Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

0123
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019 idées| 29


La suppression de l’Institut


national des hautes études


de la sécurité et de la justice


est inacceptable


Chercheurs ou membres de diverses administrations,
un collectif de treize personnes s’indigne de la disparition
d’un institut voué à ce que la sécurité ne soit plus en France
« un point aveugle de l’action des pouvoirs publics »

U


ne décision du premier
ministre raye d’un trait de
plume une institution
qui, durant trente ans, a,
sans que cela soit contesté par
quiconque, réalisé les objectifs et
les missions à l’origine de sa créa­
tion. La suppression de l’Institut
national des hautes études de la
sécurité et de la justice (Inhesj)
est incompréhensible et par con­
séquent inacceptable.
L’Inhesj a été créé en 1989, dans
l’objectif de faire de la question de
la sécurité, lourde d’enjeux et de
conflits dans le champ politique,
un objet de connaissance consti­
tuant une base pour le débat et
l’action : en bref, faire en sorte
que la sécurité ne soit plus, en
France, un point aveugle de l’ac­
tion des pouvoirs publics.
D’entrée de jeu, l’Institut se
construit sur deux dimensions,
qui vont donner naissance à un
champ d’action totalement origi­
nal, à l’intersection du scientifi­
que et du politique, destiné à in­
venter et faire vivre une « culture
de la sécurité ».
Pendant trente ans ont ainsi été
traitées les grandes comme les
« petites » questions qui, en ma­
tière de sécurité, constituaient
autant de problèmes et de défis
pour la société française. Ce tra­
vail a mobilisé une pluralité
de représentants de disciplines
scientifiques différentes (scien­
ces sociales, droit, science politi­

que, histoire, criminologie...),
mais aussi des cadres de l’Etat et
de la société civile, des responsa­
bles de la police et de la gendar­
merie, des préfets, magistrats,
dirigeants d’entreprise et tant
d’autres acteurs. Recherche et ac­
tion ont été les deux bases de
tout le travail accompli.
Supprimer purement et simple­
ment, aujourd’hui, cet institut si­
gnifierait que l’on estime que les
questions de sécurité ont baissé
d’intensité en France, ce que per­
sonne de sensé ne pense, que
l’Institut lui­même ne remplit
plus ses missions, ce que per­
sonne ne prétend, ou qu’il est dé­
finitivement obsolète – ce qui est
possible, mais il convient alors de
le démontrer. Or où est le constat,
où se trouve le diagnostic, quels
sont les arguments?

Décision incompréhensible
Cette décision, incompréhensible
car prise à la vitesse de l’éclair, a
pour motivation officielle une ré­
cente circulaire du premier mi­
nistre préconisant une simplifi­
cation du paysage administratif
par « la réduction du nombre
d’instances et de commissions rat­
tachées aux administrations cen­
trales », et demandant aux admi­
nistrations de « justifier le main­
tien des structures dont la taille
n’excède pas 100 ETP » [équiva­
lents temps plein] en faisant des
propositions de suppressions ou
de regroupements. Aucune pro­
position de regroupement ni de
reconfiguration n’a été faite, la
suppression pure et simple est
prévue. Il aurait donc été jugé que
le travail interdisciplinaire effec­
tué par l’Inhesj était devenu sou­
dainement sans objet, et qu’il
convient de revenir à un système
cloisonné où chaque ministère,
en interne, s’occupe de ses pro­
pres missions.
Or un seul regard sur les activi­
tés menées au cours de ces der­
nières années suffit pour com­
prendre la stupéfaction que cette
annonce suscite auprès de ceux
qui en ont été les acteurs, les par­
tenaires et les bénéficiaires. Pour
ne prendre que quelques exem­
ples récents, un institut qui orga­
nise des rencontres d’acteurs
(justice et police) de l’antiterro­
risme, qui tient des séminaires
réunissant préfets, procureurs et
recteurs sur les questions de radi­
calisation, qui forme plus de
400 chefs d’établissements les
plus exposés aux questions de
violence et d’insécurité, n’aurait
plus aujourd’hui sa raison d’être?
Au­delà de sa brutalité et du
vide abyssal de réflexion qu’elle
dévoile, cette décision témoigne
de la difficulté permanente du
pouvoir politique à tenir une po­
sition fondée sur l’articulation de
l’action et de la connaissance,
mais également, ce qui n’est pas
un mince paradoxe, à mener une
réelle réforme de l’Etat. Si, au
fondement de cette dernière, se
trouve toujours l’objectif de ren­
forcer un Etat stratège et efficace,
alors la prise en compte du seul
critère de réduction de la taille
des services, sans aucune évalua­

tion de leur sens et de leur effica­
cité au regard de leurs missions,
ne peut en aucun cas constituer
le critère unique.
Sur une question majeure
comme celle de la sécurité, la sup­
pression de l’Inhesj porte le mes­
sage que l’existence d’une ins­
tance de réflexion au service des
décideurs est jugée totalement
inutile. La réforme de l’Etat se
transforme ainsi en une simple
diminution du périmètre de ses
services, dans une logique ré­
duite à sa seule dimension comp­
table. Or cet institut fait partie de
l’administration française, mais
il est également « ailleurs », aux
côtés d’autres acteurs qui relè­
vent d’autres logiques de fonc­
tionnement et d’existence. Une
telle structure ne peut exister que
lorsqu’il y a conjonction d’une
volonté et d’une vision portées
par des responsables politiques.

Pas un outil figé
L’Institut a vu le jour en 1989,
porté par un ministre, Pierre
Joxe, qui a créé un outil alors tota­
lement nouveau alliant forma­
tion et recherche. Cet outil a inté­
gré en son sein, en 2003, un dis­
positif de mesure statistique de la
délinquance, l’Observatoire na­
tional de la délinquance (OND),
devenu plus tard l’Observatoire
national de la délinquance et des
réponses pénales (ONDRP), dont
l’indépendance est garantie par
un conseil d’orientation exté­
rieur. Il a acquis une dimension
nouvelle en 2010 en élargissant
son champ de réflexion de la sé­
curité intérieure à la sécurité glo­
bale, nouvelle étape soutenue par
le président de la République de
l’époque, Nicolas Sarkozy. Loin
d’être un outil figé, l’institut a
évolué en parallèle avec la société
et la recherche, dans la continuité
de l’Etat par­delà les alternances
politiques.
Les signataires de cette tri­
bune, y compris ceux qui ont
passé leur vie professionnelle au
cœur de l’administration, ne
peuvent se résoudre à une déci­
sion prise en fonction de con­
traintes relevant de la seule tech­
nique administrative. Si c’est
vraiment le cas et si le quart seu­
lement de ce qui est énoncé dans
cette tribune est exact, alors, la
question se pose brutalement :
où sont passés les politiques ?

Jean-Marc Berlière, profes-
seur émérite d’histoire contem-
poraine, université de Bourgo-
gne ; Marc Cools, professeur
en criminologie, université
libre de Bruxelles, université de
Gand ; Nour Eddine El Bou-
hati, chef d’entreprise, audi-
teur des sessions nationales de
l’Inhesj ; Pascale Laborier,
professeure en science politi-
que, université Paris-Nanterre ;
Hélène L’Heuillet, maître
de conférences en philosophie,
Sorbonne-Université ; Jean-
Louis Loubet Del Bayle,
professeur émérite en science
politique, université Toulouse-
1-Capitole ; Danièle Luccioni,
Association nationale des
auditeurs de l’Inhesj ; Jacques
de Maillard, professeur en
science politique, université
Versailles-Saint-Quentin ;
Christian Mercuri, procureur
de la République près le TGI
de Metz ; Dominique Nazat,
docteur en sciences odontolo-
giques, expert au groupe de
travail permanent pour la révi-
sion des normes d’identifica-
tion du DVI d’Interpol ; Manuel
Palacio, rédacteur en chef des
« Cahiers de la sécurité et de la
justice » ; Jean-Jacques
Roche, professeur en science
politique, université Paris-II ;
Sébastian Roché, sociolo-
gue, directeur de recherche au
CNRS, enseignant, notam-
ment, à l’Ecole nationale
supérieure de la police, à Lyon

terme d’une décision claire et bien moti­
vée. Oui, Sandra Muller a diffamé grave­
ment Eric Brion, n’en déplaise à la condam­
nation arbitraire des réseaux sociaux et
des tribunes médiatiques aussi agressives
qu’ignorantes. L’Etat de droit prime sur ce
« tribunal virtuel » sans relâche alimenté.
Au cours de ces deux longues années, Eric
Brion a eu le courage de se battre seul, con­
tre et malgré la meute qui hurlait et l’invec­
tivait sur les réseaux sociaux et dans cer­
tains médias. Il est allé jusqu’au bout
quand beaucoup lui conseillaient de se
taire, de courber l’échine et de laisser tom­
ber en espérant que ça se tasse. Alors que,
nous le savons bien, sur le Web, rien ne s’ef­
face. Je pense que beaucoup d’hommes et
beaucoup de femmes, ici et là, partout, sa­
vent ce qu’ils lui doivent aujourd’hui.

Le prix de la célébrité
Quant à l’argument sur une décision dis­
suasive, qui fait écho à la « procédure
bâillon » [pratique judiciaire mise en œuvre
par une entreprise ou une institution pour
limiter la liberté d’expression et dissuader de
s’exprimer dans des débats publics], seul ar­
gument de défense, s’il en est, de Sandra
Muller, renversons la question : Sandra
Muller avait­elle besoin de pratiquer la dé­
lation, intrinsèquement méprisable, pour
servir la cause des femmes et lancer son
hashtag? Avait­elle besoin de mentir, de
falsifier la vérité, en parlant notamment de
harcèlement sexuel au boulot? Avait­elle
réellement besoin de le traiter de « porc »?
Avait­elle besoin d’éluder le contexte, de
dissimuler l’ancienneté et de déformer à ce
point les propos d’Eric Brion, d’oublier ses
excuses et de le jeter en pâture à la vindicte
populaire et de continuer à s’acharner sur
lui pendant des mois? Avait­elle besoin de
balancer Eric Brion alors qu’elle a écrit,
dans son livre [Balance ton porc, Flamma­
rion, 2018], avoir été physiquement agres­
sée et frappée par un acteur connu? Pour­
quoi Eric Brion et pas cet acteur connu?
Parce qu’il ne pouvait pas se défendre.
Parce que le business de Sandra Muller, sa
gloire et sa célébrité étaient à ce prix­là.
A l’inverse d’une procédure bâillon, ce ju­
gement prouve que la délation et la
calomnie sur les réseaux sociaux sont
condamnables et qu’il ne faut pas les en­
courager. Dénoncer sur les réseaux des
comportements sexistes, harcèlements ou
agressions peut être utile et efficace pour
bousculer les consciences, mais dénoncer
quelqu’un, c’est désastreux, et le faire de
mauvaise foi, comme Sandra Muller l’a
fait, c’est attenter à la cause de toutes les
femmes. J’ose écrire que Sandra Muller a
instrumentalisé la noble cause, que je dé­
fends aussi, à son seul profit et pour sa
gloire, en falsifiant une situation. C’est une
usurpatrice qui a mystifié ses followers.
Car ce qui est néfaste pour la libération
de la parole des femmes, c’est l’amalgame,
les généralités et notamment faire croire
que la dénonciation nominative sur Twit­
ter, qui est l’un des réseaus les plus puis­
sants du monde, est une bonne chose.
Même quand les faits dénoncés sont
vrais, la démarche n’est pas acceptable...
Alors, quand ils sont faux, comme dans
cette affaire #balancetonporc, c’est dra­
matique. Nul ne peut se glorifier d’être
une « balance ». Cette décision de justice
l’a énoncé avec force. Contrairement à ce
que certains ont feint de croire, ce n’était
pas le procès des porcs, mais celui des ba­
lances. On ne peut pas dire n’importe
quoi sur n’importe qui, au nom d’un com­
bat, si noble soit­il. Une cause se perd
quand elle part d’un mensonge.

Sollicité par « Le Monde », Me Francis
Szpiner, l’avocat de Sandra Muller,
n’a pas souhaité s’exprimer.

Marie Burguburu est avocate
au barreau de Paris

AUCUNE


PROPOSITION


DE REGROUPEMENT


NI DE


RECONFIGURATION


N’A ÉTÉ FAITE,


LA SUPPRESSION


PURE ET SIMPLE


EST PRÉVUE


PERMETTRE


À UN ACCUSÉ DE


SE DÉFENDRE EST


L’UN DES PILIERS DE


NOTRE DÉMOCRATIE.


À L’OPPOSÉ DES


RÉSEAUX SOCIAUX,


QUI TUENT SANS


SOMMATION


Marie Burguburu Balancer


des « porcs » sur les réseaux


dessert la cause des femmes


L’avocate d’Eric Brion, premier visé par le hashtag #balancetonporc créé
par Sandra Muller en 2017, se félicite que, à l’issue du procès en diffamation
intenté à la journaliste, la justice l’ait emporté sur le « tribunal du Tweet »

E


n choisissant de dénoncer Eric
Brion, alors à la tête de la chaîne
Equidia, le tout premier des hom­
mes visés par le hashtag #balance­
tonporc, qu’elle a créé, en octobre 2017, et
qui l’a rendue célèbre, la journaliste indé­
pendante Sandra Muller s’est, en même
temps, octroyé la liberté d’ôter à Eric
Brion le droit de pouvoir se défendre. Et,
pendant deux années, depuis octo­
bre 2017, il s’est retrouvé seul face à un tsu­
nami médiatique sans précédent, à une
avalanche de posts, Tweet ou messages
souvent nauséabonds voire haineux de la
part de personnes ne le connaissant pas
ou ne l’ayant jamais écouté et estimant
pouvoir prendre pour acquis les mots de
Sandra Muller, femme et journaliste.
Les mouvements autoproclamés fémi­
nistes ont largement participé à ce lyn­
chage médiatique, à ce « tribunal du buzz »,
qui est tout sauf un tribunal, pour la seule
raison qu’Eric Brion est un homme, qu’il
fallait faire un exemple, et qu’il est politi­
quement incorrect de ne serait­ce que dou­
ter de la parole d’une femme. Peu importe
la vérité des faits que Sandra Muller a été
incapable de rapporter, et pour cause, peu
importe qu’Eric Brion n’ait jamais commis
le moindre harcèlement sexuel dont il a
été accusé à tort par Sandra Muller [cette
dernière a été condamnée, mercredi 25 sep­
tembre, par le tribunal de Paris, pour diffa­
mation à l’égard d’Eric Brion], peu importe
qu’aucun autre témoignage maintes fois
promis ait jamais été apporté, peu importe
que sa vie ait été détruite pour quelques
mots grossiers, prononcés cinq ans avant
le Tweet vengeur, lesquels ne sont même
pas ceux dénoncés faussement par
Mme Muller, et pour lesquels il s’était ex­
cusé dès le lendemain, peu importe, qu’il
ne soit finalement qu’un simple « dom­
mage collatéral » de la cause prétendu­
ment féministe, comme l’a énoncé elle­
même Sandra Muller.
A aucun moment, au cours de cette
chasse au sorcier, n’ont été relevés les
nombreuses inexactitudes et les multiples
mensonges. Si les journalistes avaient en­
quêté sur lui et aussi un peu enquêté sur
elle, peut­être auraient­ils trouvé quelques
raisons de douter. Mais, voilà, Eric Brion
était devenu la proie des féministes, qui,
aveuglées par leurs certitudes et renfor­
cées par la réelle légitimité de leur cause,
ne lui ont rien accordé, pas même l’indis­
pensable présomption d’innocence.
Nicolas Bénoit et moi l’avons donc dé­
fendu car, dans un Etat de droit, permettre
à un accusé, même devant le seul tribunal
du Tweet, de se défendre est un des piliers
de notre démocratie. A l’extrême opposé
des réseaux sociaux, qui tuent sans som­
mation ni jugement. Mais nous l’avons
aussi défendu car nous connaissons
l’homme et le père qu’il est. Quant à San­
dra Muller, elle a eu, elle, le droit à un vrai
procès, elle a eu la parole et a été défendue
par ses deux célèbres avocats devant un tri­
bunal composé de véritables juges et pré­
sidé par une femme. Et ce tribunal l’a décla­
rée coupable de diffamation publique au
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