Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1
0123
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 culture| 23

Une charge


appuyée contre


l’ubérisation


de la société


Ken Loach s’attaque une nouvelle


fois aux dégâts causés par l’ordre


néolibéral, chargeant le propos


au risque d’en réduire la portée


SORRY  WE  MISSED  YOU


F


idèle à lui­même, Ken
Loach, 83 ans, continue
de dénoncer le démantè­
lement de l’état social
britannique par un ordre néolibé­
ral qui dissout les solidarités col­
lectives et pèse sur les épaules
des plus vulnérables. Après Moi,
Daniel Blake (2016), qui retraçait
le combat d’un accidenté aux
prises avec des dispositifs d’aide
sociale rendus illisibles et cul­
pabilisants, Sorry We Missed
You s’attaque cette fois au phé­
nomène dit d’« ubérisation du
travail », lié aux nouveaux
outils numériques. Cette logique
est bien connue pour son tour
de passe­passe pernicieux, qui
consiste à rhabiller le salarié en
« autoentrepreneur » corvéable à
merci, endossant lui­même les
risques et les charges de son acti­
vité, ainsi amené à prendre part
à sa propre exploitation.
Afin d’en détricoter les rouages,
Loach et son scénariste Paul La­
verty empruntent de nouveau
les chemins de la chronique do­
cumentée, assumant pleinement
sa forme didactique, formule qui
est devenue, en quelque sorte,
leur marque de fabrique.
Ricky (Kris Hitchen) et Abbie
(Debbie Honeywood) sont instal­
lés avec leurs deux enfants à

Newcastle, dans le nord­est de l’An­
gleterre, et tentent de redresser la
barre après une faillite, suite à la
crise des subprimes. Ricky, ouvrier
du bâtiment au chômage, origi­
naire de Manchester, décide de
se lancer à son compte dans une
microentreprise de livraison à do­
micile, mais au sein d’un centre de
tri pratiquant une sous­traitance
concurrentielle impitoyable entre
ses chauffeurs. Ne comptant pas
ses heures, l’homme enchaîne les
courses, sous la loi d’airain d’un
boîtier électronique qui piste ses
moindres faits et gestes, enregis­
tre ses performances, et ne lui
laisse jamais plus de deux minu­
tes pour souffler. Abbie, de son
côté, pratique le service à la per­
sonne, auprès de « clients » graba­
taires ou lourdement handicapés,
rémunérée à la tâche pour des
horaires morcelés. Tous deux ont
à faire à une parcellisation du tra­
vail, qui, s’infiltrant partout, le dis­
pute de plus en plus au quotidien,
à l’intimité, à la vie de famille,
bientôt en voie d’implosion.

Des portraits hauts en couleur
Sorry We Missed You (d’après le
petit mot que déposent les li­
vreurs quand le client n’est pas
chez lui) vaut avant tout pour la
clarté et la précision de son cons­
tat quant au pacte faustien qu’ont
pris les nouvelles formes du tra­
vail, régies par un langage trom­
peur (on ne dit plus « travail »,

une série de portraits hauts en
couleur, tour à tour drôles (le sup­
porteur du club de foot local face
à un Ricky indécrottablement
pro­Manchester), ou déchirants
(une vieille dame se remémorant
la grande grève des mineurs de
1984). Une collection de gens
seuls, atteints, vulnérables, isolés
les uns des autres, montrant à

quel point la société était déjà
éclatée, parcellisée, avant même
de faire le lit de cette ubérisation.
D’où vient alors que le film ne
convainc pas jusqu’au bout? Dans
son dernier tiers, l’état des lieux
cède place à la démonstration,
l’observation à la volonté de dis­
cours et le réalisme au mélo­
drame social. Voulant prouver
que la numérisation des tâches
détruit jusqu’au corps des néo­
salariés, Loach et Laverty ne ces­
sent d’accumuler les épreuves
que traversent leurs personnages,
basculant alors dans une logique
du pire quelque peu artificielle.
Les personnages cessent alors
d’en être, pour relayer des énon­
cés et accomplir le tour final du

scénario. La fin clairement ratée,
comme un baisser de rideau trop
sec, indique un tour de force, de la
part des auteurs, là où le constat
n’appelait pas forcément de con­
clusion tranchée. Celle­ci ne doit
néanmoins pas faire oublier la ré­
ponse qu’a su apporter le film,
dans ses meilleurs moments, aux
froids mécanismes qu’il dénonce :
le respect du droit fondamental
des êtres à apparaître tels quels,
dans toute leur épaisseur et leurs
aspérités, devant la caméra.
mathieu macheret

Film britannique de Ken Loach.
Avec Kris Hitchen, Debbie
Honeywood, Rhys Stone,
Katie Proctor (1 h 41).

Kris Hitchen (au centre) joue Ricky, un chauffeur livreur corvéable à merci. JOSS BARRATT

Ken Loach : « Oui, les gens sont généreux »


Le cinéaste britannique, en guerre contre la précarisation du travail et l’augmentation de la pauvreté,
est devenu une des grandes voix de la gauche européenne

ENTRETIEN


A


lors qu’un demi­siècle
s’est écoulé depuis Kes et
ses premiers succès,
Sorry We Missed You est un mani­
feste contre l’ubérisation de la so­
ciété. On retrouve Ken Loach avec
ce sentiment que le cinéaste à la
voix douce et aux propos tranchés
est plus que jamais en campagne.

Vous avez voté contre le Brexit.
Où en êtes­vous aujourd’hui?
Toute cette histoire est une di­
version. Une dispute entre deux
factions de la droite. D’un côté, le
monde des affaires, qui veut res­
ter dans l’Europe pour protéger
ses marchés ; de l’autre, une
droite extrême, une droite pirate,
qui pense qu’elle pourra exploiter
encore plus aisément les gens en
étant en dehors du marché com­
mun. Salaires bas, dérégulation,
profits rapides : nous n’avons eu
droit qu’à cela, un débat de droite
avec ses relents de faux nationa­
lisme, de xénophobie et de chau­
vinisme. Mais le Brexit n’est pas
l’essentiel : le sujet, c’est la pau­
vreté – qui augmente y compris
chez ceux qui travaillent –, la mul­
tiplication des sans­abri, le sys­
tème de santé qui s’effondre, les
transports collectifs chaotiques,
l’emploi et le stress au travail tels
que je les montre dans le film.

Nous devons faire face à ces pro­
blèmes en étant au sein de l’Union
européenne. Le jour où nous la
quittons, ils sont toujours là.

C’est le sujet de la plupart de
vos films, et notamment du
dernier. Vous filmez une classe
ouvrière qui disparaît...
Qui disparaît? Qu’est ce qui
vous permet de dire ça? Qui,
croyez­vous, fait le ménage ici?
La classe ouvrière existe toujours
en tant que telle. Avec les nouvel­
les technologies, on est simple­
ment passé de contrats fixes à la
précarité, d’une retraite assurée à
plus de retraite du tout, de congés
payés à l’absence de congés, d’as­
surance­maladie à plus rien... Le
travail a changé, mais l’exploita­
tion a augmenté.

Vos héros et héroïnes sont
toujours des justes, sans une
once de méchanceté...
Ce sont les gens que je connais.
Les chauffeurs­livreurs ou les in­
firmières à domicile que j’ai ren­
contrés sont comme les person­
nages du film. Vous voudriez un
personnage qui poignarde les
autres dans le dos? Ce n’est pas
ainsi que sont les gens. Ils sont gé­
néreux. Ils sont solidaires. Ils
prennent soin de leur famille. Et
si vous êtes dans la mouise, ils
vous aideront.

C’est Dickens...
Dickens est trop emphatique.
J’espère ne pas être ça. Je préfère
Jane Austen, même si c’est petit­
bourgeois. J’aime sa perspicacité,
et cette façon discrète d’observer
les gens. Je suis un observateur.
Au cinéma, mes références vont
vers le cinéma tchèque des an­
nées 1960, délicat, humain : Les
Amours d’une blonde, de Milos
Forman, Trains étroitement sur­
veillés, de Jiri Menzel.

Pensez­vous, comme Rousseau,
que l’homme est bon, c’est le
système qui le pourrit?
Je me borne à observer com­
ment les gens sont, réagissent. J’ai
toujours fait ça. J’ai grandi à une
époque où le bien commun était
dans la tête de tout le monde. La
guerre et la reconstruction ont
créé des solidarités dans la société,
les gens étaient ouverts les uns
aux autres, ils s’entraidaient. Ce
sont des périodes qui façonnent.

Est­ce ainsi que vous êtes
devenu Ken Loach?
J’ai aussi eu de bons profes­
seurs, notamment un prof d’his­
toire au collège qui nous poussait
à l’analyse. Il expliquait que « ra­
dical » avait la même racine que
« radis » : un radis, disait­il, c’est
une racine, et un radical va aux ra­
cines du problème.

Etre fils d’ouvrier, à cette
époque­là, à Oxford, devait
représenter un déclassement...
Pas vraiment. D’abord, je fais at­
tention à ne pas dire que je viens
de la classe ouvrière. Certes, mon
père était fils de mineur. Mais
mon grand­père maternel était
tailleur et possédait sa boutique,
donc il était petit­bourgeois. Et
puis, mon collège n’était pas de
ceux réservés à l’élite, où les élè­
ves ont des habits coûteux et de
l’arrogance – grosso modo, tous
les leaders tory viennent de là. En
fait, mon glissement à gauche a
été progressif. Notamment avec
le club de théâtre de l’université.
Mais je ne me suis réellement im­
pliqué politiquement qu’une fois
à la BBC. J’y ai rencontré beau­
coup de scénaristes, de produc­
teurs, et ceux­là composaient un
groupe très politique. On a rejoint
le Labour, puis on a été déçus avec
la victoire du parti en 1964 qui n’a
rien changé, et on a glissé vers
l’extrême gauche.

Etes­vous en colère?
Je ne me mets jamais en colère.
J’approuve l’élan qui vient de la
base, qui fait descendre dans la
rue pour refuser l’inacceptable,
comme les « gilets jaunes » ou Ex­
tinction Rebellion. Les problèmes
arrivent lorsque vous devez pas­
ser du contre au pour... C’est là

que vous avez besoin d’un lea­
dership. Et là, je ne sais pas... Mais
l’histoire est toujours dynami­
que. Regardez Corbyn, il est de­
venu leader du Labour Party par
accident. A cause de la stupidité
de l’aile droite qui a laissé un type
de gauche être candidat à la tête
du parti en pensant qu’il n’avait
aucune chance. La politique est
pleine de surprises.

Croyez­vous que les
lendemains puissent encore
chanter?
C’est l’héritage ultime de Staline
d’avoir détruit la croyance dans la
possibilité de changer le monde.
Si nous ne contrôlons pas la pro­
duction et la façon de gérer nos
ressources équitablement, la pla­
nète court à sa perte. Vous pensez
quoi? Qu’en attendant de tomber
de la falaise, on ferait mieux de se
mettre au lit sous la couverture?
Ce n’est pas possible pour moi.
Parce que tous les gens que je
croise continuent de se battre, le
moins que je puisse faire est
d’être avec eux. Si je disais : « J’ai
déjà donné, je suis vieux, je suis
fatigué », je ne pourrais pas me re­
garder dans le miroir. Avec de tel­
les gens, qui ont donné leur vie
pour le bien commun, vous ne
pouvez pas perdre la foi.
propos recueillis par
laurent carpentier

On retrouve
tout ce qui fait
l’épaisseur
du meilleur
cinéma de Loach

mais « mission ») ou des logiciels
qui s’évertuent à en gommer
toute dimension humaine. Au
cours de cet état des lieux, qui
prend parfois des formes pédago­
giques, on retrouve tout ce qui fait
l’épaisseur du meilleur cinéma de
Loach : la forte empreinte au do­
cumentaire, le choix de comé­
diens criants de naturel, le goût
pour leur gouaille « geordie » (ac­
cent typique des régions du nord­
est), la part éminemment affec­
tive des relations qui se nouent
ou se dénouent à l’écran.
Le sujet de l’ubérisation offre
d’abord au cinéaste un véhicule
pour explorer la société de New­
castle, les courses de Ricky et
Abbie donnant lieu à toute

« Joker » prend la tête
des entrées en salle
Tandis que le méchant Joker
de Todd Phillips atteint en dix
jours les 2 534 326 entrées, la
fée démoniaque de Maléfi­
que : Le Pouvoir du mal, de
Joachim Ronning, fait une
belle entrée dans les salles en
attirant 548 537 spectateurs. A
sa suite arrivent les films
d’animation Shaun le mou­
ton : La ferme contre­attaque,
des Britanniques Will Becher
et Richard Phelan (157 012 en­
trées), et Angry Birds : Copains
comme cochons, de Thurop
Van Orman (146 499 entrées).
La vérité si je mens! Les
Débuts, de Michel Munz et
Gérard Bitton, totalise seule­
ment 99 688 spectateurs,
tandis que Matthias et
Maxime, de Xavier Dolan,
enregistre 68 261 entrées.

James Gunn répond
à Martin Scorsese
Réalisateur des Gardiens de
la galaxie, James Gunn a ré­
pondu sur Instagram à Martin
Scorsese, qui avait déclaré, au
Festival Lumière, à Lyon, que
« les films Marvel s’apparen­
tent davantage à des parcs
d’attraction qu’à du cinéma » :
« Beaucoup de nos grands­pa­
rents pensaient que les films
de gangsters étaient tous les
mêmes et les disaient souvent
“abjects”. Certains de nos
arrière­grands­pères pensaient
la même chose des westerns
et estimaient que les films de
John Ford, Sam Peckinpah et
Sergio Leone étaient tous les
mêmes », a­t­il posté.
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