Le Monde - 23.10.2019

(C. Jardin) #1

8 |


RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 23 OCTOBRE 2019

D


ans la vraie vie, chiens et chats font
souvent meilleur ménage que le vou­
drait la légende. Leurs propriétaires,
en revanche, entretiennent souvent le mythe.
On aime les chats ou les chiens, rarement les
deux. Depuis une correspondance publiée,
lundi 23 septembre, dans la revue Current Bio­
logy, la vieille opposition s’est invitée sur le
terrain de la recherche scientifique.
Dans cette brève publication, une équipe de
l’université d’Etat de l’Oregon annonce que,
contrairement aux idées reçues, les chats tis­
sent avec les humains des liens d’attache­
ments du même type que ceux bâtis par les
chiens ou par les enfants envers leurs parents.
La présence d’un humain de référence leur
apporterait ainsi sécurité, assurance et calme.
A l’appui de cette affirmation, les cher­
cheurs américains décrivent une expérience
conduite sur 70 félins, adultes ou juvéniles, et
leurs maîtres. Pendant deux minutes, le chat
et l’humain découvrent ensemble un nouvel
environnement, ici une pièce vide. Puis l’hu­
main sort deux minutes, laissant l’animal
seul, avant de revenir. Face à une situation
de ce type, bébés et chiens réagissent selon
les mêmes typologies. Les « sécures », après
avoir manifesté leur inquiétude devant l’iso­
lement, reprennent leur exploration des
lieux une fois leur maître réapparu. Les
« anxieux » se réfugient dans ses bras. Les
« évitants » restent éloignés de lui. « Les chats
présentent la même flexibilité dans leur
attachement aux humains et ils reproduisent
les catégories presque à l’identique », affirme
Kristyn Vitale, du département des sciences
animales, première signataire de l’article.
Alors que 65 % des enfants et 58 % des chiens
adoptent un comportement « sécure », les
chats sont 64,3 % à trouver dans la présence de
leur maître apaisement et liberté. 30 % des
jeunes félins apparaissent au contraire an­
xieux, et 5 % évitent leur maître.
Les scientifiques se sont également intéres­
sés à la phase de séparation. Chez les enfants
et les chiens, l’inquiétude y apparaît la plus
forte parmi les « sécures » et les « anxieux ». En
comptant les miaulements, ils ont retrouvé ce
résultat chez les chats. Ils ont aussi constaté
que les comportements des chatons étaient
conservés à l’âge adulte, et qu’un programme
de socialisation de six semaines n’y changeait
pas grand­chose. Leur conclusion : « Les chats
présentent la même capacité à former des liens
d’attachement sécures ou insécures avec les
humains que les chiens ou les enfants. »

L’article a immédiatement suscité de nom­
breuses réactions parmi les scientifiques.
Interrogé par le Guardian, le professeur­vétéri­
naire Daniel Mills, de l’université Lincoln, au
Royaume­Uni, s’est étonné de l’absence d’une
expérience de contrôle plaçant les chats face à
des inconnus. Et si c’était l’habitude de vivre
auprès des humains qui agissait ici? « Il est
probable que les chats éprouvent de l’attache­
ment pour leurs maîtres, mais ce n’est pas
démontré », tranche­t­il. Même verdict chez
Laura Finka, de l’université de Nottingham
Trent : « Pour une espèce qui passe l’essentiel de
son temps près des humains, il peut être très
avantageux de créer des liens avec nous. Mais,
contrairement aux enfants et aux chiens, il est
moins clair que les chats éprouvent un besoin
inné d’attachement puissant à leur maître. »
Marta Gacsi, de l’université Eotvos Lorand,
de Budapest, référence européenne dans
l’étude des animaux de compagnie, se montre
encore plus sévère. « L’attachement n’est pas
une vague notion d’attirance émotionnelle,
c’est un mécanisme comportemental précis, et
pour le mesurer, il faut utiliser des bons tests. Il
faut aussi comparer la présence du maître avec
celle d’un autre humain. C’est une vérification
élémentaire, et ce n’est pas fait ici. Pour les
chiens, on a montré que, face à une menace ou
en situation de peur, ils utilisaient leur proprié­
taire comme une base de sécurité et de récon­
fort, à la manière des bébés. Là encore, ce travail
reste à effectuer. » Pan, sur la truffe !
nathaniel herzberg

Chiens et chats 


s’affrontent au labo


ZOOLOGIE


BERNERDOODLESOFKANSAS/AP

« La multiplication des écrans engendre 


une décérébration à grande échelle »


ENTRETIEN - Pour le neuroscientifique Michel Desmurget, laisser les enfants et les adolescents
face à des écrans relève de la maltraitance. Il alerte sur ce problème majeur de santé publique

M


ichel Desmurget dirige, au
CNRS, une équipe de recher­
che sur la plasticité cérébrale.
Il vient de publier La Fabrique
du crétin digital. Les dangers
des écrans pour nos enfants (Seuil, 425 pages,
20 euros). En se fondant sur la littérature scienti­
fique disponible, il y détaille les effets de l’omni­
présence des outils numériques sur la cognition,
le comportement et le bien­être des enfants.

Vous abordez dans votre livre les différents
types d’écrans classiques, les jeux vidéo, etc.
Qu’est­ce qui est le plus délétère pour l’enfant?
C’est la convergence de tout cela. De nom­
breuses études mettent en évidence l’impact
des écrans, quels qu’ils soient, sur des retards
dans le développement du langage, sur le som­
meil et l’attention. Le cerveau – surtout lors­
qu’il est en construction – n’est pas fait pour
subir ce bombardement sensoriel.

Quelles sont les données disponibles
sur le temps d’écran?
Le temps d’écran n’est pas seulement excessif,
il est extravagant. Aux Etats­Unis, on est à près
de trois heures par jour à 3 ans, quatre heures
quarante entre 8 et 12 ans et six heures quarante
entre 13 et 18 ans. En France, les enfants de 6 à
17 ans passaient en moyenne, en 2015, quatre
heures et onze minutes par jour devant un
écran, selon l’étude Esteban menée par Santé
publique France. D’autres données diffèrent un
peu, mais elles sont toutes dans des fourchettes
équivalentes, et, dans tous les cas, dans des pro­
portions très élevées. Seulement 6 % à 10 % des
enfants ne sont pas touchés.

Est­ce si grave?
Avant 6 ans, il est montré que les écrans ont un
effet dès quinze minutes par jour. Dans les cinq à
six premières années de la vie, chaque minute
compte : c’est une période de développement ab­
solument unique, d’apprentissage, de plasticité
cérébrale qui ne se reproduira plus! Au­delà de
6 ans, jusqu’à une demi­heure, voire une heure
de consommation par jour, il n’y a pas d’effets
mesurables pour peu que les contenus consultés
soient adaptés et que cette activité ne touche pas
le sommeil. Mais on est très au­delà. Ce qui se
produit en ce moment est une expérience iné­
dite de décérébration à grande échelle.

Pour les adolescents, le niveau moyen de
consommation actuel est­il problématique?
On peut vraiment parler d’épidémie chez les
adolescents ; c’est un problème majeur de santé
publique. La littérature dans son ensemble
indique notamment des effets délétères des
écrans sur la concentration. Quels que soient le
contenu, le support, le cerveau n’est pas conçu
pour de telles sollicitations exogènes. De nom­
breux travaux montrent des risques accrus de
dépression, d’anxiété, de suicide, liés au temps
d’écran. Enfin, les écrans contribuent aussi à la
diffusion de contenus à risque sur la drogue, le
tabac ou la sexualité.
Pour les adolescents, cela prend entre 40 % à
50 % du temps de veille ; l’une des atteintes ma­
jeures porte sur le sommeil. Selon les dernières
statistiques, la majorité des adolescents sont en
dette de sommeil – activité fondamentale. Pour
une large part, cette dette est liée à l’usage
numérique qui décale l’heure du coucher (il
faut bien prendre quelque part le temps offert
aux écrans) et retarde l’endormissement (la lu­
mière émise par les écrans perturbe la sécrétion
de mélatonine, l’hormone du sommeil).

Vous évoquez un lien entre l’utilisation
des écrans et la chute des capacités cognitives,
est­ce sérieux?
Rappelons qu’il existe notamment un lien fort
entre la richesse du langage et la performance
intellectuelle. Robert Sternberg, professeur de
psychologie cognitive à l’université de Yale, ne
disait­il pas que « le vocabulaire est probable­
ment le meilleur indicateur singulier du niveau
d’intelligence générale d’une personne »? Les
écrans interfèrent avec le développement de
nos aptitudes verbales, même s’il existe d’autres
causes, scolaires (baisse du nombre d’heures
d’enseignement...) ou environnementales (per­
turbateurs endocriniens...). Par exemple, chez
un enfant de 18 mois, chaque demi­heure sup­
plémentaire passée avec un appareil mobile
multiplie par 2,5 la probabilité d’observer des
retards de langage. De même, plus le temps
d’écran est important, moins les enfants sont
exposés aux bienfaits de l’écrit, de la lecture.

Considérez­vous que la gravité de la situation
est telle que l’Etat devrait intervenir?
Le fait d’être informé serait un bon début.
Mais d’autres prennent des mesures. A Taïwan,
si vous exposez votre enfant de moins de 2 ans
à un écran, vous avez une amende de
1 500 euros. Et entre 2 et 18 ans, si c’est plus
d’une demi­heure consécutive, c’est la même
amende. Je ne sais pas si c’est souhaitable et
comment le mettre en place, mais c’est intéres­
sant : les Taïwanais considèrent que c’est une
maltraitance. En France, l’Etat ne se préoccupe
même pas du fait qu’un enfant ou un adoles­
cent puisse avoir accès en un clic à des vidéos
très trash, pornographiques ou hyperviolentes.
Cela devrait changer.

Vous sentez­vous seul dans ce combat­là?
Je me suis senti très seul en 2011, quand j’ai
sorti mon livre sur la télévision [TV lobotomie.
La vérité scientifique sur les effets de la télévi­
sion, Max Milo, 2011]. Je me sens de moins en
moins seul en tant que scientifique, et parce
que le problème commence à se voir. Le dis­
cours « Il faut les utiliser de façon raisonnée »
ou « Ne soyez pas trop alarmiste » commence à
se heurter à l’épreuve du réel. Professionnels de
l’enfance et enseignants sont en première ligne
et constatent des troubles au niveau de l’atten­
tion, du langage, de l’apprentissage, etc.

Au collège et au lycée, et même plus tôt,
les tablettes et les portails Web éducatifs
se généralisent. Que faire lorsque les écrans
envahissent le système scolaire?
Quelques études montrent qu’un livre papier
favorise la compréhension, même si le lecteur
n’en a pas toujours conscience... Mais bon, si la
tablette sert à consulter les notes, les devoirs, et
le contenu des manuels, il n’y a pas de pro­
blème. De même, si les enfants apprennent à
utiliser certains outils numériques – écrire du
code, utiliser un traitement de texte... Il faut tou­
tefois discuter de ce que cela remplace.
Le véritable problème est qu’on est en train
de transférer au numérique une partie de la
charge d’enseignement : faire apprendre les
maths, le français, l’anglais, etc. Or, toutes les
études récentes montrent que cela nuit à la
qualité de l’apprentissage. Un enseignant qua­
lifié, c’est toujours mieux qu’un écran. Les
études du Programme international pour le
suivi des acquis (PISA) montrent même que,
plus les gamins utilisent les logiciels d’appren­
tissage, plus leurs notes baissent, et ces effets
ne sont pas marginaux.

Les études PISA et deux études académiques
récentes soulignent que, si vous voulez faire
exploser les inégalités sociales, le meilleur
moyen est d’utiliser le numérique à l’école. On
nous l’a toujours vendu comme un moyen de
réduire les inégalités, mais, en réalité, cela les
accroît massivement. Les enfants les plus aptes
à utiliser de manière profitable ces outils sont
ceux qui ont un support humain à la maison,
c’est­à­dire les plus favorisés.

Pourquoi l’Académie américaine de pédiatrie
est­elle beaucoup plus sévère sur le sujet que
ne l’a été l’Académie des sciences française?
D’abord parce qu’elle a demandé à des spécia­
listes du sujet de plancher dessus, alors que ce
sont des scientifiques non spécialistes – par
exemple, un expert des allergènes du jaune
d’œuf – qui ont mené ce travail pour l’Académie
des sciences française, sans avoir lu la littéra­
ture, mais en auditionnant quelques person­
nalités. Pur argument d’autorité. Par ailleurs,
comme l’a suggéré Le Monde à l’époque,
d’autres intérêts que la science et la santé publi­
que ont pu jouer dans la rédaction et la publica­
tion de l’expertise de l’Académie.

Peut­on priver un enfant de téléphone
portable de la sixième à la seconde sans
provoquer une forme de marginalisation
ou de désocialisation?
C’est un excellent argument de pression des
enfants sur leurs parents... Mais beaucoup
d’études montrent que ces outils – notamment
le smartphone et l’utilisation des réseaux
sociaux – ont des effets négatifs sur le dévelop­
pement et la vie des enfants et des ados. Je n’en
connais aucune – mais peut­être seront­elles
un jour publiées – montrant que l’absence de
ces outils puisse avoir quelque effet négatif
que ce soit. Il y a sûrement des parents qui
vous diront que leurs enfants ont été ostraci­
sés, etc. Mais, à l’échelle de la population, il
n’existe à l’heure actuelle aucune étude indi­
quant que le fait de priver un enfant de l’accès à
ces instruments puisse avoir un effet négatif à
court ou à long terme. Cependant, ce n’est pas
parce que les écrans récréatifs ont des effets
délétères qu’on doit rejeter le numérique dans
son ensemble! Personne n’est technophobe
au point de réclamer le retour à la roue pasca­
line. Sans aller jusque­là, on peut aussi donner
des téléphones à clapet aux enfants au lieu
des smartphones.
propos recueillis par
stéphane foucart et pascale santi

Michel Desmurget, en août.
JULIEN FAURE/FAURE/LEEXTRA VIA LEEMAGE
Free download pdf