Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

4 |international MERCREDI 23 OCTOBRE 2019


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Bolivie : violences et soupçons de fraude électorale


L’opposition conteste le dépouillement du premier tour présidentiel, qui donnerait la victoire à Evo Morales


REPORTAGE
la paz ­ envoyée spéciale

Q


uelle honte! On as­
siste à une fraude
grossière et effron­
tée », s’indigne Nata­
lia, venue manifester
avec une amie à la sortie de son
travail. « Ils veulent nous voler no­
tre vote », lâche­t­elle écœurée,
avant de reprendre en chœur,
avec la foule, « Le vote se respecte,
merde! » Rassemblés devant l’Hô­
tel Real Plaza de La Paz où s’est
réuni l’organe électoral pour le
comptage des voix, les partisans
de Carlos Mesa, le candidat arrivé
second à l’élection présidentielle
du dimanche 20 octobre, crient à
la fraude.
Le scénario qu’ils redoutaient a
fini par se réaliser. Après vingt­
quatre heures de suspense et de
silence, l’organe électoral a re­
commencé, dans la soirée de
lundi, à émettre des résultats. La
veille, le décompte de 84 % des
voix donnait à Evo Morales une
avance de sept points sur son
concurrent, Carlos Mesa (Comu­

nidad Ciudadana, centre), plaçant
ce dernier en position de disputer
un second tour. Le nouveau dé­
compte de lundi soir change la
donne. Evo Morales devance à
présent Carlos Mesa de dix points
et pourrait ainsi l’emporter dès le
premier tour, avec 46,8 % des voix
contre 36,7 %. Un résultat extrê­
mement serré qui devrait encore
évoluer dans les prochaines heu­
res, car seuls 95 % des votes ont
été validés par l’organe électoral.
Pour l’emporter au premier tour,
le candidat en tête doit obtenir la
majorité absolue ou au moins
40 % des voix et dix points d’écart
sur le second.
Ce revirement a déclenché des
affrontements et des scènes de
violence dans plusieurs villes du
pays. A Oruro, au sud­est de la capi­
tale La Paz, le siège du Mouvement
vers le socialisme (MAS, le parti au
pouvoir), a été incendié. A Tarija,
dans le sud, et à Sucre, la capitale
constitutionnelle, les tribunaux
électoraux ont été vandalisés.
A La Paz, le bras levé en direction
des fenêtres de l’hôtel où se joue
l’avenir de la Bolivie, Victor et
Angela s’époumonent, « Evo, tu as
perdu, tu n’as pas compris? »
Comme beaucoup, ils s’apprêtent
à rester sur place une bonne par­
tie de la nuit « s’il le faut », pour
« faire pression » sur un tribunal
suprême électoral auquel ils
n’accordent aucune confiance.
« Nous n’avons pas peur! » scan­
dent­ils alors, qu’autour d’eux, les
pétards résonnent de toute part
et que les gaz lacrymogènes satu­
rent l’air ambiant.

« Désobéissance civile »
Un important cordon policier les
sépare des partisans d’Evo
Morales, eux aussi venu faire bloc
devant l’hôtel pour acter leur vic­
toire. Ils font flotter au­dessus
d’eux d’immenses drapeaux
noirs, bleu et blanc, aux couleurs
du MAS. « Nous sommes la majo­
rité, clament­ils. Evo président! »
Le candidat d’opposition Carlos
Mesa, qui fêtait dimanche soir sa
présence au second tour – un ré­
sultat inédit depuis l’arrivée au
pouvoir d’Evo Morales il y a

treize ans – a annoncé qu’il ne re­
connaîtrait pas les nouveaux ré­
sultats. Un peu plus tôt dans la
journée, il avait exprimé son in­
quiétude devant la « manipula­
tion » des votes. « Le gouverne­
ment veut éliminer le chemin vers
le second tour », avait­il déclaré
avant d’appeler ses partisans et
l’ensemble des citoyens à la vigi­
lance, les enjoignant à surveiller le
processus de comptage.
Ainsi, des centaines de person­
nes avaient convergé devant les
tribunaux départementaux du
pays. Le gouvernement, lui, avait
demandé d’attendre la fin du dé­
pouillement « jusqu’au dernier
bulletin » et s’était dit confiant
dans la transparence du proces­
sus.
Lundi soir, l’Organisation des
Etats américains a exprimé « sa
profonde inquiétude et sa sur­

prise » face aux nouveaux résul­
tats. Un « changement radical » de
la tendance des résultats prélimi­
naires, « difficile à justifier ». « Les
Etats­Unis rejettent la tentative du
tribunal électoral de corrompre la
démocratie bolivienne en retar­
dant le dépouillement et en pre­
nant des décisions qui nuisent à la
crédibilité des élections bolivien­
nes », a insisté le secrétaire d’Etat
adjoint chargé de l’Amérique la­
tine, Michael Kozak, dans un
Tweet appelant le tribunal électo­
ral à agir « immédiatement » pour
rétablir la crédibilité du dé­
pouillement des voix. La confé­
rence épiscopale bolivienne ap­
pelle, de son côté, à « respecter la
volonté du peuple ».
Ce coup de théâtre a fait plonger
la Bolivie dans l’incertitude. Et
beaucoup craignent une explo­
sion de violence. « Si des indices de

fraude sont avérés, tout porte à
croire que la population va se tour­
ner vers la désobéissance civile »,
estime le politiste Marcelo Silva,
qui rappelle combien le vote non
respecté du référendum de 2016
avait mis les Boliviens dans la rue.
Malgré le non prononcé lors de ce
référendum, Evo Morales avait dé­
cidé de briguer un quatrième

mandat. « L’opposition pourrait ne
plus reconnaître le gouverne­
ment », prévient M. Silva tandis
que l’opposition redoute que le
pays ne verse dans l’autocratie en
cas de victoire du président.
Déjà, un appel à la grève illimi­
tée à partir de mardi midi a été
lancé par Fernando Camacho, le
président de l’influent Comité
Pro­Santa Cruz, une organisation
de la société civile fondée en 1950
qui regroupe des représentants
des quartiers, des commerces,
des transports et des chefs d’en­
treprise de la plus grande ville de
Bolivie, Santa Cruz. « Demain,
nous commençons à 12 heures à
bloquer ce pays », a­t­il déclaré
dans la nuit de lundi devant des
manifestants tandis que la foule
grondait : « Fraude! », « Fraude! »,
« Fraude! »
amanda chaparro

« Les Chiliens veulent du changement, pas des mots »


Les manifestants ne sont pas convaincus par les promesses de réformes faites par le président Sebastian Piñera


REPORTAGE
santiago du chili ­
envoyée spéciale

J


e sais que j’ai parfois eu des
mots durs (...) mais comprenez­
moi, compatriotes, c’est parce
que cela m’indigne de voir ce
que cette violence et cette délin­
quance provoquent. » Loin de son
discours belliqueux de la veille


  • durant lequel il avait déclaré :
    « Nous sommes en guerre contre
    un ennemi puissant et implaca­
    ble » –, Sebastian Piñera a adopté
    un ton plus conciliant, lundi 21 oc­
    tobre au soir, lors d’une déclara­
    tion retransmise en direct à la télé­
    vision, quelques minutes après
    l’entrée en vigueur du couvre­feu

  • pour la troisième nuit consécu­
    tive – à Santiago, la capitale.
    Le président de droite a an­
    noncé qu’il allait réunir les prési­
    dents de partis politiques chi­
    liens, y compris d’opposition,
    afin de parvenir à un « accord so­
    cial » et à des « solutions pour les
    problèmes qui affectent les Chi­
    liens ». Amélioration des pen­
    sions, baisse du prix des médi­
    caments, revalorisation des salai­
    res... M. Piñera a évoqué plusieurs
    pistes sans en préciser aucune.
    « La société attendait des annon­
    ces beaucoup plus conséquentes »,
    estime Lucia Dammert, sociolo­


gue à l’université de Santiago
du Chili, selon qui « le seul point
intéressant de ce discours est
que M. Piñera a laissé entendre
qu’il serait prêt à faire marche
arrière sur certains de ses objec­
tifs de campagne, comme la ré­
forme des impôts ».
Les réunions de ces prochains
jours seront scrutées attentive­
ment par les Chiliens, qui ont été
nombreux à utiliser le mot­dièse
#piñerarenuncia (Piñera démis­
sion) ce lundi sur les réseaux so­
ciaux et attendent, a minima, un
remaniement ministériel et l’an­
nonce rapide de mesures concrè­
tes pour réduire les inégalités
sociales. Reste à savoir si les repré­
sentants de l’opposition pren­
dront part à ces réunions. Sur
Twitter, Beatriz Sanchez, ancienne
candidate à la présidentielle
de 2017 et porte­parole du Frente
Amplio (coalition de gauche), in­
terpellait lundi Sebastian Piñera :
« Président, les Chiliens veulent du
changement, pas des mots. »
Le même mot d’ordre s’était fait
entendre, plus tôt dans la jour­
née de lundi, lors de nouvelles
manifestations massives à Santi­
ago. Des milliers de personnes
ont convergé vers la plaza Italia,
dans le centre­ville, pour partici­
per à un rassemblement pacifi­
que qui s’est dispersé à l’appro­

che du couvre­feu, à 20 heures.
Des affrontements violents ont
également éclaté en marge du
rassemblement entre manifes­
tants et militaires déployés dans
cette zone, point névralgique de
la contestation.
Citrons en poche et bandana au
cou, les manifestants ont travaillé
leur résistance au gaz lacry­
mogène, après quatre jours de
mobilisation intense. Casey Lu­
cero, 26 ans, brandit une pancarte
rouge vif sur laquelle elle a écrit
« Stop à la violence ». La foule réu­
nie ce lundi est composée d’une
majorité d’étudiants. « Nous som­
mes pacifiques, défend­elle. Peut­
être que le mouvement a démarré
de manière violente, mais ceux
qui sont mobilisés aujourd’hui
cherchent le dialogue. C’est l’Etat

qui se montre violent en nous en­
voyant l’armée dans les rues! »
Les déclarations du président
chilien, dimanche, contre les « dé­
linquants qui ne respectent rien ni
personne » ont exaspéré les mani­
festants, qui sont nombreux à
souhaiter s’affranchir de cette
image de violence qu’ils estiment
alimentée par les médias chiliens,
qui passent en boucle les images
de commerces saccagés et incen­
diés. Les émeutes ont provoqué
la mort de onze personnes le
week­end dernier.

« Répression très lourde »
« Le pouvoir instrumentalise cette
violence, qui est le fait de petits
groupes dont les motivations sont
difficiles à saisir », indique la so­
ciologue Lucia Dammert. « Mais
en recourant immédiatement à
une répression très lourde, le gou­
vernement a créé de l’indignation
et encouragé les jeunes gens à se
mobiliser davantage. »
Assise en tailleur sur le trottoir
d’une immense avenue jonchée
de barricades, Carina Espinoza
fait une pause avant de se joindre
de nouveau au cacerolazo (le
concert de casseroles) de la plaza
Italia. Cette étudiante en méde­
cine dit avoir été surprise par l’am­
pleur qu’a prise, en quelques jours,
un mouvement social parti de la

lutte contre une augmentation du
prix du métro à Santiago – hausse
qui a depuis été annulée. « Je ne
pensais pas que tant de personnes
partageaient mon indignation
face aux inégalités de la société »,
s’étonne­t­elle. Carina estime que
la violence peut être un recours
nécessaire pour se faire entendre.
« Cela fait des années que l’on ma­
nifeste pacifiquement et qu’il ne se
passe rien », assène­t­elle.
Un sentiment que ne partagent
pas Joaquin Sierpe et Sofia Cen­
teno. Équipés de gants épais et de
masques, les deux étudiants ont
passé la matinée du lundi à net­
toyer les dégâts causés par les ma­
nifestations violentes du week­
end. « Nous soutenons évidem­
ment la cause, mais pour nous, la
violence n’est jamais la solution et
ces incidents entachent le mouve­
ment », explique Joaquin, tandis
qu’il déverse une quantité impres­
sionnante de débris de verres dans
le sac que tient Sofia.
A midi, les deux amis se rendent
à l’assemblée générale organisée
par les étudiants de l’université du
Chili. Comme dans les autres uni­
versités de la capitale, les cours y
ont été annulés, ce lundi. Le dis­
cours évasif de Sebastian Piñera
n’a pas l’air, pour l’heure, d’avoir
convaincu grand monde.
aude villiers­moriamé

« Je ne pensais
pas que tant
de personnes
partageaient
mon indignation
face aux
inégalités »
CARINA
étudiante en médecine

Des
partisans de
l’opposant
Carlos Mesa
manifestent
à proximité
de la Cour
suprême
électorale,
le 21 octobre
à La Paz.
JUAN KARITA/AP

L’Organisation
des Etats
américains
a exprimé
« sa profonde
inquiétude » face
aux nouveaux
résultats

S Y R I E
Un « petit » nombre de
soldats américains reste
dans le Nord-Est syrien
Donald Trump a annoncé
lundi 21 octobre qu’il restait
un « petit » nombre de soldats
américains en Syrie, alors que
les troupes ont comme prévu
quitté le nord­est du pays
pour rejoindre l’Irak. Selon le
président américain, ces sol­
dats se trouvent dans « une
partie totalement différente de
la Syrie », près de la Jordanie
et d’Israël. D’autres sont dé­
ployés pour « protéger le pé­
trole » à proximité de l’Irak. Le
retrait de soldats américains
des abords de la frontière tur­
que avait ouvert la voie à l’of­
fensive d’Ankara contre les
combattants kurdes. – (AFP.)

T H A Ï L A N D E
Le roi a déchu sa
concubine de ses titres
Le roi de Thaïlande, Maha
Vajiralongkorn, a déchu lundi
21 octobre sa concubine
de 34 ans de tous ses titres
en raison de sa « déloyauté ».
L’ancienne garde du corps
royale Sineenat Wongvajira­
pakdi avait obtenu ce titre le
28 juillet, pour le 67e anniver­
saire du roi. C’était la première
fois en presque un siècle
qu’un monarque thaïlandais
prenait une concubine. Mais,
selon un communiqué royal,
elle aurait « agi contre la
position de la reine » Suthida
« en vue de servir ses propres
ambitions ». – (AFP.)

LE  PROFIL


Evo Morales
Ancien dirigeant syndical,
Evo Morales, né en 1959, a été
élu pour la première fois à la tête
de la Bolivie en décembre 2005
sous la bannière du Mouvement
pour le socialisme (MAS). Réélu
en 2009 et en 2014, il appelle
à modifier la Constitution pour
briguer un quatrième mandat
lors d’un référendum en 2016.
En dépit de la victoire du non,
il se présente à nouveau en 2019,
où il affronte Carlos Mesa
(Comunidad Ciudadana, centre).
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