Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

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ACTUALITÉ
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019

La souche 3 de la poliomyélite a été éradiquée


MÉDECINE - Cette victoire dans la lutte contre le virus n’empêche pas la réapparition de la maladie dans plusieurs pays


L


e virus de la poliomyélite met un nou­
veau pied dans la tombe. Sauf surprise
majeure, la commission pour la certifi­
cation de l’éradication, un groupe d’ex­
perts auprès de l’Organisation mon­
diale de la santé (OMS), en fera l’annonce lors de la
Journée mondiale contre la polio, jeudi 24 octo­
bre : la souche 3 du virus a définitivement disparu
de la surface de la terre. Cette souche n’a plus été
détectée depuis 2012. Après la souche 2, officielle­
ment éradiquée en 2015, c’est le deuxième agent
du virus à se retrouver condamné à la réclusion à
perpétuité. Seul son troisième agent, la souche 1,
court encore dans la nature, plus exactement
dans deux pays : le Pakistan et l’Afghanistan.
L’autre bonne nouvelle de cette Journée mon­
diale contre la polio concerne le continent afri­
cain : plus aucune des trois souches du virus
sauvage (classique) n’y circule depuis 2016.
« C’est un aboutissement fantastique », souligne
Oliver Rosenbauer, porte­parole du programme
d’éradication de la polio pour l’OMS. Il y a en­
core trente ans, ce virus paralysait plus de
1 000 enfants chaque jour dans le monde. Pour
l’année 2018, seuls 19 cas de paralysies liées au
virus sauvage étaient recensés.

La circulation de virus vaccinaux
Vu sous cet angle, la victoire paraît proche. Mais,
sur le terrain, les derniers kilomètres vers l’éradi­
cation sont un cauchemar. Car au problème du vi­
rus sauvage s’en est substitué un autre : la circula­
tion de virus vaccinaux (mutés). Les vaccins ont
certes permis de diminuer de plus de 99 % les cas
de paralysie, mais certains offrent une possibilité
de seconde vie au virus. Il s’agit des vaccins oraux,
qui contiennent des poliovirus dits « atténués ».
S’ils ont perdu leur virulence en laboratoire, ces
virus sont encore vivants. Lorsqu’ils sont ingérés
par des enfants, sous forme de gouttes, ils déclen­
chent la production d’anticorps dans les intes­
tins, permettant de détecter puis de neutraliser
directement ces pathogènes dès leur arrivée dans
l’organisme. Ils permettent ainsi de stopper la
transmission interhumaine du pathogène.
Le problème, c’est qu’une partie de ces virus vac­
cinaux finissent dans les selles des personnes vac­
cinées et poursuivent leur route dans l’environne­
ment. Or, les poliovirus sont particulièrement co­
riaces, ils peuvent survivre plusieurs années dans
les cours d’eau, et éventuellement passer dans
d’autres intestins. Durant ce laps de temps, ces vi­
rus peuvent, de manière rarissime, subir des mu­
tations leur permettant de retrouver la virulence
d’antan. Dès lors, il suffit qu’ils croisent la route de
personnes non immunisées pour entraîner, dans
environ 1 cas sur 100, des paralysies. En 2018, pas
moins de 86 personnes se sont retrouvées ainsi
paralysées par ces souches mutantes. C’est 4,5 fois
plus que les victimes du virus sauvage. Le bilan
2019 sera plus sombre encore : à la mi­octobre, on
recensait 111 personnes paralysées par les souches
vaccinales, dont 97 par la souche 2, qui n’existe
plus dans la nature depuis une décennie.
En 2016, pour tenter de limiter ces dramatiques
accidents, l’OMS a fait retirer la souche 2 des vac­
cins oraux. Cette souche mute en effet beaucoup

plus facilement que les autres. Et elle n’existe plus
à l’état sauvage : il n’y a donc plus de raison de
continuer à s’en protéger. L’ennui, c’est que des
souches 2 provenant de vaccins antérieurs à 2016
ont continué à circuler dans plusieurs pays.
Dès 2017, plusieurs flambées de polio de type 2
étaient ainsi rapportées, essentiellement en
République démocratique du Congo (RDC), au
Nigeria et au Pakistan, alors même que les en­
fants nés après 2016 n’étaient plus immunisés
contre cette souche! En septembre 2019, c’était
au tour des Philippines de rapporter deux cas,
un pays déclaré « sans polio » depuis 2000.
D’après les analyses en cours, ces cas seraient
liés à une souche 2 vaccinale en circulation de­
puis au moins cinq ans. « On ne s’attendait pas à
autant de flambées de ce type », reconnaît Oliver
Rosenbauer. Leur nombre a largement surpassé
ce que les modèles prévoyaient.
Pour éteindre ces flambées, des campagnes ci­
blées utilisant un vaccin oral composé unique­
ment de la souche 2 sont menées depuis trois
ans. Le nombre de ripostes a été tel qu’au prin­
temps 2019 le stock de vaccins dits « monova­
lents de type 2 » a commencé à atteindre un ni­
veau critique. « Un financement urgent est néces­
saire pour reconstituer ce stock et le maintenir à
un niveau permettant de faire face rapidement à

toute flambée future », insiste Akhil Iyer, direc­
teur du programme d’éradication de la polio à
l’Unicef. Revers de la médaille : ces campagnes
conduisent inévitablement à réensemencer l’en­
vironnement de souches 2, donc à entretenir ce
cercle vicieux. En RDC, sur les douze flambées
liées à cette souche vaccinale recensées ces qua­
tre dernières années, neuf proviennent de sou­
ches issues de vaccins antérieurs à 2016, et trois
sont liées au vaccin monovalent utilisé pour lut­
ter contre ces premières flambées. « C’est un peu
comme contrôler le feu avec du feu », admet Pierre
Van Damme, directeur du centre d’évaluation de
la vaccination à l’université d’Anvers.

« Des résultats très prometteurs »
En coopération avec d’autres experts internatio­
naux, et avec l’appui de la Fondation Gates, ce
chercheur belge teste actuellement un nouveau
vaccin oral contenant une souche 2 manipulée
génétiquement pour la rendre plus stable, donc
moins susceptible de muter et d’engendrer ces
cas de polio. « Cette année, nous l’avons testé sur
250 personnes en Belgique, et les résultats sont très
prometteurs », affirme Pierre Van Damme. Un
autre essai clinique est en cours au Panama sur
1 000 enfants. « Si tout se passe bien, nous devrions
pouvoir l’utiliser d’ici à neuf mois », envisage

Oliver Rosenbauer de l’OMS. Ce qui implique une
procédure d’autorisation accélérée et un indus­
triel prêt à se lancer dans sa production – a priori
l’entreprise d’Etat indonésienne Bio Farma.
Reste que, pour se débarrasser définitivement
de la polio, il faudra se débarrasser des vaccins
oraux. Lorsque plus aucun virus sauvage ne circu­
lera, le plan de l’OMS est de passer au vaccin injec­
table. Ce vaccin, que nous utilisons en France,
contient les trois souches virales tuées. Injecté
dans le muscle, il permet, certes, une protection
efficace mais les anticorps produits n’intervien­
nent pas, ou très peu, dans les intestins, la porte
d’entrée du virus. Les personnes recevant ce vac­
cin peuvent donc tout de même se faire coloniser
par le poliovirus et continuer à le transmettre.
Pour stopper la circulation interhumaine du
poliovirus sans pour autant engendrer de paraly­
sie liée aux virus vaccinaux, l’objectif est désor­
mais d’introduire une dose de vaccin injectable
partout. Cependant, ce vaccin coûte cher et néces­
site du personnel de santé pour son injection. Il se
heurte aussi au refus de vaccination, voire à l’hos­
tilité à l’égard des vaccinateurs. Dans le nord du
Nigeria, moins de 10 % des nourrissons ont
aujourd’hui reçu ce vaccin. Les obstacles sont donc
encore nombreux sur la route de l’éradication...
lise barnéoud

A Manille, le 14 octobre, une auxiliaire de santé vaccine des enfants dans le cadre de la campagne contre la polio en cours aux Philippines. TED ALJIBE/AFP

L


a génétique n’en finit pas de
raffiner ses outils d’édition
du génome, une expression
qui désigne la capacité d’inactiver
des gènes, de les remplacer ou de
les réparer en modifiant la suite
des « lettres » – les bases A, T, C et
G – qui portent l’information
contenue dans l’ADN. La révolu­
tion qu’a représentée Crispr­Cas9,
un système découvert en 2012 per­
mettant de réaliser ces opérations
de façon facile et peu onéreuse, a
pu laisser penser que la maîtrise
totale des gènes était advenue.
En réalité, la technique est en­
core très imparfaite : la brisure de
l’ADN et les mécanismes de répa­
ration sur lesquels elle repose
peuvent manquer de précision et
engendrer des effets indésira­
bles, comme des insertions et des
pertes de matériel génétique sur
le site ciblé, ou des modifications
hors cible. Et elle ne fonctionne
pas dans tous les types cellulai­

res. Au final, bien peu des quel­
que 75 000 mutations génétiques
connues impliquées dans des
maladies peuvent être corrigées.
Un article publié dans Nature,
lundi 21 octobre, présente une
technique potentiellement capa­
ble de réparer 89 % de ces variants
génétiques délétères. Une équipe
dirigée par David Liu (Broad Insti­
tute, à Cambridge, Massachusetts)
y décrit un nouvel outil, baptisé
« prime editing » – prime signifiant
« premier », « principal » ou enco­
re « excellent », mais aussi « amor­
cer une réaction ». Cette équipe
avait déjà proposé en 2016 des édi­
teurs de bases, pouvant induire
des mutations ponctuelles – des
transitions remplaçant C par T ou
G par A, et inversement – sans bri­
ser les deux brins constituant la
double hélice d’ADN. Mais ils res­
taient incapables d’effectuer l’en­
semble des douze permutations
possibles, comme convertir une

paire de bases T­A en A­T, opéra­
tion qui serait nécessaire pour
corriger une des causes les plus
fréquentes de la drépanocytose.

Machine moléculaire
Le prime editor mis au point par
Liu et son postdoctorant Andrew
Anzalone surmonte ces limita­
tions et fait plus encore. Les cher­
cheurs ont combiné une enzyme,
Cas9, avec une seconde enzyme
appelée « transcriptase inverse ».
La machine moléculaire qui en
résulte, quand elle est couplée à
un guide fait d’ARN (une molé­
cule complémentaire de l’ADN ci­
blé), peut à la fois rechercher un
site spécifique sur l’ADN et fabri­
quer la nouvelle information gé­
nétique qui prendra la place de la
séquence visée. Et tout cela sans
pratiquer une cassure des deux
brins de la molécule d’ADN, ce qui
réduit grandement les risques de
réparation fautive.

« On présente souvent Crispr­
Cas9 comme des ciseaux capables
de désactiver des gènes ou d’en
changer des gros morceaux. Les
éditeurs de bases sont plus com­
parés à des crayons capables de
réécrire une lettre à la fois, a rap­
pelé David Liu lors d’une confé­
rence de presse téléphonique,
jeudi 17 octobre. Les prime edi­
tors sont plus polyvalents. Je les
vois comme un traitement de
texte. Mais chaque système a ses
avantages et ses inconvénients, et
je pense qu’ils auront des applica­
tions complémentaires en recher­
che fondamentale, en médecine
ou en agronomie. »
Ce nouvel outil qui « recherche et
remplace » – une fonction des trai­
tements de texte – présente des
avantages notables. Il a été testé
avec succès, aboutissant à 175 mo­
difications dans diverses lignées
cellulaires humaines. La permuta­
tion, évoquée plus haut, concer­

nant la drépanocytose a correcte­
ment fonctionné. En fait, les prime
editors peuvent réaliser les 12 per­
mutations possibles. David Liu et
ses collègues ont aussi éliminé
une duplication de quatre bases,
responsable de la maladie de Tay­
Sachs. Ils sont parvenus à insérer
trois bases nécessaires pour corri­
ger la forme la plus fréquente de la
mucoviscidose et à introduire un
gène mutant qui confère une ré­
sistance aux maladies à prions
chez l’homme et la souris.
Ces modifications ont été réali­
sées avec un taux de réussite al­
lant de 20 % à 50 % – souvent plus
élevé qu’avec les autres techni­
ques d’édition du génome –, tout
en réduisant sensiblement les
modifications indésirables et les
mutations hors cible, même si
des vérifications sur l’ensemble
du génome n’ont pas encore été
réalisées. « L’efficacité dans l’édi­
tion du génome et la polyvalence

de l’outil sont très impressionnan­
tes et remarquables », commente
Gaétan Burgio (Australian Natio­
nal University, Canberra). Sa seule
réserve concerne la très grande
taille de cette machine molécu­
laire, qui risque de compliquer sa
diffusion au cœur des cellules des
tissus ciblés : « Par exemple, cela
risque de boucher les aiguilles que
l’on utilise pour introduire ce type
de macromolécule dans les cellu­
les embryonnaires. »
« La livraison de ces molécules
dans les cellules humaines reste
un défi, convient David Liu. On es­
père y arriver chez les animaux
dans un avenir proche. » Il rap­
pelle que ses prime editors seront
librement accessibles, à travers la
plate­forme Adgene, aux cher­
cheurs qui souhaiteront les utili­
ser, et s’attend à ce que des mil­
liers de chercheurs les testent
« dans les prochains mois ».
hervé morin

Un « traitement de texte » prometteur pour corriger les génomes


GÉNÉTIQUE - Une équipe américaine propose un système ciblant mieux des maladies tout en réduisant des altérations accidentelles de l’ADN

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