maladroitement et sans
emphase. »
Vinz, lui, est cabot, et le revendi­
que. « Le sens de l’humour, c’est
primordial. Il n’y a pas de style
sans humour. Depardieu, Ma­
rielle, Rochefort, Mastroianni...
Les grands acteurs frisent le cabo­
tinage parce qu’ils savent jouer
l’outrance, être polymorphes, se
mouvoir dans l’impro perma­

nente. » Il s’agace : « Reprocher ça
à un mec comme Luchini, c’est dire
à quelqu’un qui sait voler : “Ne le
fais pas en public, on va dire que tu
te la pètes.” » Inadapté par es­
sence. Hors normes par nature.
« J’ai revu Irréversible, de Gaspard
Noé, à Venise : Ouah, quel film! On
aime ou on n’aime pas, mais c’est
quelque chose dont tu te souviens


  • c’est important de marquer les
    esprits, de réussir à interpeller le


spectateur au milieu de tout ce
bordel. »

Grande bringue chaleureuse
Pour interpeller, il interpelle.
« Sagittaire ascendant lion. Che­
val de feu chez les Chinois. » Il s’est
étudié sous toutes les coutures :
astrologie, psychanalyse, chama­
nisme. Et puis il a cessé de se me­
surer à son père, disparu en 2007.
« Je lui ressemble de toute façon de
plus en plus. Je me suis revu dans
Mesrine. Je ne voyais que lui. » Il
marque une pause, ce qui est
rare. « Les enfants, c’est la clé de
l’éternité, c’est le seul truc qu’il ne
faut pas rater. » Il a trois filles,
deux avec Monica Bellucci, avec
qui il a vécu dix­huit ans, et une,
née au mois d’avril dernier, avec
Tina Kunakey, une mannequin
de trente ans sa cadette. Ils l’ont
baptisée Amazonie.
Le Brésil. Son eldorado. Il

a 6 ans et, pour la première fois, il
va seul au cinéma avec son père.
C’est la grande salle du Kinopa­
norama à Paris. On y joue Orfeu
Negro, de Marcel Camus (1959).
Un éblouissement. Les couleurs
d’abord, et puis la musique.
Quinze ans plus tard, le jeune fan
de hip­hop s’envole pour Rio, y
apprendre la capoeira. Pour un
peu, là, racontant ce pays où il
s’est installé un temps et conti­
nue d’y faire des allers­retours,
Vincent Cassel se mettrait à
chanter. Mais c’est son corps qui,
une fois de plus, se met en mou­
vement en évoquant le White Al­
bum, de Joao Gilberto.
Grande bringue chaleureuse. La
main franche. Jamais un mot lâ­
ché contre qui que ce soit. Il con­
naît le métier : un journaliste, ça
cause. Son (ex ?) copain Kassovitz
défend les théories du complot?
Son frère, Mathias, alias Roc­

Vincent Cassel dans « Hors normes », d’Olivier Nakache et Eric Toledano. CAROLE BETHUEL /QUAD/TEN CINEMA

« Les gens
avec aspérités
sont plus
intéressants
à jouer, et ce sont
souvent les
méchants »

kin’Squat (fondateur autrefois
d’Assassin, un groupe pionnier
du rap), lui a fait lire Jordan
Maxwell, un autre monument du
conspirationnisme? Il élude, bon
enfant : « Sans parler d’Illuminati,
de complots, ou de trucs barrés, il
suffit de regarder le pouvoir des
banques pour se dire qu’une élite
peut engager la planète entière,
faut pas être naïf. » Il préfère met­
tre l’accent sur le fait que son
frère, avec son festival Planeta
Ginga, a fait venir dans les favelas
Oxmo Puccino ou Booba. De
nouveau, le voilà qui gigote :
« Ginga, c’est un mot de capoeira
pour désigner tout ce qui se passe
entre les corps... une manière de
composer avec le quotidien. »
L’homme est action, geste, phy­
sique. Et quand il parle, ce n’est
pas un flow, c’est une vague. « Je
parle trop vite, les idées sont orga­
nisées mais j’ai du mal à énoncer
tous les mots... Il faudrait encore
travailler l’élocution », constate,
vaguement ironique, celui qui
s’auto­éduque sur Internet en re­
gardant – en accéléré – inter­
views et conférences, du coup ca­
pable de vous faire au débotté un
exposé sur Gunter Pauli et le bio­
mimétisme, le chamanisme ou
l’épigénétique et le junk­DNA...
« J’ai besoin de suivre mon épo­
que. Avec Nakache et Toledano, je
suis chez les positifs. C’est ce dont
on a besoin aujourd’hui... Est­ce
que ce serait moi qui m’adapte? A
force d’avoir travaillé le côté som­
bre, cynique, je commence à deve­
nir papa cool... » Et puis, comme
si on s’inquiétait : « Non, non, ne
croyez pas, je continue à prendre
un malin plaisir à jouer des rôles
subversifs. » A son Panthéon,
l’homme qui « a besoin de faire le
grand écart » – il débarque de
cinq mois de tournage pour la sé­
rie américaine d’OCS Westworld –
a inscrit Huit et demi, de Fellini, et
Raging Bull, de Scorsese. «... Et on
ferme sa gueule! » , assène­t­il, jo­
vial. Parce que Vinz, tout de
même, c’est Vinz.
laurent carpentier

HORS  NORMES

Quelque chose d’américain travaille de
longue date le cinéma d’Olivier Naka­
che et Eric Toledano. Célébration de l’in­
dividualisme, méfiance de l’institution,
éloge des hommes de bonne volonté,
hymne à la gentillesse et au souci
d’autrui, amour invétéré des acteurs,
diffusion de larges brassées de récon­
fort. A une époque aussi conflictuelle
que la nôtre, ces valeurs simples sont
âprement recherchées, même une
heure et demie au cinéma, ça détend. Ce
qui était déjà vrai de leurs premiers
films (leur premier long­métrage, Je
préfère qu’on reste amis, date de 2005)
l’est plus encore depuis Intouchables
(2011), soudaine cristallisation de quali­
tés qui n’existaient qu’en puissance, et
qui les a propulsés au nirvana du ci­
néma français.
Faisant suite à Samba (2014) et au Sens
de la fête (2017) – sur un terrain de plus
en plus marqué par la tentation d’une
réduction des fractures de la société

française –, ces docteurs Feelgood du ci­
néma hexagonal proposent avec Hors
normes un jeu délicat entremêlant trois
sujets qu’on qualifiera de sensibles. Les
adolescents autistes ; les jeunes des
quartiers ; les relations judéo­arabes.
Rien de moins. Donc, pour commencer,
un tandem archi­complémentaire (cela
vous rappelle quelque chose ?). D’un
côté, Bruno (Vincent Cassel), juif obser­
vant, gros tchatcheur, gros fonceur, gros
embrouilleur ; de l’autre, Malik (Reda
Kateb), musulman sans ostentation,
carré, direct, solide.
Educateurs, le premier dirige une
structure d’accueil pour jeunes autistes
en bout de parcours institutionnel, le
second une association pour des jeunes
en demande de réinsertion. Ils étaient
donc faits l’un pour l’autre, l’amitié en
sus. Et leurs ouailles itou. Les uns s’oc­
cupant des autres, les autres occupant
les uns, le pari étant que cela fait du bien
à tout le monde. Le travail et le stress –
inspecteurs des affaires sociales ta­
tillons, police peu amène, corde raide
des comportements – étant par ailleurs

si intenses qu’on en oublie les prédéter­
minations : juif, musulman, autiste, dé­
linquant... Cela s’appelle un projet,
mené avec le cœur et la passion, parfois
aux franges du cadre légal. Le challenge
consistant évidemment pour les réali­
sateurs – partant d’une telle souffrance
humaine – d’instiller sans obscénité les
ingrédients propres à tirer le film du
côté de la comédie sociale.

Psychopathe du bien
La finesse du tandem y pourvoie. Avec le
funambulisme de Bruno, psychopathe
du bien, célibataire incasable car aliéné
à sa cause, animateur d’une association
sans agrément, concepteur quotidien
de plans sur la comète, dépositaire légal
du mantra « on va trouver une solu­
tion », là où 99 % de ses semblables ont
déjà baissé les bras. Mais aussi bien avec
le personnage de Joseph, véritable
autiste touché par la grâce, bien qu’il
soit régulièrement tenté de frapper sa
mère, et qui gagne sans effort les suffra­
ges du spectateur en faisant peser sur
chaque trajet en métro la menace d’un

signal d’alarme dont on sait qu’il ne
pourra pas ne pas le tirer.
Faire ainsi tenir ensemble le dossier
social, le mélodrame et la comédie re­
quiert un sens de la narration et du ti­
ming redoutable. D’un autre côté, tout
cela est évidemment trop beau pour
être vrai, trop lisse et calibré pour déchi­
rer le voile de la représentation. Mais
même à cela, Nakache et Toledano, dé­
sarmants, ont une réponse, emballée
dans le tissu même du réel : oui, cela est
possible, oui, ces gens­là et ces lieux­là
existent, ils les ont de longue date ren­
contrés, ils s’en sont même inspirés.
Même cause qu’Intouchables, donc, qui
fut tiré d’une histoire vraie, et mêmes
effets à prévoir, ou à tout le moins ap­
prochants, car ce n’est pas tous les jours
qu’on décroche une telle timbale. Le réel
naturalise ainsi la légende, qui en retour
embellit le réel.
jacques mandelbaum

Film français d’Olivier Nakache et Eric
Toledano. Avec Vincent Cassel, Reda
Kateb, Bryan Mialoundama (1 h 53).

Les Dr feel good du cinéma français s’emparent avec succès du thème de l’autisme

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