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MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 culture| 25
Un carnet de voyage désenchanté
Kiyoshi Kurosawa interroge notre rapport à l’étranger quand les écrans et les préjugés affectent nos relations
AU BOUT DU MONDE
D
istribuée dans les sal
les françaises avec
une constance appré
ciable, l’œuvre du
Japonais Kiyoshi Kurosawa, né
en 1955, semble dotée d’une infi
nie capacité de renouvellement.
Réputé pour ses films de fantô
mes – Cure (1997), Kaïro (2001),
plus récemment Vers l’autre rive
(2015) –, auscultant la désaffec
tion dans les sociétés modernes,
le cinéaste a pu trouver un second
élan à la télévision (la minisérie
Shokuzai en 2012) ou s’adonner
diversement au thriller psycholo
gique (Creepy, 2016) ou à la scien
cefiction (Avant que nous dispa
raissions et Invasion, 2017).
Si l’inscription dans un genre
paraît une donnée essentielle de
son cinéma, son dernier longmé
trage vient nous rappeler qu’il
n’en est rien. Au bout du monde
marque, en effet, la seconde in
cursion du réalisateur, non seule
ment à l’étranger (après Le Secret
de la chambre noire, tourné en
France), mais également hors du
domaine de l’imaginaire (après la
magnifique chronique familiale
de Tokyo Sonata), prouvant ainsi
que son champ d’exploration est
avant tout existentiel.
Produit pour la célébration des
25 ans de relations diplomatiques
entre le Japon et l’Ouzbékistan, le
film creuse une belle réflexion
sur le rapport de l’individu à ce
qui lui est étranger. Une équipe de
télévision japonaise enregistre
une émission de style carnet de
voyage sur les Routes de la soie,
entre Samarcande et Tachkent,
anciens comptoirs commerciaux
qui, en plus d’un riche passé, con
servent la trace de l’ère soviétique.
Yoko (Atsuko Maeda), sa jeune
présentatrice, se retrouve chaque
jour filmée dans des situations
caricaturales, ne retenant du pays
alentour que des visions de carte
postale. Souriante et extravertie
devant la caméra, elle se montre,
dans ses heures libres, craintive
visàvis des autochtones, dont
elle n’ose affronter les regards, ra
sant les murs et refusant tout
contact. Alors que le tournage
bute contre les réalités du pays et
suscite parfois l’hostilité des habi
tants, Yoko s’engouffre dans une
spirale d’affliction, songeant à
son petit ami resté à Tokyo ou à
ses ambitions de chanteuse en
standby (il lui arrive d’entonner
l’Hymne à l’amour en japonais).
Alors que son cadre commémo
ratif laissait craindre un simple
prospectus touristique, Au bout
du monde embrasse de plus larges
enjeux, qui concernent précisé
ment la distance entre le réel et sa
représentation. Estil encore pos
sible de poser un regard sur le
monde et ses confins, quand le
script mondialisé et les écrans in
terposés oblitèrent tout rapport à
l’autre, toute découverte, toute
possibilité de rencontre? C’est la
question qui se pose à Yoko sous la
forme d’un malaise grandissant,
béance se creusant peu à peu en
tre son image médiatique, modèle
de globetrotteuse façonné par les
conventions télévisuelles, et sa vé
ritable personnalité, régie par la
peur de l’autre et le repli sur soi.
Le script tout tracé de l’émis
sion, la présence inquisitrice de
la caméra, l’argent qui permet
d’acheter le consentement des
habitants détournent plus d’une
fois l’équipe des spécificités des
villes visitées. Ce faisant, le film
dresse un constat désenchanté
sur l’état du monde et des images,
quand cellesci, vouées à la
consommation courante, ne par
viennent plus à rendre compte
de celuilà, laissé à luimême et
rendu presque invisible.
Itinéraire spirituel
Au bout du monde s’inscrit ainsi
dans une lignée d’œuvres,
comme Voyage en Italie (1954), de
Roberto Rossellini, où le voyage à
l’étranger coïncide avec un itiné
raire spirituel, qui recouvre par
fois la dimension d’une épreuve.
La mise en scène de Kiyoshi Kuro
sawa, toute de cadres amples et de
mouvements soupirés, ne cesse
de confronter son héroïne aux
étendues qui la cernent, de guet
ter en elle une possible ouverture,
une soudaine disponibilité à la
beauté qui lui tend les bras. En té
moigne cette magnifique scène
suspendue où celleci s’aventure
seule entre les murs vides du bel
opéra Navoï de Tachkent, guidée
comme le petit Poucet par la voix
lointaine d’une chanteuse lyrique.
Le trouble assiégeant Yoko
trouve un début de résolution à
l’endroit du guide bilingue de
l’équipe de tournage, Temur (Adiz
Radjabov), sans doute le plus
beau personnage du film. En pas
sant d’une langue à l’autre, fai
sant le lien entre l’équipe et les ha
bitants, il en vient à convoquer
par l’anecdote une histoire com
mune entre le Japon et l’Ouzbé
kistan. A travers elle, Yoko accède
enfin à une conscience décloison
née, qui lui fait comprendre non
seulement la terrible insularité
(linguistique, culturelle, écono
mique) de son équipe, indisponi
ble à tout ce qui ne concerne pas
sa tâche, mais aussi autre chose
de plus important : qu’il y a tou
jours une part d’ailleurs en soi et
de soi dans l’ailleurs.
mathieu macheret
Film japonais, ouzbek et qatari
de Kiyoshi Kurosawa. Avec Atsuko
Maeda, Ryo Kase, Shota Sometani,
Adiz Radjabov (2 heures).
Les « Panama Papers » racontés
sur fond de comédie noire
Dans cette production Netflix, Steven Soderbergh propose un réjouissant numéro
de pédagogie pour décrypter les sociétésécrans, les parts au porteur et les paradis fiscaux
THE LAUNDROMAT
O
n les a appelés les « Pa
nama Papers », ce n’était
même pas du papier.
L’argent que ces documents nu
mériques permettaient de ca
cher, de faire circuler à l’abri
des regards, n’avait pas plus
d’existence physique. Rien qui
puisse exciter les capteurs d’une
caméra. Pour faire un film sur
les « Panama Papers », il a fallu
ruser. Et il n’y a pas plus rusé ci
néaste que Steven Soderbergh.
C’est loin d’être sa seule qualité,
mais, cette fois, c’est elle qui a
pris les commandes pour per
mettre à The Laundromat (en
français « la laverie ») d’exister,
à la fois comme comédie noire
et comme numéro de pédago
gie virtuose.
Déployant les ressources de son
prodigieux carnet d’adresses (ce
lui qui lui permet de mobiliser
Sharon Stone pour un petit rôle
d’agente immobilière) et laissant
libre cours à son appétit d’inno
vation, Soderbergh et son scéna
riste Scott Z. Burns sont arrivés
à donner une consistance (par
ailleurs inquiétante) à ces
phénomènes, insaisissables pour
le commun des mortels, qui font
des riches une espèce à part du
reste de l’humanité, avec socié
tésécrans, parts au porteur,
paradis fiscaux...
Avec ses intertitres en forme
de devises internationales et ses
interludes de musichall, The
Laundromat est structuré
comme une revue. Gary Oldman
et Antonio Banderas en seront
les Messieurs Loyal, interprétant
respectivement Jürgen Mossack
et Ramon Fonseca, propriétai
res fondateurs du cabinet d’avo
cats panaméen dont a surgi, en
avril 2016, le torrent des « Pa
nama Papers ». Le premier prend
un accent allemand à couper au
couteau, le second en rajoute en
core dans le registre du séduc
teur latin. Les deux filous expo
sent les grands traits de leur fruc
tueux commerce et introduisent
la mosaïque d’épisodes qui fait la
chair du film.
Variations de ton et de rythme
Au centre de cet arrangement, il y
a la figure d’Ellen Martin (Meryl
Streep), retraitée américaine. Un
jour d’automne, elle a entrepris,
avec son mari et d’autres person
nes âgées, une croisière sur un lac
de l’Etat de New York. Une vague
imprévue a fait chavirer le ba
teau, Ellen Martin a perdu son
mari. En plus de la solitude, son
deuil lui fait découvrir l’in
constance des compagnies d’as
surances, qui, à force de changer
de mains, n’assurent plus per
sonne. Il fallait bien Meryl Streep
pour faire de cette dame comme
il faut une espèce d’Erin Bro
ckovich du troisième âge. Les in
vestigations de la veuve de moins
en moins éplorée, de plus en plus
indignée, la mènent à Las Vegas,
puis dans une de ces îles des An
tilles anglophones où des centai
nes de sociétés partagent la
même boîte postale.
Soderbergh et Burns auraient
pu choisir de ne suivre que ce
seul personnage, mais le procédé
les aurait privés de quelques
unes des révélations des « Pa
nama Papers » qu’ils tenaient ab
solument à mettre en scène. Il
aurait aussi donné une vue trop
partielle de ce système tentacu
laire et planétaire. Ainsi, même si
on ne perdra jamais tout à fait de
vue la croisade d’Ellen Martin
(jusqu’à un final plus qu’améri
cain), The Laundromat s’offre des
détours géographiques qui per
mettent également au film de
s’écarter de son registre princi
pal, la satire sociale.
En Chine, un businessman
européen du nom de Maywood
(qui siérait parfaitement à un
fonds d’investissement) tente
de convaincre la femme d’un
haut dignitaire de poursuivre
leur lucrative collaboration,
laquelle implique quelques
libertés avec la légendaire incor
ruptibilité du Parti communiste
et de la République populaire.
Soderbergh passe avec fluidité
d’un hôtel de luxe à la salle
des congrès, emportant une
bonne part de l’humanité dans
ce flot d’argent.
Plus tard, le procédé des
parts au porteur est détaillé à
travers un vaudeville réjouissant
qui fait s’entrechoquer genres
et générations dans une richis
sime famille africaine établie
quelque part sur les hauteurs
de Hollywood. Ces variations de
ton, de rythme, respectent tou
jours l’essentiel du film : le détail
d’un système qui éloigne tou
jours plus l’argent et ceux qui le
détiennent des activités humai
nes, qui met tant d’obstacles et
d’écrans entre celui qui manie
ces instruments de destruction
et sa victime que – à l’instar des
Mossack et Fonseca, tels que les
interprètent Oldman et Ban
deras – le bourreau peut rester
éternellement guilleret. Ce que
ne sera pas forcément le specta
teur après avoir vu ce film aussi
terrifiant sur le fond qu’il est ré
jouissant dans la forme.
thomas sotinel
Film américain de Steven
Soderbergh, avec Meryl Streep,
Gary Oldman, Antonio
Banderas, Jeffrey Wright
(1 h 35), disponible sur Netflix.
Le film s’offre
des détours
géographiques
qui lui
permettent de
s’écarter de son
registre principal,
la satire sociale
Atsuko
Maeda
incarne
Yoko.
FILM
PARTNERS/UZBEKKI
NO/EUROZOOM
Prune Nourry nourrit sa
créativité de sa maladie
Atteinte d’un cancer du sein, la plasticienne
établit un lien entre ses travaux et son mal
SERENDIPITY
N
ée en 1985, et déjà très
identifiée dans l’art con
temporain, la plasti
cienne Prune Nourry crée des
œuvres impertinentes sur la re
cherche génétique, la sélection
du genre, le corps féminin. A New
York, où elle vit, elle avait imaginé
en 2011 une performance ludique
et critique sur les banques de
sperme américaines : soit un
Sperm bar, installé sur la Ve Ave
nue, où des clients pouvaient sé
lectionner leur donneur selon des
critères (couleur des yeux, diplô
mes, etc.), chacun d’entre eux
étant associé à une saveur.
En 2009, Prune Nourry avait or
ganisé des « dîners procréatifs »,
au menu desquels figuraient un
œuf percé symbolisant l’amnio
centèse, ou encore son téton
moulé dans de la pâte d’amande...
En 2016, son imagination débor
dante a été malmenée le jour où
elle a appris, à l’âge de 31 ans,
qu’elle était atteinte d’un cancer
du sein. Elle connaissait déjà un
peu le sujet car ses recherches ar
tistiques l’avaient menée sur les
traces de ces femmes décidant de
congeler leurs ovocytes, la chimio
thérapie faisant courir le risque de
la stérilité. Prune Nourry s’est re
trouvée dans la situation trou
blante de faire ce même choix.
Le documentaire commence
ainsi, avec l’intervention chirur
gicale en direct de l’artiste, la ca
méra fixée sur l’imagerie médi
cale de ses ovaires. Passé ce mo
ment stupéfiant, Prune Nourry
prend sa place dans le film, telle
une performeuse chroniquant
sa vie quotidienne – elle filme sa
perte de cheveux lors d’une scène
assez drôle avec la cinéaste Agnès
Varda (morte le 29 mars).
Prune Nourry pense qu’il existe
une connexion entre ses travaux
d’artiste et cette tumeur qui vien
drait lui souffler quelque chose,
telle une matière l’invitant à
la sculpture. Le titre du film (« sé
rendipité » en français) renvoie à
cette capacité de faire une décou
verte, à la suite d’un concours
de circonstances.
De fait, les créations récentes de
l’artiste sont traversées par l’ex
périence de la maladie, tel ce
grand bouddha, fragmenté, ex
posé au Musée Guimet, à Paris,
en 2017 : s’il fait écho aux destruc
tions des talibans à Bamiyan, en
Afghanistan, il est recouvert de
bâtons d’encens à vocation répa
ratrice, rappelant aussi les
aiguilles d’acupuncture. Plus ex
plicite encore était le titre de l’ex
position « Catharsis », consacrée à
Prune Nourry, du 7 septembre au
19 octobre à la Galerie Templon, à
Paris. Serendipity est le portrait
tonique d’une artiste assumant
son devenir en Amazone, du nom
d’une sculpture réalisée par elle
en 2018, entre pensées féministes
et reconstruction du corps.
clarisse fabre
Documentaire américain
de Prune Nourry (1 h 17).