Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

30 |idées MERCREDI 23 OCTOBRE 2019


0123


À  L’ÉPREUVE 
DE  LA  VIOLENCE.
BEAUVAU  AVRIL 2014 
DÉCEMBRE 2015
de Bernard
Cazeneuve,
Stock, 220 pages,
20,90 euros

She is Gre..at | par giulia d’anna lupo


LA « PUDEUR » DE BERNARD CAZENEUVE


LE LIVRE


C’


est son moment de vé­
rité. Celui tiré de son ex­
périence de ministre de
l’intérieur dans une des périodes
les plus noires de la République :
les attentats contre Charlie Hebdo
et l’Hyper Cacher, en janvier 2015,
puis ceux de Paris et de Saint­De­
nis, en novembre. Bernard Caze­
neuve y livre une chronique in­
time et solennelle en racontant les
dix­huit mois passés Place Beau­
vau. La lecture de ce premier tome


  • l’avocat d’affaires en annonce un
    second – laisse le lecteur sur sa
    faim, tant l’ex­premier flic de
    France, qui cherche à défendre son
    bilan, a du mal à sortir de son rôle
    corseté d’homme d’Etat.
    On aborde cet exercice ministé­
    riel de premier flic de France par
    la passation des pouvoirs entre
    Bernard Cazeneuve et son prédé­
    cesseur, en route pour Matignon.
    « Manuel Valls ne me parle que
    d’un sujet, celui de la montée de
    l’islam radical et des menaces qu’il
    fait peser sur la sécurité de nos
    concitoyens. » Le décor est planté,
    et le ton donné. L’auteur décrit


d’emblée le contexte tendu de la
menace djihadiste qui pèse sur le
pays. Le récit embedded aurait pu
être à la fois passionnant et ins­
tructif, tant on a encore à l’esprit
l’effroi et la tension qui ont habité
ces quelques mois. Mais il est
rendu quelque peu fastidieux par
le style ampoulé qui ne va pas
quitter la plume de l’ex­ministre.

La mort de Rémi Fraisse
La lecture du chapitre sur la mort
du militant écologiste Rémi
Fraisse, survenue en octobre 2014
après un affrontement avec la po­
lice sur le site du barrage de Sivens
(Tarn), ne va pas alléger cette im­
pression. Bernard Cazeneuve
tente de donner sa version du
drame, celle d’un ministre qui doit
endosser la responsabilité de la
mort d’un jeune homme, très vite
imputable à la violence des forces
de l’ordre. Il s’essaie même à dire
ses doutes, il ne persuade guère.
On se souvient du silence puis de
la distance froide qui entourèrent
le drame malgré les alertes de
Cécile Duflot et de Ségolène Royal.
L’ancien ministre en convient :
« Pas un mot ne vient humaniser la

déclaration froide de l’administra­
tion que je dirige. C’est là une erreur
qui m’est entièrement imputable et
qui révèle un pan de mon tempéra­
ment », écrit­il, en se réfugiant der­
rière la « pudeur » qui est la sienne.
Le ton est plus convaincant
quand sont abordés les deux va­
gues d’attentats de 2015. Le socia­
liste y décrit par le menu l’hor­
reur de la tuerie de Charlie Hebdo
ou de la prise d’otages de l’Hyper
Cacher, à Paris, deux jours plus
tard, puis, en novembre, les scè­
nes de terreur au Stade de France
et dans les rues de Paris. L’ex­mi­
nistre parvient à rendre compte
de ce climat insensé qui régna
dans le pays. Le lecteur assiste en
direct aux cellules de crise dans le
« fumoir », où se réunit l’état­ma­
jor, aux tirailleries entre services
et aux longues heures d’attente
du dénouement. On comprend le
ministre qui, alors au cœur de la
tempête, se regardant dans un
miroir, avoue : « Les sillons creusés
au coin de mes paupières, je me
rends compte que le temps m’a
échappé et que ma propre exis­
tence a cessé de m’appartenir. »
sylvia zappi

ANALYSE


P


rogressivement, le discours est ap­
paru plus sévère. D’une « position
personnelle » envers les mères voi­
lées, qui ne sauraient être « encoura­
gées » à accompagner les sorties scolaires,
Jean­Michel Blanquer assume aujourd’hui
une position critique envers le foulard islami­
que tout court. « La loi n’interdit pas aux fem­
mes voilées d’accompagner les enfants, a rap­
pelé le ministre de l’éducation, le 13 octobre
sur BFM­TV, mais le voile en soi n’est pas sou­
haitable dans notre société. »
En alimentant la polémique, le ministre n’a
pas hésité à prendre le risque de diviser la ma­
jorité. Une rupture intervenue après qu’un
élu du Rassemblement national (RN) a pris à
partie, le 11 octobre, une femme voilée qui ac­
compagnait une sortie scolaire au conseil ré­
gional de Bourgogne­Franche­Comté. Tout en
condamnant la scène, M. Blanquer a choisi
d’aller au­delà de son périmètre – celui de
l’école, où le voile est interdit depuis quinze
ans aux élèves, mais pas aux parents qui ac­
compagnent les sorties. Et ce malgré les tenta­
tives, faites jusqu’au plus haut niveau de
l’Etat, de clore le débat. « Je ne pense pas que
l’enjeu aujourd’hui ce soit de faire une loi sur les
accompagnants scolaires », a exclu le premier
ministre, Edouard Philippe, le 15 octobre.
Deux propositions de loi, déposées par la
droite, seront néanmoins débattues ces pro­
chains jours à ce sujet – la première, mercredi
23 octobre, en commission au Sénat. On peut,

sans trop de risque, y voir une nouvelle
occasion, pour le ministre de l’éducation, de
prendre la parole.
« Sa position remonte à loin », font valoir
certains de ceux qui ont côtoyé M. Blanquer
alors qu’il était encore recteur de Créteil
(2007­2009). « A l’époque, il insistait déjà sur
l’extrême vigilance à avoir vis­à­vis des mères
voilées, leur accès aux “espaces parents” dans
les collèges ou l’accompagnement des sor­
ties », témoigne une ancienne principale.
Quand, en 2012, paraît la circulaire Chatel, qui
considère les parents comme participant à
une mission de service public et tenus, à ce
titre, à l’absence de signes religieux, M. Blan­
quer est le numéro deux au ministère de
l’éducation. « Il y a dans ses propos l’expres­
sion d’une conviction personnelle sincère,
glisse un proche. Sa conception du voile réduit
le foulard soit à un instrument de soumission,
soit au premier symptôme de l’islamisme. »
Conviction personnelle sans doute, mais
« coup politique », aussi. Le « serpent de mer » du
voile islamique joue comme un « bon pare­
feu », avance­t­on dans les rangs syndicaux,
alors que la réforme du lycée est entrée dans le
dur, ou que le malaise enseignant s’exprime
dans ses formes les plus désespérées (avec le
suicide de Christine Renon, directrice d’école à
Pantin). Et il n’est pas exclu que la prise de posi­
tion de M. Blanquer rencontre un écho auprès
de parents, mais aussi d’enseignants : selon un
sondage IFOP­Fiducial du 14 octobre, l’interdic­
tion des sorties scolaires aux mamans voilées
aurait les faveurs de deux tiers des Français.

Fin septembre déjà, le ton est monté d’un
cran face à une affiche de campagne de la Fé­
dération des conseils de parents d’élèves
(FCPE) montrant une maman voilée : le minis­
tre a alors dénoncé un choix flattant des « logi­
ques communautaristes ». Le débat a aussi été
vif autour de la loi pour une école de la con­
fiance, en février : M. Blanquer avait envisagé
de soutenir un amendement des Républicains
(LR) proscrivant le foulard chez les accompa­
gnatrices, avant de rétropédaler face au vent
d’opposition au sein de la majorité.

Neutralité
L’institution, elle, ne perçoit pourtant pas de
problème. Il n’y a pas de difficultés de cet
ordre dans les écoles, assure­t­on au rectorat
de Créteil, comme dans plusieurs académies.
On y tient – comme partout ailleurs – le re­
censement des incidents et atteintes à la laï­
cité, mais on ne voit pas apparaître les sorties
scolaires comme un « point de tension ».
M. Blanquer le reconnaît en creux quand il
affirme qu’il n’y a pas besoin de légiférer sur
le sujet. « Pourquoi alors en revenir sans cesse
au voile? », tacle­t­on en coulisses.
La loi de 2004 a proscrit le port de signes re­
ligieux aux élèves, mais en aucun cas aux pa­
rents. L’étude de référence, rendue par le Con­
seil d’Etat en 2013, rappelle que les accompa­
gnateurs de sortie ne sont pas soumis à la
neutralité. Ils ne peuvent se voir restreints
dans leur liberté de porter un signe religieux
que s’il y a « perturbation » du service public
ou « trouble à l’ordre public ». Aux directeurs

d’école, aux chefs d’établissement d’en juger.
En martelant son message, que fait M. Blan­
quer sinon leur adresser des signaux sur un
autre terrain que celui du droit? Une sorte de
« feu vert » ou d’« encouragement » à une ap­
plication restrictive de la laïcité. Sous la précé­
dente mandature, la gauche s’est bien gardée
de tout acte législatif ou réglementaire sur la
question, préférant faire passer un message,
mais inverse : « L’acceptation de la présence
[des mères voilées] aux sorties scolaires doit
être la règle, et le refus l’exception », affirmait,
à l’automne 2014, Najat Vallaud­Belkacem.
Ironie de l’histoire : la prédécesseure de
M. Blanquer prenait, de la même manière, ap­
pui sur le Conseil d’Etat.
Ceux qui observent depuis plusieurs décen­
nies les débats autour du foulard à l’école font
un autre parallélisme. « Le scénario actuel res­
semble tout à fait à celui qui a précédé la loi de
2004 [interdisant à l’école le port de signes re­
ligieux] », fait valoir l’ancien recteur Bernard
Toulemonde. Lionel Jospin, alors ministre de
l’éducation, avait saisi le Conseil d’Etat après
l’affaire des lycéennes de Creil, en 1989 [le prin­
cipal d’un collège avait refusé l’accès de l’éta­
blissement à trois élèves musulmanes portant
le voile]. La juridiction avait tranché en faveur
de la liberté religieuse des élèves... à condition
que cela ne trouble pas l’ordre public. « A l’épo­
que, il y avait une forte pression des chefs d’éta­
blissement pour obtenir une décision nationale
et avoir la paix. » On connaît la suite.
mattea battaglia
et camille stromboni

EN ALIMENTANT 


LA POLÉMIQUE,


 LE MINISTRE 


DE L’ÉDUCATION 


N’A PAS HÉSITÉ 


À PRENDRE LE 


RISQUE DE DIVISER 


LA MAJORITÉ


Foulard islamique : à quoi joue Jean-Michel Blanquer?


san francisco ­ correspondante

V


ous êtes sûr qu’on ne peut pas
bannir Trump de Twitter? » A
chaque écart de langage en­
core un peu plus ahurissant que le pré­
cédent, les suppliques arrivent au PDG
de la plate­forme, Jack Dorsey. Il est
vrai qu’il y a de quoi être stressé. Do­
nald Trump tweete de plus en plus.
En 2017, son record était de 100 messa­
ges par semaine, selon la radio publi­
que NPR. Après la publication du rap­
port Mueller, en avril, il était monté à


  1. Le 11 octobre, les internautes ont
    compté 33 Tweet et Retweet présiden­
    tiels en l’espace de vingt­cinq minutes.
    La sénatrice démocrate de Califor­
    nie, Kamala Harris, a interpellé à son
    tour le PDG de la plate­forme le 1er oc­
    tobre. « Hey Jack. Il est temps de faire
    quelque chose. » L’ex­procureure, pré­
    tendante à la Maison Blanche, faisait
    référence au message dans lequel
    M. Trump déclame qu’une « tentative
    de coup d’Etat » se dissimule derrière
    la procédure d’impeachment qui le
    vise. Il retweete les propos d’un de ses
    admirateurs – un pasteur – sur la
    « guerre civile » qui menace si les dé­
    mocrates persistent dans leur procé­
    dure en destitution.
    Pour la candidate, M. Trump viole le
    règlement de la plate­forme, qui inter­
    dit les incitations à la violence. « Aucun
    usager, quels que soient son emploi, sa
    richesse ou sa stature, ne devrait être
    dispensé des termes d’utilisation de
    Twitter, pas même le président des
    Etats­Unis », écrit­elle dans une lettre
    de deux pages à Jack Dorsey. « Soyons
    honnêtes. Le compte @realDonald­
    Trump devrait être suspendu. »
    Rien, légalement, n’empêcherait
    Twitter de bouter Trump hors de la
    plate­forme. Ou au moins de censurer
    quelques­unes de ses outrances. Les
    réseaux sociaux sont des compagnies
    privées, ils ne sont pas tenus au respect
    du premier^ amendement de la Consti­
    tution sur la liberté d’expression. Twit­
    ter a d’ailleurs accepté de suspendre


les comptes de quelques figures du
mouvement suprémaciste blanc. En
juin, la plate­forme a aussi promis d’ac­
compagner d’un « avertissement » les
messages des dirigeants transgressant
ses règles de conduite. Elle n’a encore
jamais osé passer à l’acte.
Jack Dorsey, qui est un grand adepte
du jeûne et de la méditation, n’a pas
jugé bon de se précipiter pour répon­
dre à la sénatrice. Il faut comprendre
son dilemme. Twitter – que ni Disney
ni Salesforce ne s’étaient décidés à ra­
cheter en 2016 quand sa cote était au
plus bas – est maintenant cité urbi et
orbi grâce aux interventions du prési­
dent des Etats­Unis. Et la plate­forme
ne peut être tenue responsable du
contenu, en vertu de l’article 230 de la
loi sur la décence dans les communi­
cations de 1996.

« Il est temps de le bannir »
La battante Kamala Harris est reve­
nue à la charge, mardi 15 octobre,
pendant le débat des candidats dé­
mocrates dans l’Illinois. Elle a criti­
qué la direction de Twitter pour avoir
laissé Donald Trump transformer le
réseau social en arme contre ses op­
posants et ceux qui conduisent la
procédure en destitution. L’utilisa­
tion que fait Donald Trump de son
compte Twitter « met la démocratie
en danger », a­t­elle estimé.
Twitter a répondu en réaffirmant
son opinion que censurer un chef
d’Etat sur Twitter cacherait d’impor­
tantes informations aux citoyens et
ne le ferait pas taire pour autant. Les
hommes (et femmes) politiques ne
sont pas tenus au respect du règle­
ment de la plate­forme, reconnaît la
compagnie. Cela dit, elle essaie de cla­
rifier sa politique. Si un dirigeant me­
nace directement un internaute ou
publie des informations privées, par
exemple des adresses personnelles,
Twitter se réserve le droit de « pren­
dre des mesures ».
La sénatrice démocrate n’est pas la
seule à se demander jusqu’à quel point
les dirigeants des réseaux sociaux
peuvent esquiver leurs responsabilités
de citoyens. Sous le titre « Trump est
trop dangereux pour Twitter », Kara
Swisher, l’influente chroniqueuse de la
Silicon Valley, vient de publier une tri­
bune dans le New York Times souli­
gnant que le président des Etats­Unis
« viole de manière flagrante » les règles
du réseau social. « Il est temps de le ban­
nir », résume le titre. Un impeachment
numérique, pourquoi pas ?

L’UTILISATION QUE FAIT 


DONALD TRUMP DE SON 


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DÉMOCRATIE EN DANGER », 


ESTIME KAMALA HARRIS


CHRONIQUE |PAR CORINE LESNES


Un impeachment


numérique pour Trump?

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